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Marchandisation et conflits éthiques en MRS


Santé conjuguée n°103 - juin 2023

De quelle manière les logiques marchandes et les diktats du chiffre qui se diffusent se répercutent-ils sur les pratiques professionnelles et sur la santé au travail dans le secteur des maisons de repos et de soins (MR et MRS) ? Les phénomènes comme le burn-out, la dépression, les troubles musculosquelettiques impactent de nombreuses équipes sur le terrain. Mais comme ces atteintes à la santé s’expriment au niveau individuel et à des moments différents, il est souvent difficile de faire le lien avec les contextes de travail.

Le secteur a connu une forte marchandisation ces dernières décennies. À Bruxelles, deux tiers des maisons de repos appartiennent désormais à de grands groupes privés cotés en bourse, le reste des établissements relevant d’asbl de type familial et de maisons de repos publiques. C’est un secteur qui a aussi beaucoup fait parler de lui récemment : on a pointé le phénomène de maltraitance dans certains établissements, de manque d’effectifs, de prix exorbitants, etc. Si, au moment de la crise sanitaire, les soignantes1 ont pu faire entendre leur voix sur les difficultés liées aux conditions de travail, l’approche dominante de la maltraitance reste encore fort psychologisante et individualisante.
Une recherche2 menée dans le secteur (marchand) des maisons de repos a mis en lumière les contraintes organisationnelles dans lesquelles se trouvent aujourd’hui les soignantes pour pouvoir (bien) faire leur travail. Plusieurs constats ont émergé.

Manque de temps

De manière générale dans ces grands groupes privés, les soignantes ont de moins en moins de marge de manœuvre. On se réfère ici à l’autonomie qu’elles peuvent avoir pour organiser leur travail et s’adapter aux réalités de terrain. La première cause est la contrainte du temps liée au manque de personnel. Quand on doit faire quinze toilettes en une heure et demie, le choix des modes opératoires est extrêmement réduit. Il faut choisir les plus rapides au détriment des besoins et du rythme des résidents et des résidentes. Quand on doit donner à manger à cinq personnes dépendantes en quarante-cinq minutes, il n’y a plus tellement de possibilités de s’adapter à chacune, d’élaborer des stratégies pour obtenir sa coopération. Dans ces contextes, les risques se multiplient : risques de fausse déglutition, risques de violences, etc.

Standardisation des tâches et des procédures

L’organisation du travail fixe de plus en plus de normes et de procédures contraignantes : temps et délais déterminés par tâche, planning strict et serré qui empêche d’adapter le travail en fonction des situations ou d’être plus efficace et de s’économiser psychiquement et physiquement. Si, par exemple, une soignante préfère s’occuper en début de service d’une résidente qui est plus fragile parce qu’elle dispose de plus d’énergie à ce moment-là, ce n’est parfois plus possible parce que le planning lui impose de commencer par une autre chambre et de terminer par celle-là. L’organisation du travail rajoute ainsi de la difficulté aux équipes au lieu de les soutenir dans leur travail.

Développement des technologies de contrôle et de traçabilité

Les soignantes doivent de plus en plus encoder et valider les actes qu’elles réalisent. Des systèmes de pointage sont installés à la porte de l’établissement et parfois devant chaque chambre : elles doivent alors pointer en entrant et en sortant afin de déterminer le temps passé à l’intérieur. Elles peuvent être interpellées : pourquoi tant de temps pour cette tâche alors que des collègues en prennent moins ? Cela laisse peu de possibilités pour répondre à des imprévus, pour prendre en compte certains besoins comme parler avec une personne qui traverse un moment de tristesse. Ces technologies réduisent donc les marges de manœuvre de manière très importante et augmentent la charge administrative. Elles invisibilisent une partie du travail essentiel : le système ne va pas prendre en compte le temps passé à tenir la main d’une personne mourante ni les rituels variés qu’il faut mettre en place pour qu’une personne âgée puisse s’endormir de manière apaisée (et par là réduire de manière efficace les multiples appels pendant la nuit) : poser un verre d’eau ou la télécommande à côté d’elle, fermer ou laisser les rideaux ouverts, etc. Tout cela n’existe pas pour la machine, cela signifie qu’une partie du travail n’est pas reconnu et ne peut plus (ou difficilement) se faire.

