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Au regard de l’ampleur du chantier vers une société plus juste et plus durable, les professionnels de santé détiennent une responsabilité sociale inédite tant envers leurs patients que leurs collègues. Quelles sont les clés à leur disposition pour intégrer les préoccupations sociales et environnementales dans leurs pratiques ?

Lorsqu’on aborde les liens d’interdépendance entre la santé et l’environnement, la question de la responsabilité écologique et environnementale surgit souvent. S’agit-il d’une responsabilité individuelle comme le prônent certains philosophes en référence à la légende du colibri – cette fable qui invite chacun et chacune à faire sa part en adoptant des écogestes sans pointer la responsabilité du système capitaliste – ou d’une responsabilité étatique comme le défendent des scientifiques et des ONG environnementales ? Sûrement un mélange des deux.

Dépasser l’approche curative

Confrontés aux conséquences des dégradations environnementales sur la santé particulièrement marquées au sein des populations socialement défavorisées (cancers, maladies respiratoires, maladies infectieuses, problèmes de santé mentale…), soignants et soignantes endossent une responsabilité sociale à l’égard de leur patientèle. Comme le soulignent la médecin Ségolène de Rouffignac et ses confrères, les professionnels de santé ont un rôle à jouer sur les plans individuel, communautaire et politique 1.
Compte tenu des enjeux actuels, l’anthropologue Marie Cauli considère que la responsabilité sociale en santé doit désormais intégrer une dimension environnementale sachant « qu’un quart à un tiers des maladies ont une cause environnementale » 2. « Cela suppose, tout d’abord, que le professionnel de santé se saisisse de l’histoire de vie du patient, crée un climat de confiance qui permette de mieux appréhender son environnement, précise-t-elle. Cela implique ensuite qu’il prenne des décisions qui excèdent la fonction curative en s’ouvrant à une responsabilité sensible aux déterminants de santé et aux conséquences sociales. » Cette posture fait écho à l’une des dix recommandations du mémorandum politique de la Fédération des maisons médicales, édité à l’occasion des élections de 2024, qui plaide en faveur d’une action transversale sur les déterminants de la santé3. Concrètement, la responsabilité sociale et environnementale en santé s’actualise dans divers questionnements : quel est le projet de société que j’incarne dans ma manière de travailler ? Est-ce que je participe à la réduction des inégalités sociales et environnementales ? Quels sont les impacts de mes actions, en particulier sur l’environnement ?

Mieux vaut prévenir

Dans leur analyse des initiatives qui contribuent à la transition écologique de la première ligne de soins, les médecins généralistes Ségolène de Rouffignac et Sarah De Munck proposent trois pistes pour rendre le système de santé plus résilient face aux enjeux climatiques : informer, former et agir4. Nous suggérons d’y ajouter une quatrième stratégie : la prévention, que nous considérons comme la condition sine qua non de l’exercice de nos pratiques respectives en maison médicale. En effet, la prévention est un des leviers les plus importants permettant de diminuer l’impact environnemental des soins de santé.
En prenant en compte à la fois la santé individuelle, la santé collective et la santé planétaire, la prévention requiert une approche globale et systémique qui dépasse notre modèle biomédical – ce modèle qui conçoit la maladie comme un dysfonctionnement auquel il faudrait répondre par un traitement. Cela peut cependant bouleverser la vision dominante des soins de santé et sa « tendance naturelle [à] raisonner en “disséquant” chaque phénomène en variables mesurables (par exemple en observant que seuls 10 % des déterminants de la santé sont déterminés par les soins de santé) », comme le mettent en évidence les médecins Anne Berquin et Jean Macq5.

