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Pour un système de santé plus inclusif


Santé conjuguée n°103 - juin 2023

Comment améliorer l’accès aux soins pour les personnes en situation de handicap intellectuel ? Signataire de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées en 2009, la Belgique peine à garantir un accès équitable aux bénéfices de la société aux personnes en situation de handicap intellectuel, y compris en matière de santé.

Les personnes en situation de handicap intellectuel ont une prévalence plus élevée pour certains problèmes de santé comparée avec la population générale : obésité, diabète, maladies cardiovasculaires… De même, si leur espérance de vie augmente, elle reste nettement inférieure : une étude britannique de 2016 met en évidence que 37 % des décès de personnes en situation de handicap intellectuel sont évitables, contre 22,5 % des décès dans la population générale1. Plus interpellant, en 2018, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) indiquait qu’une personne en situation de handicap a trois fois plus de risques de se voir refuser des soins de santé et quatre fois plus de risques d’être traitée de façon inadéquate que le reste de la population2. C’est dans ce contexte que le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) s’est penché sur l’accès aux soins de santé de routine3 pour les personnes en situation de handicap intellectuel, à la demande de Special Olympics Belgium. Menée de 2020 à 2022, cette étude visait à mesurer l’ampleur des inégalités dans l’accès à certains professionnels et services de santé et à documenter les obstacles existants vécus par les personnes en situation de handicap intellectuel, leur entourage et les professionnels.

Qui sont les personnes en situation de handicap intellectuel en Belgique ?

L’OMS estime que la prévalence globale du handicap intellectuel se situe entre 1 et 3 % de la population, ce qui, pour la Belgique, représenterait au moins 100 000 personnes. Il n’est cependant pas possible d’être plus précis, car il n’existe pas à l’heure actuelle de registre permettant d’identifier les personnes en situation de handicap intellectuel et donc de tracer leur portrait socioépidémiologique.
Les causes du handicap intellectuel, préférable aux vocables dépassés de retard mental ou handicap mental, sont multiples : anomalies génétiques (syndrome de Down, syndrome de l’X fragile, phénylcétonurie), complications pendant la grossesse (syndrome d’alcoolisme fœtal, infection prénatale) ou à la naissance (anoxie cérébrale), certaines maladies pendant l’enfance (rougeole, méningite), traumatisme, malnutrition extrême, exposition à certains toxiques pendant l’enfance (plomb, mercure), etc. La cause reste parfois inconnue.
Les personnes en situation de handicap intellectuel ont des limitations dans leur fonctionnement intellectuel (comme l’apprentissage et le raisonnement qui sont mesurés au travers du quotient intellectuel) et dans leurs comportements adaptatifs (qui portent sur les compétences conceptuelles, comme le langage et l’alphabétisation, les compétences sociales ou les compétences pratiques, comme les activités de la vie quotidienne). Ces compétences se manifestent de façon unique à chaque personne, contribuant ainsi à l’hétérogénéité des personnes en situation de handicap intellectuel.

Des différences en matière de prévention

En l’absence de données de routine, les données du SPF Sécurité sociale, chargé du versement des allocations pour personnes handicapées adultes, ont été utilisées pour identifier les personnes en situation de handicap intellectuel. Cette base de données a été couplée avec la base de données de l’Agence intermutualiste pour mesurer la consommation de soins. Sur les 17 155 personnes (de 15 ans ou plus) en situation de handicap intellectuel recensées pour la période de 2014 à 2019 au niveau du SPF Sécurité sociale, 17 072 d’entre elles ont eu des dépenses de santé remboursées. Ces données ont été comparées avec un échantillon de la population générale. Pour l’année 2019, l’âge médian est de 26 ans, un âge inférieur à ce qui est attendu dans la population des personnes en situation de handicap intellectuel. L’échantillon inclut 60,5 % d’hommes et 39,5 % de femmes.
La tendance globale semble indiquer un accès légèrement moindre aux services de santé pour les personnes en situation de handicap intellectuel, par rapport à la population générale. L’accès à la médecine générale était mesuré via des indicateurs relatifs aux consultations (identifiées par des codes de la nomenclature des prestations de santé) et la tenue d’un dossier médical global : il n’y a pas de différence entre les personnes en situation de handicap intellectuel et la population générale. Le suivi du diabète apparait similaire même si la prévalence de cette pathologie dans l’échantillon est inférieure aux données de la littérature. Il est donc légitime de se questionner si cette différence de prévalence est liée à un sous-diagnostic chez ces personnes. Par contre, les personnes en situation de handicap intellectuel ont moins de contacts en gynécologie et en dentisterie.
C’est surtout au niveau de la prévention que les différences sont marquées : seuls 42,6 % des femmes en situation de handicap intellectuel se font dépister pour le cancer du sein contre 59,7 % pour la population générale, en 2019. Le même écart se retrouve pour le dépistage du cancer du col de l’utérus : 14,9 % en 2019 contre 24,8 %.

