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Edgar Szoc : « L’État de droit est une condition nécessaire, mais pas suffisante de la démocratie »

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Santé conjuguée n°103 - juin 2023

Le président de la Ligue des droits humains ne cache pas son indignation devant la position de l’État belge face aux décisions de justice à son encontre.

Le rapport 2022 de la Ligue est particulièrement accablant… et l’État belge est le premier incriminé.

E. S. : On annonce rarement de bonnes nouvelles, mais en effet cette année est particulièrement sombre. Il y a déjà eu par le passé quelques situations, rares, dans lesquelles l’exécutif n’a pas respecté les décisions de justice. Le cas le plus emblématique, c’est l’affaire Trabelsi1 : des arrêts de tous les cours et tribunaux imaginables ont dit que la Belgique ne pouvait pas l’extrader, et le gouvernement l’a quand même fait. Maintenant qu’il est extradé, des tas de décisions intiment de le ramener, mais elles ne sont pas transmises aux États-Unis… Aujourd’hui, depuis janvier 2022, nous en sommes à 14 000, 15 000 décisions de justice en matière d’accueil des personnes demandeuses d’asile – on ne compte même plus – sans volonté politique de les respecter. La perspective de la Ligue, c’est de faire évoluer la société par le droit et là, c’est complètement inédit : on n’a jamais autant gagné en justice et cela n’a jamais eu aussi peu d’impact sur le réel.

Faut-il changer de méthode ?

C’est ce que l’on finit par se dire, qu’il n’y a que l’action directe qui marche… Ce qui me frappe, c’est aussi le discours qui se tient dans les salons feutrés sur les dangers du populisme. Les gens ne croient plus à la démocratie, mais les gouvernants ne croient plus non plus à l’état de droit. L’État de droit est une condition nécessaire, mais pas suffisante de la démocratie… En amont même des questions démocratiques, l’exécutif décide de saper le premier pilier de l’État de droit, qui est que les décisions de justice s’appliquent à lui-même comme à n’importe quel justiciable. Face à une telle situation, le travail de la Ligue n’a plus de sens. On peut fédérer par la plainte, mais autour de quoi  ? Le Ligue n’est pas une organisation d’action directe. Ce que l’on peut faire, comme lors de l’occupation du centre de crise par des migrants, c’est mettre en balance deux droits : le droit de propriété vs le droit au logement. C’était un bâtiment public qui était occupé et l’institution dont le droit de propriété a été bafoué est la même que celle qui ne respecte pas le droit. Le juge de paix a accepté ce raisonnement et la jurisprudence est intéressante… si à l’avenir elle est suivie : n’importe quel bâtiment public peut être occupé par des demandeurs d’asile qui ne reçoivent pas l’accueil.

Vous avez des contacts avec les familles politiques ?

Oui, mais le sujet n’est pas électoralement rentable. Ce qui est dingue c’est que, normalement, face à une décision de justice, on n’est plus dans le politique. Ici non seulement la décision ne s’applique pas directement, mais cela n’a même pas l’air de peser dans le débat !

À quoi tient cette évolution ? Aux diverses crises ? Ou est-ce une option délibérée des politiques en place ?

