Pendant la pandémie de Covid-19, le temps à « l’extérieur » semble s’être arrêté, le confinement a autorisé du temps à « l’intérieur » avec l’appel ou le retour à des activités plus intériorisées. Par exemple, l’écriture. Un événement social a mobilisé un désir d’écriture pour raconter, pour transmettre, avec un besoin aussi, qui arrive en filigrane et peut-être sans que l’on s’en rende compte de suite : celui de donner ou redonner du sens à la vie.
Thérèse a tenu « un carnet de bord » pendant la maladie qui a touché son mari Hubert au début de la première vague de Covid. Pendant cet accompagnement long et douloureux (avec séjour de plus de six semaines en soins intensifs, incertitude de vie puis revalidation et complications), écrire lui a permis de garder des informations très formelles, mais aussi de les reprendre, de les évaluer et puis d’annoter des réactions personnelles voire des émotions. Ce moment d’écriture est devenu une pause nécessaire pour poursuivre sa vie durant cette période qui bouleversait l’existence de son homme, mais aussi la sienne.
La littérature foisonne d’histoires et de récits de vie et, dans ce domaine, les appellations sont plus ou moins définies. Le journal permet à son auteur de consigner en les datant des événements de vie, des réflexions personnelles de manière intime. L’adolescence favorise cette écriture qui reste confidentielle, mais certains auteurs ou artistes acceptent d’être publiés avec, à la clé, une transmission directe de leur expérience. Avec la publication de ses Journaux, Henry Bauchau [1] relate l’importance pour lui de la poésie, des rêves, de l’inconscient… et de l’écriture. On parle de mémoires lorsque l’auteur a été mêlé à un événement historique et le raconte, comme les Mémoires de guerre de Charles de Gaulle [2]. La biographie est l’histoire de vie d’une personne, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, avec un souci de chronologie et de vérité historique. Le récit de vie recueilli par un biographe est proche de ce qu’on peut appeler la biographie hospitalière. Une personne fait le récit d’une part de sa vie ou témoigne d’un événement ou fait part de ses réflexions à une tierce personne. Celle-ci reproduit le récit oral en récit écrit restitué au plus proche de la sensibilité, de la personnalité du narrateur. Le récit est ensuite transmis sous forme de recueil à la personne choisie et désignée par le narrateur.
Passeurs de mots
L’asbl am&mo [3] a été créée à l’initiative d’une psychologue, d’un philosophe et d’une médecin, tous trois ayant une expérience de travail en soins palliatifs. L’association propose de recueillir un récit de vie avec l’aide d’un passeur de mots auprès de toute personne – adulte, enfant et/ou ses proches – hospitalisée ou suivie à domicile pour une maladie chronique ou grave, évolutive, ou toute personne de grand âge séjournant en maison de repos et de soins. Cette écoute peut également être proposée aux personnes dont la mémoire s’efface et à leurs proches ne pouvant plus elles-mêmes faire part de leur récit. L’aboutissement est un livre personnalisé avec les mots « À mes mots », avec l’âme « Âme et mots », avec la mémoire « A memo » d’un seul auteur, le patient. Ce travail est un soin et ce soin reste gratuit pour le patient.
Devenir biographe-passeur ne s’improvise pas ! Des compétences sont requises pour mener à bien ce travail, voire ce soin particulier. am&mo organise trois fois par an une formation spécifique axée autour de l’entrée en relation, du recueil de récits et de l’écriture biographique. La dimension éthique est également traitée. Le futur passeur n’est pas forcément issu du domaine médical au sens large. Le module consacré à l’éthique va permettre de comprendre les mots dans le contexte particulier du soin (les notions de morale, de droit, de déontologie) ou encore de découvrir l’existence de comités d’éthique dans les institutions, par exemple. On y apprend aussi le questionnement ; il est proposé au futur passeur de réfléchir sur ses principes moraux, son statut, son rôle, ses fonctions, sur le cadre de son travail. Dans ce que va vivre le futur passeur, des conflits de valeurs vont émerger. C’est souvent dans la transmission « d’un secret », d’une rancœur racontée trente ans plus tard, d’un acte manqué, d’un témoignage de vol (lors d’un héritage, par exemple), de viol, d’enfant illégitime, etc. que le passeur devra concilier des valeurs. Souvent, la restitution du discours au narrateur, avec la reprise de ses mots à voix haute, aide narrateur et biographe à trouver les phrases justes.