Des barrières multiples et à tous les niveaux

Si les données de consommation de soins, malgré les limites mentionnées, font état d’un accès relativement égal, ce qui se passe dans la réalité des personnes en situation de handicap intellectuel et de leur entourage est loin d’être idyllique. Des entretiens avec les personnes en situation de handicap intellectuel et leurs proches et des groupes nominaux avec des professionnels de la santé et du secteur du handicap ont mis en évidence les barrières auxquelles doivent faire face les personnes en situation de handicap intellectuel et leur entourage, qu’il soit professionnel ou informel. Ces barrières peuvent être regroupées en cinq grandes catégories : attitudes et stéréotypes, connaissances et compétences, communication, organisation des services, aspects politiques et sociaux.
Stéréotypes, préjugés voire discrimination, parfois inconsciente, sont des attitudes que certains professionnels et services ont face aux personnes en situation de handicap intellectuel et à leur entourage. Certaines personnes elles-mêmes ont des attitudes et des comportements qui peuvent déstabiliser les professionnels (émotions « sans filtre », rituels, réactions de peur face à l’inconnu), contribuant à des réactions de surprise ou de rejet qui, à leur tour, peuvent renforcer des réactions négatives.
Tant les personnes en situation de handicap intellectuel que leur entourage manquent de connaissances sur les ressources à leur disposition et sont insuffisamment soutenus par rapport à leur littératie en santé. Les professionnels sont insuffisamment (in)formés concernant, entre autres, les besoins des personnes en situation de handicap intellectuel et la gestion des comportements perçus comme « difficiles ».
La communication souffre particulièrement d’un manque de temps et de disponibilités des professionnels, elle se complique d’autant plus que les professionnels utilisent un langage compliqué et jargonnant. Cette communication problématique s’observe également entre soignants et entre le secteur de la santé et le secteur du handicap. Enfin, comme de nombreuses autres personnes, les personnes en situation de handicap intellectuel sont particulièrement touchées par la fracture numérique.
Au niveau organisationnel, force est de constater que les aménagements raisonnables4et la conception universelle5 des services sont inégalement mis en œuvre, un exemple marquant étant la signalétique hospitalière qui, en utilisant un système de routes numériques, augmente la complexité du parcours dans l’institution. Même pour les soins de routine, peu de services semblent s’être spécialisés pour offrir un suivi global tout comme peu d’institutions ont la possibilité de former leurs professionnels à la prise en charge des personnes en situation de handicap. Les conditions de travail souvent pénibles des soignants et du personnel du secteur du handicap contribuent également à renforcer les barrières de l’accès aux soins.
Ce constat est en lien avec les barrières sociales et politiques : la question du handicap intellectuel semble peu présente à l’agenda des politiques, malgré la publication d’un ambitieux plan fédéral handicap (2021-2024). Peu de mesures prévues sont mises en pratique. Les secteurs du handicap et de la santé souffrent d’un manque chronique de financement limitant la capacité des différents acteurs à investir dans des initiatives qui permettraient de faciliter l’accès aux soins, mais aussi le travail des professionnels. Enfin, il ne faut pas négliger les conditions socio-économiques. Le risque de pauvreté est plus élevé chez les personnes en situation de handicap intellectuel et les aides disponibles sont décrites comme insuffisantes pour permettre un accompagnement de qualité.
Toutes ces barrières se cumulent et finissent par déboucher sur des situations de non-recours aux soins ou de refus de prise en charge d’où nul ne ressort satisfait, que ce soit les personnes, leur entourage ou les professionnels.