S’informer

Pour sensibiliser nos patients et nos collègues et pouvoir agir sur les interactions entre la santé et l’environnement, il faut commencer par s’informer soi-même : quelles sont les causes et les origines du désastre écologique et environnemental ? Quels sont les impacts de l’activité de notre système de santé sur l’environnement ? Quels sont les maladies, les syndromes et les nouveaux troubles (tels que l’écoanxiété) liés à ces changements ? Cette étape est indispensable pour être en mesure d’adapter nos pratiques et de répondre aux préoccupations de nos patients et patientes. Nombreux sont les projets et les associations qui publient des ressources sur les soins de santé et l’environnement, par exemple :

  • La cellule « environnement » de la Société scientifique de médecine générale (SSMG) sensibilise le corps médical aux liens entre la qualité de l’environnement et la santé. 6.
  • Le projet en santé planétaire du Collège de médecine générale en France met à disposition des affiches pour les salles d’attente et propose des actions de sensibilisation pour la promotion d’une santé durable 7.
  • L’Alliance Santé planétaire a créé un inventaire des associations actives dans le domaine et diffuse des contenus vulgarisés qui démontrent les liens étroits entre santé et environnement8.
  • L’association Health Care Without Harm publie des rapports et propose des webinaires9.
  • L’étude d’Anne Berquin Transition et soins de santé : quels défis pour le futur ? donne des clés pour comprendre les interactions à double sens entre environnement et santé, et agir en tant que praticiens 10.

Se former

Au-delà de notre devoir d’information, il est indispensable de se former dans le domaine de la santé environnementale auprès d’opérateurs tels que la SSMG, ou l’UCLouvain qui a mis en place deux certificats sur les soins de santé et la transition qui explorent la manière dont les soins de santé sont organisés et questionnent la manière de les transformer.
Des formations plus globales existent aussi pour se sensibiliser à une vision plus systémique et transversale des soins qui s’appuie sur un modèle biopsychosocial favorisant des soins durables, ainsi que l’illustre le concept d’une seule santé (One Health) qui vise à considérer le patient dans sa globalité, et surtout à limiter les interventions peu efficaces et particulièrement coûteuses pour l’environnement et la Sécurité sociale. Les économies ainsi réalisées pourraient être investies dans la prévention.

Accorder une place centrale au patient

Les soins de santé occidentaux ont été construits sur une vision biomédicale très dépendante des médicaments, d’examens complémentaires et d’autres interventions chirurgicales coûteuses pour la société et l’environnement. Pour sortir de ce système, en plus de miser sur davantage de prévention, il importe de replacer le patient ou la patiente au centre avec son histoire, sa culture, ses expériences, ses déterminants sociaux ainsi que ses propres capacités de résilience et ses croyances qui l’aident à faire face à ce qui lui arrive et donnent un sens à son récit de vie.
Prenons l’exemple des douleurs lombaires. Jusqu’à récemment les lombalgies étaient prises en charge selon une approche très technique et protectrice, consommant énormément d’examens complémentaires, de médicaments et reposant sur une éducation très protectrice du dos. Aujourd’hui, les guides de bonnes pratiques, en prenant en compte tous les facteurs psychosociaux qui sont aussi responsables de la chronicisation, permettent de rassurer le patient, de remettre en question la nécessité de réaliser des imageries complémentaires et de limiter le recours aux médicaments.
Cela demande de prendre le temps de faire une anamnèse complète du patient et d’identifier les paramètres à modifier chez lui. Cela demande aussi de remettre en cause le fonctionnement de notre société où la vitesse et la technologie sont la norme et symbolisent un certain standard de qualité et de niveau de vie. Prendre le temps, prendre du recul, patienter, s’arrêter (au sens propre comme au sens figuré) est au quotidien difficile à combiner avec les exigences de la vie moderne. Il est plus acceptable de prendre un antalgique ou de chercher via des examens supplémentaires un remède rapide, compte tenu de la demande implicite et explicite d’efficacité et de rentabilité. S’y ajoutent les autres conséquences de notre style de vie : la sédentarité, le manque d’accès à des repas sains et de qualité, une hygiène de sommeil et de vie en général lacunaire, une exposition aux écrans au travail, à l’école et chez soi, le stress, la santé mentale mise à rude épreuve (dépression, épuisement, surcharge mentale), etc. Il ne s’agit pas de culpabiliser le patient qui fait probablement tout son possible. Il s’agit d’analyser avec lui le lien entre ce qu’il peut faire pour lui-même afin d’aller mieux et l’action positive qui en découlera pour la santé planétaire, une démarche qui met en lumière le concept des cobénéfices pour la santé individuelle et pour l’environnement.