C’est une tendance européenne, et la Belgique ne fait pas exception même si elle se situe à un niveau rarement atteint. La pandémie a sans doute joué et elle nous fournit un bel exemple du dédain de l’exécutif par rapport au judiciaire. Le 1er avril 2021, le tribunal de première instance condamne l’État belge à se doter d’une base légale sur laquelle s’appuyer pour pouvoir prendre les mesures très fortes de restriction des libertés dans le cadre de la pandémie. L’après-midi même à la tribune de la Chambre, le ministre de la Santé publique dit que ce jugement ne l’impressionne pas… On ne lui demande pas d’être impressionné par un jugement, mais de l’appliquer ! On sait bien qu’en Belgique, des trois pouvoirs, c’est le gouvernement qui vient en premier, et même les partis… Et il est clair que durant la pandémie il y a eu un paroxysme de l’exécutivisation. C’est une séquence dans laquelle on ne s’est pas embarrassé du formalisme au moment de prendre des décisions dans l’urgence. Cela a sans doute renforcé le sentiment que tout ce formalisme démocratique prend du temps… Il y a aussi quelque chose de l’ordre du discours managérial : gouverner doit être efficace, y compris en violant au passage quelques principes démocratiques. C’est sûr qu’à un moment il faut agir, et vite, mais comparer la loi pandémie en Allemagne et en Belgique est intéressant. Elle est infiniment mieux faite chez nos voisins et plus applicable. En Belgique, c’est on/off : soit on est dans la pandémie, soit on n’y est pas, alors que l’Allemagne a prévu des seuils. Cela montre aussi qu’en Allemagne un vrai débat parlementaire s’est tenu. Seul, on va vite ; à plusieurs, on va plus loin.

Autre point noir, les conditions de détention dans nos prisons. Encore un record ?

La prison est le point aveugle de nos sociétés. En pourcentage d’enfermements par milliers d’habitants, nous sommes dans la moyenne européenne (mais bien plus haut que les Pays-Bas ou les pays scandinaves), avec un sentiment dans la population que ce n’est pas assez, alors que d’un point de vue social c’est une catastrophe. La prison est une machine à produire la délinquance. La Belgique est en revanche le pays où le ratio entre personnes condamnées et personnes en préventive est le plus défavorable alors que les conditions de la mise en préventive sont très restrictives. Il n’y en a que trois : le risque de commettre à nouveau des faits, le risque de compromettre l’enquête, et une mise en danger pour soi ou pour autrui. Et dans de nombreux cas, elle ne se justifie pas du tout. Faire craquer un prévenu n’entre pas dans ces critères… Cet abus de la préventive participe évidemment à la surpopulation des établissements pénitentiaires.

Quelle est la position de la Ligue par rapport au droit pénal ?

La Ligue s’insère dans une réflexion plus large sur le recours au droit pénal, sur la nécessité de l’enfermement pour résoudre les problèmes de société. Prenons la question du féminicide par exemple : on peut faire des tas de choses pour lutter contre les féminicides sans créer une nouvelle incrimination spécifique dans le Code pénal. Pareil pour la création de l’incrimination de terrorisme. On brûle, on tue… le terrorisme est déjà poursuivi par ces voies-là. Bien souvent, enrichir le droit pénal est une victoire facile, qui met les réactionnaires de votre côté. Mais ce sont des victoires qui n’en sont pas. Le droit pénal n’est vraiment pas le bon outil pour régler les problèmes sociaux. Et la prison, qui est la conséquence du droit pénal, encore moins.

Quelles sont les belles victoires de la Ligue des droits humains ?

C’est vrai que c’est important de gagner quand on milite, et les victoires politiques des mouvements progressistes ne sont pas toujours faciles à décrocher. La plus symbolique – c’est intéressant parce que cette victoire est devenue plus obscure par la suite –, c’est quand la Ligue a fait annuler au Conseil d’État la licence d’exportation d’armes vers la Libye à l’époque de Kadhafi. Et ce sur quoi cela a débouché… c’est sur une procédure d’octroi de licences opaque qui les rend maintenant inattaquables parce qu’elles ne sont plus publiques. Le système s’adapte… Cela se passe de nouveau dans les liens entre exécutif et judiciaire. Ce n’est pas un déni flagrant des décisions de justice, c’est faire en sorte que les décisions que l’on prend ne soient même plus contestables judiciairement. Autre grande victoire, c’est la condamnation de la Belgique devant le Comité européen des droits sociaux pour le manque de places pour adultes de grande dépendance. La situation est évidemment très loin d’être réglée, car cela prend du temps, mais le processus de changement est activé et des budgets se dégagent. Autres exemples encore, qui datent un peu maintenant : la Ligue a chaque fois contesté et chaque fois gagné contre les communes qui imposaient des couvre-feux aux mineurs. La Ligue a aussi gagné contre les arrêtés d’interdiction de la mendicité. Même si autoriser les gens à mendier parait curieux, en tout cas on leur a permis de ne pas être condamnés pour cela. Nous avons un pool d’avocats qui travaillent aux conditions forfaitaires de 500 euros par affaire, donc pour rien du tout. Pour certaines affaires, cela représente des heures de travail. Ce sont des collègues qui ont une très grande rigueur technique, une capacité à utiliser le raisonnement juridique et à le retourner contre les intérêts dominants.

