Les métiers de la santé constituent ce que l’on peut appeler une « écologie professionnelle » soit, pour paraphraser Andrew Abbott1 un ensemble de groupes professionnels en interaction au sein d’un champ d’action déterminé : la santé2. Aides-soignantes, médecins, kinésithérapeutes, psychologues, ostéopathes, infirmières, pharmaciens, ergothérapeutes, etc. collaborent au quotidien, mais aussi à une échelle plus systémique pour produire du care.
En lisant cette liste de groupes professionnels, vous avez peut-être tiqué sur la mention de certains métiers ou sur l’ordre choisi pour les énoncer : c’est que toute écologie professionnelle est traversée par des luttes sur les frontières et les hiérarchies. Si ces métiers collaborent, ils peuvent également entrer en compétition lorsqu’il s’agit de déterminer qui a la responsabilité d’octroyer des certificats, d’administrer des vaccins, de coordonner les soins, etc. Cette compétition apparait de façon plus nette dans les périodes de crise ou de tension comme pendant le Covid, par exemple1. Des tensions plus diffuses peuvent aussi émerger au sein des écologies professionnelles lorsqu’il s’agit de définir le métier qui verra les tâches plus ingrates lui incomber.
Outre la répartition des responsabilités, à travers la négociation des frontières professionnelles (et des « traités » qui permettent de les franchir), se jouent des dimensions aussi importantes que la répartition des ressources financières accessibles via les agréments et les remboursements de soins, la certification des formations et des compétences associées, ou encore la capacité à mobiliser les troupes de praticiens pour défendre une certaine conception du métier et à obtenir l’oreille des décideurs (politiques) en conséquence. In fine l’enjeu est la possibilité (ou non) de se reconnaitre dans un métier socialement reconnu et valorisé.
Cette écologie professionnelle est faite de règles et de codes, mais aussi de flous qui apportent de l’huile aux rouages des relations entre groupes professionnels de la santé et de la souplesse à leurs dynamiques de collaboration. Du côté des règles et des codes, on retrouve notamment les valeurs associées au soin, qui s’articulent peu ou prou à l’idée d’un dévouement au bien-être des patients et populations qui ne saurait être subordonné par exemple à des objectifs commerciaux. L’existence de ces derniers n’est pas niée, mais ils ne peuvent, au moins dans les discours, qu’être subordonnés au bien-être des publics visés. Une autre dimension importante de ces règles et codes est constituée des savoirs légitimes : leur reconnaissance est soumise à des processus et standards établis (au premier chef, l’evidence-based practice). Les chartes, protocoles et dispositifs d’agrément traduisent, avec des degrés de formalisation divers, les accords entre métiers quant à la répartition des rôles et fonctions. Enfin, il s’agit d’un monde hiérarchisé, au sein duquel la figure du médecin fait historiquement référence et à l’aune de laquelle les autres métiers et fonctions se définissent en toute grande majorité. Parmi les métiers énoncés plus haut, les niveaux de légitimité sont en effet variables. Ils ont d’ailleurs évolué au fil des batailles menées, perdues ou gagnées, pour la reconnaissance de chacun de ces groupes professionnels. La lutte des ostéopathes pour la mise en application de la loi sur les médecines non conventionnelles – et les résistances qu’elle suscite – en est une illustration. La bataille se mène dans les lieux de recherche et de formation, auprès des autres groupes professionnels dont on brigue le soutien, et aussi sur le terrain médiatique2.
La hiérarchie et les frontières ne sont donc pas si facilement bouleversées. Cependant, le secteur de la santé est également façonné par les dynamiques incessantes entre groupes professionnels. Nous voudrions pointer trois de ces dynamiques : l’estompement des frontières de l’écologie professionnelle santé, l’émergence de métiers flous et les initiatives visant à une reconnaissance institutionnalisée des patients et aidants eux-mêmes.