Lisette, 78 ans, raconte un probable accouchement « sous X » (non nommé comme tel à l’époque) dans un pays étranger. Elle avait 13 ans lorsque son cousin de deux ans son aîné l’a violée. Elle garde en mémoire un réveil dans une chambre auprès d’une religieuse et une cicatrice au ventre. Jusqu’à l’âge de 16 ans, elle n’a plus de souvenir. Sur les photos de l’époque, elle ne se reconnaît pas. Avant de mourir, elle veut témoigner de la souffrance de toute sa vie et de la méchanceté de sa mère envers elle. Elle pleure ; les mots sont durs. Elle n’a pas eu d’enfant. Le fils de son ami est proche d’elle. C’est à lui qu’elle veut expliquer tout cela. Il comprendra, car « c’est une belle personne ».
Un déclic
C’est souvent dans l’histoire personnelle de chacun que naît un jour l’envie de devenir passeur. C’est après un événement particulier (une maladie personnelle ou celle d’un proche, le décès de parents, un tournant professionnel, la retraite, un burn-out…) que ce désir de consacrer un temps à l’autre, par l’écoute et l’écriture, s’inscrit. Jacques, technicien radiologue, a accompagné son épouse Édith durant deux ans dans la progression inéluctable d’un cancer. Confrontée à sa finitude, Édith a éprouvé les phases de déni, de colère, de chantage, de désespoir si bien expliquées dans les livres. En même temps que la maladie, des sentiments étranges bouleversent, durement parfois, le malade et son proche « référent ». Un soir, à bout de patience, Jacques lui a lancé un « débrouille-toi, écris-le, mais moi j’en ai marre de ne plus parler que de ça ». Édith ne savait plus écrire ; si la pensée restait intacte, la faiblesse ne permettait plus l’écriture. Alors, doucement, dans un début de phase d’acceptation, Édith a demandé à son homme d’être sa plume. La tension dans le couple s’est apaisée avec des moments de sérénité ponctués de rires ou de larmes. Et Jacques a écrit jusqu’au bout. Dans le carnet d’Édith, à la dernière page, il a écrit : « merci ». L’apaisement, apporté par une « connivence entre deux personnes » sur le sujet de vie et de mort, l’a interpellé. L’une parle, l’autre écrit. C’est possible en confiance. Jacques s’est senti capable de recommencer avec d’autres. am&mo propose des passeurs pour l’écoute et la retranscription écrite du récit, car tout le monde n’a pas le don de l’écriture ou les capacités pour le faire, d’autant plus que la maladie accapare l’énergie. Le rôle du passeur se déroule en deux temps : le temps de l’écoute du patient puis le temps de l’écriture. L’écoute attentive et bienveillante d’un passeur tient en soi à prendre soin de l’autre. Le patient a un rendez-vous avec quelqu’un venu pour l’écouter, non pas dans ses plaintes de malade, mais comme interlocuteur privilégié parlant de son expérience de vie. Le passeur lui permet de formuler ses aventures, ses doutes, de transmettre une part de lui-même, de (se) réparer peut-être… Déposer des mots pour se retrouver, entendre par sa parole que l’on a existé, exprimer ce que l’on a compris ou pas, transmettre des mots d’amour, faire un adieu ou dire pardon, c’est un soin de l’âme.
L’analyse de Samuel Guillemot [4], maître de conférences en sciences de gestion à l’Université de Bretagne occidentale, porte entre autres sur plusieurs questions autour du récit de vie et apporte des réponses sur l’attente des patients. Quand écrit-on sa vie ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les motivations au récit de vie ne sont pas furtives. Il s’agit souvent d’un souhait réfléchi et pensé longtemps en amont de la maladie ou du grand âge. Le moment déclencheur pour le réaliser est souvent un problème de santé, la prise de conscience de sa propre finitude, mais aussi les encouragements de l’entourage. Pourquoi écrit-on sa vie ? Six motivations sont retenues :
– Flatter l’ego dans le sens d’une reconnaissance de soi, d’une reconnaissance d’un parcours, d’une compétence.
– Réparer l’ego : clarifier un passé, se libérer du passé, rétablir une vérité, se justifier, réparer des choses, exprimer une souffrance…
– Ne pas être oublié : laisser un souvenir (« je ne serai plus là dans vingt ans, mon texte oui »).
– Partager, dans le sens d’un échange d’expérience.
– Transmettre une histoire familiale, des « racines », des conseils…
– Témoigner avec un devoir de mémoire.
Samuel Guillemot parle de capacité de « réminiscence structurée », c’est-à-dire de la possibilité d’utiliser son passé pour cristalliser des dimensions importantes de sa personne et pour faire face aux questions existentielles de fin de vie. Il pointe également l’importance de vouloir transmettre, avec des motivations relationnelles, mais aussi sociétales, pour les générations suivantes.