Multiplication des conflits éthiques et injonctions paradoxales

Ces contextes organisationnels placent les soignantes devant des dilemmes éthiques. Il devient en effet de plus en plus difficile de concilier les différents objectifs de l’activité, c’est-à-dire réaliser les tâches, maintenir la relation au résident (en prenant en compte son individualité) et se préserver soi. Il y a donc des arbitrages qui doivent s’opérer en permanence dans le travail, mais qui sont de plus en plus difficiles. Deux exemples peuvent l’illustrer.
Le premier concerne l’administration de somnifères. L’infirmière de nuit doit valider qu’elle l’a donné entre 20 h et 22 h. Avant ou après, pour le système c’est comme si elle ne l’avait pas fait. Quand elle arrive dans la chambre de Monsieur à 20 h 30, il dort et elle se dit qu’elle ne peut pas le réveiller pour lui dire de prendre son somnifère… ce serait absurde ! Elle va donc trouver des stratégies : ne pas le réveiller et valider la tâche pour avoir la paix avec le système et avec la hiérarchie, devoir cacher le médicament pour pouvoir le lui donner s’il se réveille rapidement. Ce sont des stratégies pour faire face à un système qui empêche de bien travailler, pour garder du sens. C’est aussi une manière de se protéger soi et d’éviter une réaction possiblement violente de la personne qui serait sortie de son sommeil pour se voir administrer un somnifère. Cette infirmière doit prendre des risques, elle doit tricher, mais elle s’appuie sur son expérience pour déterminer ce qui est important ou moins important à préserver dans la situation.
Deuxième exemple : comment mettre quinze personnes au lit en une heure et demie ? Accompagner aux WC, obtenir la coopération pour le déshabillage, faire la toilette, enfiler un pyjama, brosser les dents, etc. Plusieurs stratégies sont mises en place face au manque de temps : anticiper en commençant plus tôt ou en sélectionnant les résidents et les résidentes qu’on ne lève pas après la sieste et qu’on va laisser au lit jusqu’au lendemain. Choisir celles et ceux qui n’auront pas de visite ou qui sont « plus grabataires » et que l’on peut laisser toute la journée en pyjama. Et ce n’est pas par malveillance ! Ces stratégies sont adoptées parce que les équipes se retrouvent dans des situations concrètes où les dilemmes éthiques sont impossibles à résoudre positivement. Elles optent alors pour le « moindre mal » : « Comment est-ce que je peux faire pour organiser mon travail au mieux en faisant le moins de mal possible ? C’est-à-dire en essayant d’être le moins stressé possible avec les résidents et les résidentes que je vais pouvoir mettre au lit de la manière la plus convenable ? »
Ici, nous ne sommes plus seulement face à des conflits éthiques que l’on retrouve dans de nombreux contextes de travail. Les soignantes font face à des injonctions paradoxales : quelle que soit la réponse qu’elles donneront à la situation, elles seront nécessairement en défaut. Elles auront adopté un compromis qui les engage de toute façon dans un comportement considéré comme insatisfaisant ou inadéquat. Et elles en porteront la responsabilité. C’est un système doublement pervers. D’une part, parce qu’il invisibilise le travail réel et, de l’autre, parce qu’il permet, grâce à la technologie, à l’institution de se protéger. (Presque) tout le monde valide les tâches alors qu’elles ne sont pas faites ou pas faites comme il le faut ; les travailleurs le savent, mais la plupart d’entre eux « trichent » pour se protéger. Tout le monde fait semblant que le système fonctionne : le risque est de perdre ainsi collectivement de vue le réel !

Comment ne pas devenir fou ?