Estompement des frontières au profit du « social-santé »
Les limites de l’écologie professionnelle santé s’estompent à mesure que la volonté d’agir sur les déterminants sociaux de la santé conduit décideurs politiques et intervenants professionnels à étendre ou renforcer la collaboration avec les métiers de l’accompagnement social. Le vieillissement de la population et l’accroissement des maladies chroniques en sont des aiguillons importants. Si la collaboration social-santé n’est pas neuve sur le terrain, elle s’institutionnalise de plus en plus. L’intersectorialité et la territorialisation sont les maîtres-mots de cette évolution qui est également motivée par le souci de se recentrer sur la personne et ses objectifs complexes, de rapprocher le soin des lieux de vie et de favoriser l’accès à la santé pour tous. Les contrats locaux social santé (CLSS), les projets pilotes d’aide et soin de proximité visant le maintien à domicile des personnes âgées en Région de Bruxelles-Capitale, et plus largement les différents projets de territorialisation de l’accompagnement médico-social des personnes et des populations en témoignent. Cette ouverture de l’écologie des groupes professionnels à ce que l’on appelle le « social-santé » est encore toute relative et à vitesse variable selon les territoires et les sous-secteurs de la santé (santé mentale, personnes âgées, maladies chroniques, etc.). L’articulation des groupes professionnels de l’accompagnement social aux groupes professionnels « santé » au sein de cette écologie plus ouverte présente des défis importants tant les cultures de métier et les fonctionnements des institutions ou associations de rattachement sont parfois divergents3.
Émergence de métiers flous
De nouvelles fonctions ne disposent pas (encore ?) des reconnaissances et assurances des autres métiers actifs dans le prendre soin. Citons les case-managers, les travailleurs des équipes mobiles, les coordinateurs de CLSS, les community health workers et autres relais d’action quartier (RAQ). Ils ont pour fonction principale de faire du lien à l’échelle d’un territoire et/ou autour d’un patient et leur action se loge par définition dans les interstices laissés par les organisations et métiers établis. Gilles Jeannot4 qualifie de « métiers flous » ces fonctions émergentes de l’action publique selon quatre paramètres : la prescription, le travail des agents, les dispositifs et les métiers.
S’ils sont flous, c’est d’abord et avant tout selon cet auteur parce que la prescription des pouvoirs publics à leur égard définit des problèmes publics généraux à résoudre plutôt que des tâches précises à accomplir. Par exemple, les projets pilotes d’aide et soin de proximité sont appelés dans leur cahier des charges à « créer un cadre de vie favorable : le projet identifie et soutien les mécanismes favorables à la cohésion sociale dans le quartier ». Ce flou délibéré de la prescription des pouvoirs publics vise à permettre un diagnostic et une adaptation en fonction des problèmes locaux5. Le diagnostic territorial est effectivement la première étape inscrite dans la plupart des appels à projets social-santé à Bruxelles. Ce flou de la prescription induit également un flou dans le travail à accomplir : les référentiels de pratique ne sont pas définis en amont, mais se construisent au concret. Ces bricolages sont rendus nécessaires par le fait que ces métiers flous du lien doivent combiner l’action de professionnels et secteurs aux logiques hétérogènes6. S’ils sont engagés la plupart du temps par une organisation hôte, la plupart de ces fonctions se caractérisent également par leur caractère beaucoup plus mobile que les autres métiers : au nom de l’outreaching, l’essentiel de leur pratique se joue hors les murs des organisations de soins et de santé, et parfois même hors les murs du domicile. En commentaire de l’étude menée par Michel Castra et Ivan Sainsaulieu sur les équipes mobiles de soins palliatifs ou de gériatrie en France7, Philippe Mossé et Corinne Grenier notent que « l’exercice de ce rôle se heurte notamment à la défense des territoires et à la sauvegarde des prérogatives de la part des services traditionnels, dits services sédentaires. Il en résulte que, pour pouvoir remplir leur mission, ne serait-ce que partiellement, les membres des [équipes mobiles] étudiées doivent déployer nombre de stratégies de séduction ou de contournement »8.
Le flou du travail se double d’une certaine précarité des emplois : financés par appel à projets ou par l’octroi de fonds spéciaux, ces postes ont une durée limitée, éventuellement renouvelable, mais ne sont pas permanents. Fabienne Barthélémy-Stern9 souligne la dépendance aux pouvoirs publics et aux employeurs que cela provoque. Il s’en suit également un turnover important des personnels. Les personnes qui exercent ces fonctions disposent pour la plupart de diplômes qui les rattachent à l’un ou l’autre métier effectivement reconnu dans l’écologie professionnelle
social-santé, mais se définissent avant tout par leur communauté d’objectifs, un « souci commun » à rencontrer. Une enquête qualitative réalisée avec les étudiants de Master 2 en santé publique de l’ULB a par exemple montré en 2021 que les RAQ, pour définir leur fonction, revendiquaient leur investissement conjoint dans l’objectif d’accessibilité à la santé et la complémentarité plutôt que la similarité de leurs backgrounds professionnels (psychologue, assistant social, infirmière communautaire, diplômé en communication, éducateur spécialisé, etc.). Certaines fonctions disposent même de formations spécifiques, cependant encore très peu institutionnalisées, peu ou pas certifiées et la définition des fonctions est elle-même encore en discussion, non stabilisée. Des processus similaires sont en cours dans différents pays et la fonction de case manager par exemple fait l’objet de nombreux investissements pour tenter de définir des contours, des formations et une identité spécifique10. Ces fonctions se construisent surtout en négociation avec les groupes professionnels établis. Si elles sont financées par les pouvoirs publics, elles ne disposent pas pour autant de prérogatives équivalentes à celles d’autres groupes professionnels plus institués qui réclament parfois la prééminence sur la fonction de coordination11.
