« Dès qu’un humain vient à la vie, il est assez vieux pour mourir » [1]. Aussi évidente que soit la chose, la rappeler peut avoir du sens tant nous oublions généralement de considérer que les questions relatives à la fin de vie se posent aussi lorsque celle-ci vient à peine de commencer.
Partout dans le monde, c’est durant son premier mois de vie qu’un enfant risque le plus de décéder [2]. Si ce décès survient dans un service de néonatalogie intensive, il est fort probable qu’il soit anticipé, c’est-à-dire précédé de discussions et de décisions [3]. Qu’en est-il donc de ces décès aux soins intensifs ? Comment se déroulent-ils ? Sur quoi portent ces discussions et ces décisions qui les précèdent ? Comment celles-ci sont-elles organisées ? Qui y participe ?
Deux études ont examiné ces questions au sein des services de néonatalogie intensive de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) [4] et nous permettent d’en savoir un peu plus. La première a été réalisée en 2014 à partir d’un questionnaire autoadministré auprès des néonatologues des onze services de néonatalogie intensive que compte la FWB [5]. La seconde repose sur vingt-deux journées d’observations principalement menées en 2019 dans six services volontaires [6].
Une approche différente
Aussi jeune soit-elle, la néonatalogie a déjà une histoire. Un premier trait marquant de cette histoire concerne l’humanisation des soins et s’expliquerait en grande partie grâce à la mise en place des « soins de développement », des soins présentés comme reposant sur « une approche individuelle, familiale et environnementale du bébé dès sa naissance ». Il ne s’agit pas seulement d’être revenu de cette période où l’on estimait que les nouveau-nés n’éprouvaient pas la douleur, mais d’apporter une attention permanente à leur bien-être et à leur développement. Dans cette perspective, l’importance des parents a été reconnue si bien qu’ils ne sont plus comme autrefois tenus à l’écart des services, mais au contraire de plus en plus encouragés à être présents et à participer à certains soins. Une infirmière témoigne : « on est plus que des soins intensifs, car on n’a pas seulement un patient qu’il suffit de traiter… ici c’est aussi les parents, la famille et sa genèse dont on prend soin » [7]. On remarquera aussi à cette fin la présence dans chaque service de psychologues, assistantes sociales et partenaires enfants-parents (PEP’S) de l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE).
Toutes ces transformations sont également visibles lorsque les soins curatifs se révèlent vains pour la bonne santé du nouveau-né. Les soins palliatifs se développent depuis plusieurs années ainsi qu’une tout autre manière d’envisager les situations de fin de vie. À nouveau, autrefois tenus à l’écart de ces situations, les parents y sont désormais de plus en plus associés. Par exemple, lorsqu’un nouveau-né n’a pas de chance de survie, mais présente des signes de vie à l’accouchement, certains services proposent à la mère de le prendre dans ses bras. Un néonatologue explique : « Initialement, cela stressait beaucoup les équipes : “il va vivre deux heures… il va gasper trois heures…”, mais, même si ce n’est pas encore évident pour tout le monde, certains soignants ont complètement changé de perspective pour adopter celle des parents, car ils ont compris que leur vécu est très différent. Eux, les parents, ils sont heureux d’avoir leur enfant trois heures, ce sont d’ailleurs les trois seules heures qu’ils auront ensemble ». Autre exemple, après les décès, les équipes proposent généralement aux parents une « boîte mémorielle », avec notamment, selon les services, des photos professionnelles, des empreintes du bébé, une carte de l’équipe…
Un autre trait marquant relatif à l’histoire de la néonatalogie réside dans les progrès techniques et scientifiques considérables qu’elle a connu ces dernières décennies. La néonatalogie dispose ainsi de moyens capables de sauver des vies promises encore il y a peu à une mort certaine, par exemple des enfants nés à 22 semaines d’aménorrhée ou avec un poids de naissance inférieur à 400 grammes. Ce que permettent ces progrès pose néanmoins parfois question. Il arrive que certaines de ces vies qui peuvent désormais être sauvées souffrent d’affections telles que la mort est parfois jugée préférable. Dans d’autres cas, ce sont les soins mis en œuvre qui sont remis en cause. Certains soins s’avèrent en effet tellement invasifs et agressifs qu’ils peuvent causer de lourdes séquelles et apparaître ainsi malfaisants.