Quelles sont les stratégies que les soignantes mettent en place pour tenter de se protéger dans ces contextes ? Elles sont de trois types. Les stratégies de défense, qui sont de l’ordre de mécanismes inconscients permettant de supporter et de tenir le coup dans ces systèmes. Ce sont des mises à distance émotionnelle qui peuvent s’exprimer de différentes manières. Le cynisme permet de lâcher la pression, de relativiser ce qui fait mal. L’accélération, travailler de plus en plus vite peut être un moyen de ne plus (trop) penser ni ressentir. Ces stratégies peuvent parfois conduire à une certaine déshumanisation et robotisation dans le travail.
Les stratégies de dégagement visent à (tenter de) sortir du système. Des soignantes choisissent le travail de nuit parce que la relation est davantage possible qu’en journée où le stress est plus grand. Un autre moyen de se dégager d’un système trop violent, c’est la maladie, ou la démission qui se manifeste par un important turnover dans ces secteurs.
Enfin, et heureusement, il y a des stratégies de résistance. Des résistances individuelles qui permettent de maintenir le sens. Des résistances collectives qui s’expriment de manière plus ou moins forte ; elles ne sont pas évidentes à élaborer, car les collectifs de travail sont aussi touchés dans ces systèmes-là. Lorsqu’on ne peut pas être fier de son travail, on évite plutôt d’en parler avec ses collègues. Et du coup le collectif se fragilise. Ces résistances sont aussi très coûteuses psychiquement et peuvent conduire à de l’épuisement.

Comment (re)considérer le phénomène du burn-out dans une perspective critique ?

On parle souvent des personnes en burn-out comme de personnes qui seraient trop engagées et investies émotionnellement dans leur travail. Bien sûr, des besoins démesurés de reconnaissance et/ou d’investissement peuvent constituer des menaces d’épuisement. Mais le risque serait d’en conclure qu’il est nécessaire de se désengager de son travail, de « mettre de côté » ses émotions pour échapper au burn-out. Dans toute relation d’aide, un certain détachement est nécessaire pour accompagner de manière appropriée et se préserver ; mais ce n’est pas l’engagement dans la relation à l’autre qui représente un risque, au contraire ! Des situations émotionnellement lourdes peuvent construire la santé de manière positive lorsqu’on a les moyens d’accompagner et d’aider les gens convenablement. Mais lorsque les moyens manquent, lorsque la relation n’est plus possible, c’est alors que l’investissement émotionnel devient destructeur et peut conduire au burn-out. Il ne faut pas inverser les choses.
Lorsque les conditions ne permettent plus de traiter les personnes humainement, il devient nécessaire de construire l’autre comme un « étranger », comme quelqu’un d’irréductiblement différent de soi auquel il n’est pas possible de s’identifier. C’est là que les processus de déshumanisation et de risque de maltraitance sont à l’œuvre : l’autre devient un « objet » sur lequel on réalise une tâche. Le traitement que l’on accorde aux personnes dépendantes dans notre société repose donc sur une responsabilité collective : celle de sortir de l’indifférence à l’égard des conditions de travail des personnes qui en prennent soin. Une indifférence qui trouve racine dans un déni collectif majeur, celui de penser qu’il y a d’un côté des catégories de personnes « vulnérables », auxquelles on attribue socialement peu de valeur : les personnes dépendantes, invalides, et celles et ceux qui en prennent soin. De l’autre côté les méritants, les productifs, les « performants », socialement valables et valorisés. Il est donc nécessaire, en suivant la voie déjà tracée par les nombreuses chercheuses et militantes féministes du care, de repenser notre organisation sociale en considérant que la vulnérabilité est profondément liée à l’humain. Et qu’il faut se donner les moyens d’en prendre soin. Nous sommes et serons toutes et tous un jour vulnérables. Y compris le jeune cadre dynamique en bonne santé d’aujourd’hui qui deviendra lui aussi vieux, dépendant et peut-être même incontinent.

 

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  1. Nous parlons de soignantes, car les femmes représentent plus de 80 % du personnel dans le secteur des maisons de repos.
  2. R. Carton, Quelles stratégies individuelles et collectives face aux conflits éthiques en maison de repos ? Les constats développés sont issus d’un travail de fin d’études mené en 2018 basé sur un dispositif de recherche-action avec les délégations syndicales d’établissements appartenant à de grands groupes privés.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°103 - juin 2023

Introduction n°103

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