Reconnaissance institutionnalisée des patients et aidants
Un troisième mouvement impacte les rapports entre groupes professionnels au sein du social-santé : il s’agit de l’intégration de représentants « quasi professionnalisés » de patients, d’aidants et/ou de certains publics vulnérables aux dispositifs de collaboration. Parfois, cette intégration se fait de manière relativement peu organisée, la dimension collective est peu mobilisée, car l’intégration est portée par des personnes qui apportent essentiellement leur expérience personnelle et individuelle. Mais certains dispositifs de collaboration prévoient des formations et des défraiements pour les prestations de ces acteurs recrutés en fonction de leur capacité à interagir avec les groupes professionnels sur leur vécu avec la pathologie ou leur expérience de vie. À l’échelle locale, le projet Citisen12, qui fait partie des projets pilotes d’aide et soin de proximité, a formé, encadré et rémunéré des « connecteurs » recrutés pour leur familiarité avec les communautés locales et chargés de repérer les personnes âgées en situation de vulnérabilité. Un certificat universitaire « partenariat patient », inspiré du modèle de Montréal, est également développé en formation continue à l’ULB13. Les experts du vécu du SPF Intégration sociale14 officient au sein de certains hôpitaux, des mutuelles et de l’INAMI par exemple pour repenser leurs processus d’accueil, de communication et de prise en charge. Ces représentants des citoyens et des patients revendiquent une expertise et des compétences, une reconnaissance officielle par les autorités, voire une identité collective.
Penser les évolutions actuelles dans le champ de la santé et du social en termes d’« écologie professionnelle » permet de rendre compte à la fois de la permanence de la répartition des rôles, mais aussi de leur caractère dynamique. La volonté de prendre en compte des déterminants sociaux de la santé, la volonté de faciliter l’accès de tous à la santé et de privilégier une approche personnalisée sont des vecteurs importants de changement. Le caractère dynamique des évolutions en cours invite toutefois à ne pas préjuger de leurs résultats, car si certaines ont réussi leur intégration dans l’écologie en santé, tant de fonctions ne sont jamais parvenues à sécuriser leur champ d’intervention.
- F. Defraine et al., « La cascade des qualifications », Santé conjuguée n° 94, 2021.
- « La reconnaissance de l’ostéopathie : une question de protection du praticien et du patient », On n’est pas des pigeons, www.rtbf.be, 22 mars 2022.
- C. Mahieu et al., Seneval : Évaluation d’un modèle intégré d’aide et de soins de proximité visant le maintien à domicile des personnes âgées en Région de Bruxelles‐Capitale, Observatoire de la santé et du social, 2022. www.ccc-ggc.brussels.
- G. Jeannot, Les métiers flous : Travail et action publique, Octarès, 2011.
- F. Barthélémy-Stern, « Médiateur social, une profession émergente ? », Revue française de sociologie, n° 50, 2009.
- G. Jeannot, op cit.
- M. Castra, I Sainsaulieu, « Intervenir sur un autre territoire professionnel. Équipes mobiles et services “sédentaires” à l’hôpital », Sciences sociales et santé n° 38, 2020.
- P. Mossé, C. Grenier, « Les équipes mobiles : des entrepreneurs institutionnels en faveur des “territoires” du care et du parcours : Commentaire », Sciences sociales et santé n° 38, 2020.
- F. Barthélémy-Stern, op cit.
- A. Bartoli, et al., « Les case-managers en santé mentale : des professionnels en quête de définition », Management & Avenir Santé n° 6, 2020.
- I. Aubert et al., « La coordination : d’une fonction à un métier ? le cas des coordonnateurs dédiés en santé », Politiques & management public n° 3, 2022.
- www.citisen.be.
- www.ulb.be.
- www.mi-is.be
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°103 - juin 2023
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