Des questions délicates
Les avancées techniques et scientifiques qui contribuent au développement de la néonatalogie multiplient ainsi les situations où se posent des questions de fin de vie particulièrement délicates. Lorsqu’elles concernent des nouveau-nés, ces questions sont de trois ordres et interviennent à des moments différents. La première est de savoir s’il faut ou non entreprendre des soins curatifs. La deuxième est de savoir s’il faut ou non interrompre les soins curatifs. La troisième est de savoir s’il faut ou non pratiquer activement une fin de vie. Comment se prennent de telles décisions ? Deux caractéristiques apparaissent ici particulièrement significatives.
Une première caractéristique de ces prises de décision est que l’évaluation de la qualité de vie future de ces tout jeunes patients s’avère plus déterminante que leur seule viabilité. Les données indiquent ainsi qu’un grand nombre d’enfants qui décèdent en néonatalogie auraient pu survivre [8]. Pour l’illustrer, il suffit d’indiquer qu’il existe un large consensus au sein de la FWB pour n’entreprendre aucune réanimation en deçà de la vingt-quatrième semaine d’aménorrhée. Ce choix ne s’explique pas en raison du seuil de viabilité des nouveau-nés, mais s’appuie sur certaines recommandations d’après lesquelles entreprendre une réanimation en deçà de la vingt-quatrième semaine exposerait les nouveau-nés à un risque trop important de graves séquelles.
La seconde caractéristique de ces décisions, du moins selon les observations très parcellaires qui ont pu être menées dans les services de néonatalogie intensive de la FWB, est qu’elles semblent essentiellement prises par les médecins. L’avis des parents pourra plus ou moins avoir été investigué au préalable et les décisions pourront plus ou moins être soumises à leur approbation, mais les parents semblent ne jamais participer directement et activement aux délibérations et aux prises de décision. L’autorité médicale reste ainsi déterminante dans les décisions relatives aux fins de vie.
Chacune de ces caractéristiques soulève des questions, et plus encore si elles sont considérées ensemble. Parmi celles-ci, la suivante : si le critère décisif lors des prises de décision de fin de vie ne réside pas tant dans la détermination de la viabilité du nouveau-né que dans la détermination de sa qualité de vie future, alors ne convient-il pas d’ouvrir les délibérations et les prises de décision au-delà de la seule autorité médicale ? En effet, dès lors que la qualité de vie est une réalité à la fois subjective et pluridimensionnelle, il semble pertinent de considérer que cette évaluation ne puisse être réduite à sa seule dimension médicale et nécessite au contraire de considérer d’autres dimensions.
Certaines études pointent que les médecins, notamment en néonatalogie, sous-évaluent très souvent la qualité de vie de leurs patients ; ils auraient en effet généralement tendance à faire reposer leurs évaluations sur des facteurs essentiellement physiques et biomédicaux et à se baser sur des projections d’eux-mêmes s’imaginant devoir vivre la vie de leurs patients. C’est d’ailleurs ce que font également les non- médecins qui n’ont jamais été confrontés aux situations considérées [9]. Or, lorsque cette évaluation de la qualité de vie est directement issue des personnes concernées (par exemple d’anciens patients des services de néonatalogie intensive et leurs parents), il apparaît que ce sont les facteurs psychosociaux et relationnels qui sont déterminants et que les patients font preuve d’un pouvoir de résilience insoupçonné. Le caractère non exclusivement médical des décisions à prendre est d’ailleurs souvent reconnu par les néonatologues. L’un d’eux doute ainsi de la place de l’expertise médicale dans les prises de décision de fin de vie : « la décision n’est ni technique, ni scientifique, ni evidence-based medicine, mais essentiellement humaine, impliquant valeurs et émotions ». Une autre rappelle la grande incertitude liée à certains pronostics. Elle confie avoir tellement rassuré de parents à tort et en avoir tellement inquiétés à tort, qu’elle se garde aujourd’hui de faire des pronostics : « plus j’avance et plus je sais que je ne sais pas ». Ainsi, les prises de décision de fin de vie semblent nécessairement intégrer des critères non médicaux. Certains néonatologues affirment faire intervenir dans leurs prises de décision des critères tels que l’éventuelle toxicomanie de la mère ou encore le milieu socio-économique dans lequel l’enfant sera élevé, et d’autres qui s’y refusent fermement pour éviter toute discrimination reconnaissent que, involontairement, de tels critères influencent vraisemblablement leurs prises de décision.