La parole libère, l’écriture incarne
L’accompagnement de personnes en fin de vie permet des échanges relationnels intenses. Mais la communication à travers le soin peut – parfois – laisser le soignant perplexe. Qu’a donc voulu dire le patient ? Pourquoi a-t-il parlé longuement de cet épisode de sa vie ? A-t-il eu envie de partager quelque chose d’important pour lui ? Pourquoi m’en parler à moi plutôt qu’à ses proches ? Aurait-il aimé écrire quelque chose ? Est-ce trop tard pour lui ? Faire le récit de sa vie avant de mourir est un acte, et pour celui dont l’autonomie est si souvent réduite, cet acte prend tout son sens. C’est une mise en forme créatrice, adressée à d’autres pour transmettre, pour témoigner, pour vivre encore et sans doute, « aller mieux » avant de mourir. Pour l’écrivain Serge Doubrovsky, « si l’on raconte sa vie pour de vrai, ça vous refait une existence » [5].
Par le biais du crayon et du papier, par l’impression de l’ordinateur, le récit devient objet dans un ouvrage joliment relié. C’est de cette manière qu’am&mo termine le travail engagé avec le patient qui indiquera à qui le récit devra être remis. Parfois, le livre est remis au narrateur lui-même, souvent il est remis à la personne qu’il a désignée. Une mission s’achève pour le biographe-passeur. Le moment de la transmission de l’écrit reste un moment fort en émotions. Michèle Cléach et Delphine Tranier-Brard parlent de rituel de fin [6] pour marquer cette dernière étape du travail : « C’est un appui solide pour le biographe comme pour le biographié […] On peut se retrouver autour du livre imprimé, le feuilleter ensemble […] autour d’un goûter, d’un café ou d’un verre, c’est accueillir l’émotion du biographié [ou d’un proche] et [celle du biographe], avant de tourner la page. » Des biographes-passeurs en témoignent : « Je suis repartie avec les tasses, les fleurs et la chaleur de cet après-midi. N. m’a appris l’importance du rituel, l’importance de prendre le temps de se revoir, de se poser, non plus pour un entretien, mais pour verbaliser l’expérience partagée » ; parfois avec pudeur : « J’ai remis les livres, mais je ne suis pas restée au dîner familial réunissant toutes les générations, ce n’était pas ma place. Nous avons été dans un lien fort, mais je ne suis pas de la famille ». Un beau compliment que le biographe-passeur peut recevoir : « dans la façon dont ça a été écrit, on avait l’impression que c’était Maman qui nous parlait ».
Si la biographie hospitalière commence à être connue dans le monde médical, son mouvement n’est encore que peu répandu. En France, à l’initiative de Valéria Milewski et la création de son association Passeurs de mots, passeurs d’histoires [7] en 2010, une vingtaine d’établissements de santé ont à ce jour engagé un biographe au sein d’équipes soignantes ; les contrats institutionnels permettent que le soin biographique reste gratuit (à l’instar d’un soin englobé dans l’appellation « soin de support ») pour le patient. Avec am&mo, la possibilité d’un soin particulier en fin de vie, permettant une transmission grâce au récit de vie, existe maintenant en Wallonie et à Bruxelles depuis février 2022 [8].
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Soigner par le récit – cahier n°100 : A la vie, à la mort (pdf 99 k)
[1] Journaux personnels rédigés durant sa période suisse : Jour après jour (1983-1989), Journal d’Antigone (1989-1997), La Grande Muraille ou le Journal de la Déchirure (1960-1965), Passage de la Bonne-Graine, Journal (1997-2001), Le Présent de l’incertitude, Journal 2002- 2005, Les Années difficiles, Journal (1972-1983).
[2] Mémoires de guerre comprend trois tomes, trois étapes précises de la Seconde Guerre mondiale : L’Appel, 1940-1942, L’Unité, 1942-1944 et Le Salut, 1944-1946.
[3] am&mo, Soigner par le récit : https://amemo.be, courriel : info@amemo.be.
[4] S. Guillemot, Les motivations des personnes âgées au récit de vie et leurs influences sur la consommation de services biographiques, thèse de doctorat, Brest, 2010.
[5] S. Doubrovsky, Le Livre brisé, Grasset, 1989.
[6] M. Cléach, D. Tranier- Brard, Devenir biographe, Prêter sa plume pour écrire la vie des autres, Chronique sociale, 2020.
[7] V. Milewski, « La biographie hospitalière, une autre forme d’accompagnement(s) », Manuel de soins palliatifs, coord. R. Le Berre, Dunod, 2020, https://passeur-de-mots.fr.
[8] Pour aider dans certaines situations de fin de vie : R. Le Berre, Raconter la maladie, des mots pour traverser le chaos, Mardaga 2020..
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°100 - septembre 2022
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