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20 années de pratique de l’euthanasie


Santé conjuguée n°100 - septembre 2022

En avril 2002, après des années de médecine générale à domicile, j’ai eu l’opportunité de m’occuper de la mise en place d’une équipe mobile intrahospitalière d’accompagnement et de soins continus, correspondant aux critères des soins palliatifs. Un mois plus tard, la loi dépénalisant l’euthanasie était votée. Je n’avais jusqu’alors jamais imaginé être confronté à des demandes d’implication active dans ce type de procédure.

Ces premières demandes ont été très interpellantes pour moi, je dirais même violentes. J’ai eu la chance de rencontrer des patients, qui dans l’expression de leurs souffrances et de leur difficulté à vivre, m’ont parlé d’euthanasie. La relation et l’empathie que j’éprouvais à leur égard m’ont fait réfléchir à mon rôle en tant que médecin accompagnant les patients en fin de vie, et je me devais en toute logique d’écouter, d’entendre et de respecter ces patients dans leur volonté propre.

Une parole et un cadre

Si, pour le patient, la loi dépénalisant l’euthanasie a permis une libération de la parole et une expression beaucoup plus claire de sa volonté, elle a également amené un cadre pour le soignant. Pratiquer une euthanasie dans la légalité, c’est s’appuyer sur la réflexion de toute une société, c’est être moins seul au moment de l’acte. Que l’on soit face à un patient qui demande un accompagnement « classique » de fin de vie ou à un patient en demande d’euthanasie, je pense que l’essentiel est d’établir une relation de confiance, d’ouverture et de respect de la volonté, je dirais presque de l’identité de la personne. À partir de cette ouverture, le travail peut commencer. Un travail d’approche mutuelle, de discussions médicales, philosophiques et spirituelles. Je n’ai pour ma part jamais proposé ou évoqué une demande d’euthanasie à un patient en fin de vie. J’ai toujours eu le sentiment ou l’impression, peut-être à tort, que proposer une euthanasie à un patient extrêmement fragilisé était d’une certaine manière lui dire : « À mes yeux, ta vie ne vaut plus la peine d’être vécue ». Je suis par contre convaincu qu’en exprimant clairement à un patient mon ouverture totale, je lui ouvre la porte à l’expression de son ressenti le plus profond. Ayant travaillé pendant des années dans un service d’oncologie, il m’apparaît évident que sans une justesse diagnostique, thérapeutique et pronostique vis-à-vis du patient, il est impossible d’établir la relation de vérité, socle indispensable à l’introspection et à la formulation du fond de son ressenti personnel. Cette approche de la réalité médicale de la situation doit impérativement se faire avec la plus grande délicatesse, en s’adaptant à la capacité de cheminement du patient, pour éviter les ruptures et le déni, catastrophiques tant pour le patient que pour le soignant. Je pense qu’on touche ici à une part émotionnelle de la relation. Cela peut faire peur à beaucoup de soignants, par l’intensité du moment. Si elle n’est pas une image classique de l’enseignement de la médecine, celle du soignant assis dans une grande proximité de son patient, connecté à lui par un regard humble et profond, en ouverture émotionnelle à l’entièreté de son être, de sa personne, de son vécu et de sa réflexion, cette image a pour ma part souvent permis de dépasser un malentendu, une incompréhension, et l’accès à une plus grande vérité.

Cette relation de confiance mutuelle est à mes yeux indispensable pour permettre au patient, s’il le souhaite, de se livrer dans les limites qu’il fixe lui-même, et au soignant de percevoir ce qui vibre à l’intérieur du patient.

La plupart des patients que j’ai rencontrés dans le cadre d’une demande d’euthanasie aimaient profondément la vie. Ce n’était pas des personnes suicidaires. Ils acceptaient cependant difficilement une vie qui a leurs yeux perdait son sens, et dans laquelle ils avaient le sentiment de perdre une part de leur dignité. Je voudrais dire ici que mourir dans la dignité est pour moi beaucoup plus large que mourir par euthanasie. La dignité est un concept extrêmement personnel. Accepter d’affronter jusqu’au bout une dégradation, de perdre le contrôle, de lâcher prise est aussi d’une grande dignité. Pour le patient en demande d’euthanasie, mourir en relation est une façon de rester vivant jusqu’au bout. C’est aussi une manière de ne pas mourir seul, mais accompagné, en pleine connaissance de cause, par les proches qui ont pu le comprendre et le suivre dans son cheminement.