Les violences policières, un sujet qui monte en puissance ?

Un de nos collaborateurs ne travaille que là-dessus. À Bruxelles, cela pourrait devenir un sujet important de la campagne électorale de l’an prochain. Il y a beaucoup de nœuds dans ce dossier et l’un des principaux n’est autre que le comité P, qui est composé majoritairement de policiers qui retournent auprès de leurs collègues après leur mandat… À la Ligue, cela fait des années que nous le disons et maintenant ce discours est beaucoup plus partagé. On sent que cette citadelle commence à vaciller, mais combien de morts a-t-il fallu ?

Dans le rapport de la Ligue, la désobéissance civique est une option. Nous en sommes donc là ?
La Ligue est dans cette réflexion. Quand le jeu du droit ne marche plus, quand l’État lui-même ne joue pas ce jeu… Nous avons gagné tant de fois en justice sans que les choses changent. Peut-être faut-il changer de répertoire d’action. Ce n’est pas la Ligue qui va le faire, elle n’a pas les compétences pour organiser cette désobéissance, mais elle peut la soutenir comme elle l’a fait lors de l’occupation du Centre de crise. Mais l’occupation du Centre de crise est clairement un acte illégal. C’est se faire justice soi-même parce qu’on a obtenu gain de cause, mais que le jugement n’est pas effectif.

Vous agitez le spectre d’une démocratie illibérale. Nous serions en voie d’orbanisation ?

C’est en effet le Premier ministre hongrois Viktor Orban qui revendique ce terme. Dans le sens où, pour lui, le libéralisme politique est allé trop loin, les contre-pouvoirs sont paralysants, la démocratie libérale n’est pas efficace ; en gros, pour lui, la démocratie, c’est les élections, vous choisissez votre chef et pendant x années vous lui donnez le mandat de gouverner. Hors précisément la démocratie, ce n’est pas cela. L’État de droit, c’est tout ce qui tempère la souveraineté populaire. La majorité n’est pas démocratique dans le sens où une série de balises en matière de droits humains protègent les minorités sur lesquelles la souveraineté populaire n’a pas prise. Ce principe de tempérance de la souveraineté populaire par des droits fondamentaux est de plus en plus remis en question. Chaque année depuis 2019, la Commission européenne sort un rapport sur l’État de droit qui visait clairement à stigmatiser la Pologne et la Hongrie avec même des mécanismes de conditionnalités des financements européens au respect de l’État de droit. Le prochain rapport risque d’être dur aussi avec la Belgique, car nous sommes entrés dans une phase – j’aime à penser qu’il s’agit d’une parenthèse – illibérale de la démocratie dans notre pays. Non seulement l’exécutif s’assied sur des décisions officielles de justice, mais il l’assume en disant qu’il n’y a pas de volonté politique de les appliquer… Certes, c’est autre chose que Orban, mais le principe est le même. Orban vire les juges qui rendent des décisions qui ne l’arrangent pas. Nous, à la belge, on leur dit « cause toujours »… C’est un dossier qui ne fait pas souvent la une des journaux. Ça m’étonne et ça m’inquiète parce que ce tournant est inédit. Avec l’extrême droite au bord du pouvoir en Flandre, on lui donne là un manuel d’utilisation.

  1. Nizar Trabelsi, ex-djihadiste tunisien, est rejugé aux États-Unis pour un crime déjà jugé en Belgique et risque une peine de prison à vie incompressible.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°103 - juin 2023

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