Malgré tous ces éléments, les délibérations et les prises de décision de fin de vie semblent à l’heure actuelle être pensées comme si elles dépendaient essentiellement d’une expertise médicale. Les néonatologues l’expliquent généralement en soulignant la nécessité de préserver les parents du poids qui accompagne la prise de telles décisions. Certaines études soulignent en effet que le vécu de parents confrontés seuls à de telles prises de décision est souvent pire que celui de parents qui n’ont pas dû eux-mêmes choisir [10]. Toutefois cette justification souffre de limites et apparaît moins convaincante que celle d’une volonté de maintenir une forte autorité médicale sur ces questions. En effet, on peut douter que tous les parents souhaitent uniformément ne pas s’impliquer directement dans des décisions aussi déterminantes pour la vie de leur enfant et pour leur propre vie. Il semblerait au contraire que les parents souhaitent très majoritairement prendre part aux décisions, mais souvent en étant accompagnés par les soignants [11]. Leur souhait semble ainsi plutôt conforme au modèle de la prise de décision partagée qui implique une véritable collaboration des parents avec les soignants [12]. Comparée aux modèles paternaliste et autonomiste, la peine des parents consécutive à une fin de vie décidée pour leur enfant serait également moindre lorsque la décision est perçue comme partagée [13]. D’autre part, l’attachement à l’autorité médicale semble aussi pouvoir être déduit du fait que les soignants qui ne sont pas médecins (infirmières, psychologues, assistantes sociales, PEP’S…) apparaissent aussi généralement absents des délibérations et des prises de décision, et ce alors que, comme les néonatologues ne manquent jamais de le reconnaître, ils sont beaucoup plus proches et connaissent mieux les patients et les parents que ne le peuvent les médecins.
Une situation qui peut sembler paradoxale
La néonatalogie se caractérise par une implication toujours plus grande des parents dans les soins, y compris lorsque ceux-ci accompagnent une fin de vie. Bien qu’ayant été difficile à initier, cette implication est aujourd’hui jugée positive et nul n’imagine revenir en arrière. Pourtant, cette implication semble nettement moins présente lors des délibérations où il s’agit de décider des fins de vie. Ces prises de décision semblent en effet encore marquées par une grande autorité médicale, ce qui, en raison de la nature même de ces décisions, apparaît problématique. Se pose dès lors la question de savoir comment ouvrir davantage les délibérations où se décident les fins de vie, d’une part à l’ensemble des soignants, et d’autre part aux parents. Pour relever ce défi, on soulignera la très grande expérience dont disposent déjà les néonatologues lorsqu’il s’agit de communiquer avec les parents, et la tout aussi grande expérience des autres soignants présents dans les services, dont les infirmières qui ont déjà ouvert la voie en partageant au quotidien leur rôle avec les parents.
[1] J. von Tepl, Der Ackermann aus Böhmen, c.1400.
[2] data.unicef.org.
[3] J. Hellmann et al., “Neonatal deaths : prospective exploration of the causes and process of end-of-life decisions”, Archives of disease in childhood, Fetal and neonatal edition, 2015.
[4] Études financées par le Fonds Houtman, en collaboration avec les services de néonatalogie intensive de la FWB et l’Institut de recherche santé et société de l’UCLouvain (IRSS).
[5] I. Aujoulat et al., “Endof- life decisions and évaluapractices for very preterm infants in the Wallonia- Brussels Federation of Belgium”, BMC Pediatrics, 2018.
[6] H. Dusausoit, I. Aujoulat, Les enjeux éthiques dans les services de néonatalogie intensive. Une étude de terrain en Fédération Wallonie-Bruxelles, Rapport final de recherche, 2021
[7] Les témoignages sont extraits de la seconde étude.
[8] J. Hellmann et al., op. cit.
[9] S. Saigal, J. Tyson, “Measurement of Quality of Life of Survivors of Neonatal Intensive Care : Critique and Implications”, Seminars in Perinatology, 2008 ; A. Payot, K. Barrington, “The Quality of Life of Young Children and Infants with Chronic Medical Problems : Review of the Literature”, Current Problems in Pediatric and Adolescent Health Care, 2011.
[10] K. Orfali, E. Gordon, “Autonomy gone awry : a cross-cultural study of parents’ experiences in neonatal intensive care units”, Theoretical Medicine, 2004.
[11] V. Madrigal et al., “Parental decision-making preferences in the pediatric intensive care unit”, Critical Care Medicine, 2012.
[12] Ce modèle, qui entend dépasser les limites des modèles paternaliste et autonomiste, est considéré depuis des années comme le plus adéquat, y compris en néonatalogie.
[13] L. Caeymaex, et al., “Perceived role in end-oflife decision making in the NICU affects long-term parental grief response”, Archives of Disease in Childhood : Fetal & Neonatal, 2013.
Cet article est paru dans la revue:
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