J’ai souvent parlé du moment de communion que peut représenter une euthanasie. Communion entre un patient, une famille et un soignant, en relation et dans le partage jusqu’à la dernière seconde. Au-delà de ces moments d’émotion intense, il y a la transmission d’une énergie de vie. C’est autant une impulsion qu’une conclusion. Ces patients abordent la mort comme un acte ultime de vie. Pour accéder à cette paix intérieure et à cette « réconciliation » avec la mort, il y a en amont tout un travail d’acceptation personnelle et de partage avec l’entourage. La souffrance devenue insupportable a pris le pas sur la volonté de poursuivre une vie qui apparaît désormais plus violente et plus douloureuse que la mort. Pour les proches, cette évolution du patient peut parfois être perçue comme un abandon. Ces difficultés majeures de l’entourage demandent elles aussi à être écoutées, entendues et accompagnées. Au-delà d’une explicitation, il y a parfois un travail de réconciliation à entreprendre. Les différentes conceptions religieuses et/ou philosophiques nécessitent elles aussi un débat, une réflexion pour tenter de parvenir à une compréhension mutuelle. En tant que soignant, c’est souvent un point sensible et complexe que l’on doit nécessairement prendre en compte pour permettre l’accès à l’harmonie finale essentielle, et pour assurer la survie psychique de ceux qui restent. Il est donc indispensable que le soignant puisse établir un rapport de confiance avec l’entourage, comme il l’a fait avec le patient lui-même. Le soignant qui n’est pas dans un processus personnel de cheminement par rapport à sa propre finitude se retrouve démuni face à un patient qui, lui, est peut-être déjà avancé dans ce processus.

Urgence relationnelle

Donner la mort à un patient exige de franchir un interdit majeur de notre société. On ne peut s’obliger à pratiquer l’acte d’euthanasie. Au-delà de la difficulté technique, il faut gérer et maîtriser sa propre émotion tout en accompagnant celle de la famille. J’ai toujours déconseillé à un médecin qui n’était pas totalement en accord avec lui-même par rapport à l’acte de le pratiquer. Cependant, j’ai constamment refusé de réaliser une euthanasie à domicile sans la présence du médecin de famille. J’ai réalisé au fil du temps qu’une autre grande angoisse de nombreux soignants est le moment d’effondrement de l’entourage d’un patient qui décède. Je crois profondément qu’un soignant qui peut partager ce moment d’effondrement dévoile là toute son humanité, tout en sachant que souvent ce sera à lui de redonner l’impulsion vitale indispensable à la continuité. L’accompagnement des patients en procédure d’euthanasie m’a aidé à me réconcilier avec ma propre mort. Pouvoir mourir respecté dans sa volonté de maîtrise, respecté dans son concept propre de dignité, entouré des êtres aimés, partir en paix avec soi-même et avec les autres, c’est quelque chose d’extrêmement rassurant. Une fois le délai fixé, le temps étant compté, la parole se libère et c’est ce que j’appelle « l’urgence relationnelle ». Cette expérience nous a permis d’oser proposer aux patients en fin de vie qui n’étaient pas en demande d’euthanasie (la grande majorité des cas), une optimalisation de la parole et de l’échange avec leurs proches, à les encourager le plus possible à dire les choses, à réparer certains conflits, et c’est ce qui s’est produit. Cela a donc eu des conséquences sur notre prise en charge de tous les patients en soins palliatifs. Quelle que soit la volonté du patient, un point fondamental pour un soignant est l’ouverture, la tolérance, l’acceptation de l’autre dans sa singularité propre. Le travail de deuil sera difficile et parfois long. Mais je suis convaincu de l’importance du soutien des soignants pour tâcher d’éviter au maximum les deuils pathologiques.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°100 - septembre 2022

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