Agir

L’action est un levier indispensable pour diminuer l’impact environnemental de sa pratique. Ségolène de Rouffignac et Sarah De Munck suggèrent des actions concrètes et faciles à mettre en place :

  • Prescrire de manière raisonnée (privilégier les petits conditionnements, évaluer régulièrement les traitements en cours…).
  • Investir dans des fonds durables.
  • Soutenir des fournisseurs écoresponsables. Réduire ses déchets (trier, privilégier les matériaux écolabellisés en matière recyclée…).
  • Rendre son cabinet plus écoresponsable (adapter le thermostat, installer une toiture végétalisée…). Repenser sa mobilité (encourager la mobilité douce et le covoiturage).
  • Éveiller les consciences (en montrant l’exemple, en partageant ses connaissances…).
  • Militer pour la transition (alerter le monde politique des risques sanitaires liés au désastre écologique, réclamer plus d’études en santé environnementale, placer le débat sur l’écoresponsabilité des soins au premier plan, créer des groupes locaux de soignants pour partager des expériences et des actions locales, s’engager personnellement dans des groupes de réflexion ou d’action : Greener Practice, Doctors for Extinction Rebellion…).

Et dans nos maisons médicales ?

Quelques pistes d’action supplémentaires peu-vent s’appliquer spécifiquement aux maisons médicales et aux autres structures de soins de première ligne :

  • Coordination des soins : avec l’importance d’un référent santé et d’une communication coordonnée pour s’assurer que la prise de décision est bien partagée entre les soignants et les patients.
  • Sensibilisation au sport et à l’activité physique soutenue par l’organisation de cours de gymnastique collectifs, de groupes de marche, de cours de yoga et de pleine conscience.
  • Sensibilisation à l’alimentation durable en proposant la mise en place de groupes d’achat solidaires de l’agriculture paysanne (GASAP), l’organisation d’ateliers de cuisine collective à travers le partage de recettes et l’échange culturel ou encore l’invitation à rejoindre des potagers collectifs à proximité de son lieu de soin.
  • S’engager dans le groupe de travail de la Fédération sur les urgences écologiques ou de l’intergroupe liégeois sur l’écologie11.

Face à l’ampleur des dégradations environnementales et la multiplicité de leurs effets sur la santé humaine et planétaire, nous pouvons nous sentir impuissants. Heureusement, de nombreuses initiatives contribuant à la transition écologique des soins existent tant au niveau local que global. Inspirés par la philosophie initiale des maisons médicales, nous devrions aussi nous interroger pour savoir si nous remplissons notre mission et si nous endossons notre responsabilité qui consiste avant tout à garder un regard critique sur nos pratiques.

 

 

  1. S. de Rouffignac et al., « La responsabilité sociale en santé », Louvain Médical, n° 137, octobre 2018.
  2. M. Cauli et al., « La responsabilité sociale en santé : évolution d’un concept. De l’implication individuelle aux enjeux de développement durable », Pédagogie médicale n° 22, 2021.
  3. Fédération des maisons médicales, Mémorandum élections 2024, 2023.
  4. S. de Rouffignac, S. De Munck, « Les stratégies de transition écologique : quelles initiatives en première ligne ? », Louvain Médical n° 143, janvier 2024.
  5. A. Berquin, J. Macq, « Prévention et organisation des soins de santé », Louvain Médical n°143, janvier 2024.
  6. www.ssmg.be.
  7. lecmg.fr/sante-planetaire.
  8. santeplanetaire.org.
  9. noharm.org.
  10. A. Berquin, Transition et soins de santé. Quels défis pour le futur ?, Etopia, 2021.
  11. Plus d’information sur www.maisonmedicale.org

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°109 - décembre 2024

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