Des solutions accessibles et déjà disponibles

Un ensemble de 25 actions organisées autour de huit objectifs globaux a émergé de cette étude6. Certaines concernent plus particulièrement la première ligne de soins, qui peut les mettre en œuvre en collaboration avec des associations du secteur handicap. La première ligne peut contribuer à l’empowerment et à l’intégration des personnes en situation de handicap intellectuel et de leur entourage en leur fournissant des informations de santé validées, accessibles et compréhensibles. C’est l’objectif d’InfoSanté7 ou du Centre Handicap et Santé8. De plus, le recours au langage facile à lire et à comprendre (FALC) pour transmettre les informations pratiques (comme la prise de rendez-vous) est un outil simple à mettre en place et à moindre coût9. L’empowerment passe aussi par le soutien des personnes en situation de handicap intellectuel dans l’expression de leurs préférences. Le secteur du handicap met aussi à disposition des ressources pour les professionnels de santé et organise des formations.
La première ligne peut renforcer la coordination et l’intégration des informations et des soins. Les personnes en situation de handicap intellectuel devraient avoir leur médecin généraliste attitré, responsable de la gestion du dossier médical global, du suivi préventif et de la mise en place d’un outil de liaison (éventuellement en collaboration avec une personne de référence ou un autre professionnel de son équipe). L’outil de liaison a pour but de faciliter la communication et le suivi de santé des personnes, de garder une trace de leurs préférences et besoins (par exemple, des stratégies pour les rassurer ou les personnes de contact à favoriser). Il peut prendre la forme d’un carnet, d’un cahier, être numérique : il existe des supports développés par des associations spécialisées, accessibles gratuitement aux professionnels10. Les médecins généralistes devraient également organiser une fois par an une concertation multidisciplinaire autour de la personne. Cette coordination contribuerait à améliorer l’accès aux dépistages et soins préventifs et le suivi des problèmes de santé chroniques, comme le diabète. Ces propositions sont traduites en autant de recommandations à destination des autorités compétentes et des associations professionnelles.
Les personnes en situation de handicap intellectuel partagent leurs problèmes d’accès aux soins avec d’autres personnes vulnérables, que ce soit lié à leur âge, leur état de santé, leur origine socioculturelle ou des limitations sensorielles. Cela nécessite donc une réflexion plus large sur l’accessibilité de notre système de santé, en y intégrant les concepts d’aménagement raisonnable et de conception universelle, ce qui serait tout bénéfice pour une plus large part de la population.

 

Voir l’article en pdf

  1. FJ Hosking et al., “Mortality among adults with intellectual disability in England: comparisons with the general population”, American Journal of Public Health, 2016.
  2. www.who.int.
  3. Cette étude ne concernait pas les soins spécialisés directement en lien avec la cause du handicap intellectuel.
  4. Un aménagement raisonnable est une mesure concrète permettant de réduire autant que possible les effets négatifs d’un environnement sur la participation d’une personne à la vie en société. Voir le Service Phare, https://phare.irisnet.be.
  5. La conception universelle consiste à développer un environnement (physique ou social) de manière à ce qu’il soit accessible, compréhensible et utilisable dans toute la mesure du possible par toutes les personnes (d’après la définition du Centre for Excellence in Universal Design, Irlande).
  6. Actions, recommandations et résultats complets sur le site du KCE, https://kce.fgov.be.
  7. www.infosante.be.
  8. www.handicap-et-sante.be.
  9. Le FALC est un langage qui peut être compris par tout le monde, www.falc.be.
  10. Inclusion asbl et le Centre Handicap et Santé ont initié, en 2019, la campagne « Dites aaa » pour promouvoir l’accueil, l’accompagnement et l’accessibilité des personnes à besoins spécifiques,
    http://ditesaaa.be.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°103 - juin 2023

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