À travers une série de regards croisés, nous avons dressé un état des lieux des atteintes portées par la mise en œuvre d’un programme politique néolibéral contre l’État social et les piliers qui le composent au cours des quarante dernières années. Un bilan, certes partiel, mais qui met en lumière l’ampleur des dommages subis par la population dans divers champs de la vie sociale, économique et culturelle.
Dans le domaine de la protection sociale, c’est au tournant des années 2000 qu’un changement de paradigme s’est opéré avec la conception d’un État social actif censé « moderniser le modèle social européen » lorsque l’Union européenne s’est donné pour objectif de devenir « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale [1]. » En rupture avec les compromis sociopolitiques fondateurs de l’État social et la logique socioéconomique dans laquelle il s’inscrivait, l’État social actif a bouleversé l’organisation de la protection sociale et du marché du travail en misant sur l’activation des individus, allant jusqu’à les rendre responsables des échecs de ce nouveau modèle supposé les servir. « La notion de risque traditionnellement associée à l’assurance sociale céderait alors la place à celle de faute, imputée trop rapidement aux jeunes en décrochage scolaire, aux chômeurs de longue durée et aux prépensionnés, plutôt qu’aux défaillances des institutions d’intégration que sont l’école ou l’entreprise. » [2]
Au début des années 2000, la mise en place de ce modèle devait « faire en sorte que l’émergence de cette nouvelle économie [de la connaissance] n’ait pas pour effet d’aggraver les problèmes sociaux actuels que sont le chômage, l’exclusion sociale et la pauvreté [3]. » Pourtant, en ciblant les catégories de population les plus éloignées du marché du travail (jeunes, femmes, allocataires sociaux et travailleurs âgés), les mesures d’activation affaiblissent les personnes les plus vulnérables qui peinent à trouver un emploi de qualité, stable et durable, et alternent des périodes d’occupation dans des emplois précaires et des périodes de chômage pendant lesquelles elles doivent démontrer qu’elles mettent tout en œuvre pour retrouver un emploi sous peine de sanctions. En outre, en raison du désinvestissement dans les services publics, l’accueil et l’accompagnement humain de proximité, de nature à réduire les inégalités sociales, font parfois défaut et génèrent des situations de non-recours aux droits.
Le cercle vicieux de l’austérité
Dans un contexte d’austérité généralisée, les services publics souffrent d’un sous-financement structurel qui ne peut être comblé par des refinancements ponctuels. Dans le secteur de la santé, on assiste aussi à une privatisation croissante du système de soins qui se traduit par la généralisation des pratiques de gestion managériale, le recours accru à la sous-traitance et la mise sous pression du personnel soignant soumis à des baisses de motivation, des burn-out, voire des démissions. Avec pour conséquences au niveau institutionnel, la mise en concurrence des organisations publiques et de celles à finalité commerciale et l’instauration d’une médecine à deux vitesses et, partant, l’absence de réponse adéquate aux besoins de soins qui augmentent en raison de la pauvreté croissante, de la pollution, des conditions de vie et de travail toujours plus stressantes…
Outre un sous-financement structurel, la justice pâtit aussi d’un manque de personnel qui génère épuisement et frustration dans le chef des travailleurs, d’une sous-informatisation qui ralentit les procédures et suscite l’incompréhension des justiciables, de la vétusté et de l’insalubrité de nombreux bâtiments qui témoignent à eux seuls de l’état de la justice. Seule une stratégie de refinancement multidimensionnelle pourrait venir à bout de ces nombreux écueils.
Au niveau de l’enseignement, malgré les décrets successifs qui visent à augmenter l’hétérogénéité sociale dans les écoles et à donner à tous les élèves des chances égales d’émancipation sociale, l’offre est profondément inégale et s’inscrit dans un marché où les établissements luttent pour attirer les élèves les plus nantis. Cette logique concurrentielle est renforcée par l’organisation en réseaux qui développent des stratégies de gestion entrepreneuriale pour conserver ou gagner des parts de marché en opposition à la finalité de service public de l’enseignement. En résulte un système de relégation qui assigne des places dévalorisées aux jeunes sur base de leur origine sociale et de leur plus ou moins grande proximité avec la culture scolaire.
Quant aux politiques publiques en matière de mobilité, elles pâtissent depuis une vingtaine d’années d’un réformisme qui, de l’échelon local jusqu’au niveau européen, parvient efficacement à différer l’urgence de développer une mobilité durable des personnes et des marchandises pour contribuer à la protection de nos sociétés face aux changements climatiques. Les effets de ces bouleversements deviennent de plus en plus tangibles, y compris dans nos contrées, et pourtant cet enjeu sociétal est systématiquement relégué au dernier rang des priorités politiques.
Et demain ?
Au terme de ce tour d’horizon, plusieurs questions émergent. Parmi celles-ci, comment résister au « rouleau compresseur » du programme politique néolibéral ? Et comment penser et construire l’État social de demain ?
Le discours néolibéral, « c’est un “discours fort”, qui n’est si fort et si difficile à combattre que parce qu’il a pour lui toutes les forces d’un monde de rapports de forces qu’il contribue à faire tel qu’il est », expliquait déjà Pierre Bourdieu dans les années 1990 [4]. L’État social a indéniablement été ébranlé par quarante années de néolibéralisme. Pourtant, il demeure d’actualité, notamment grâce aux résistances observées au niveau des « structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur » que sont les associations, syndicats, mutuelles, maisons médicales… et au travers des solidarités sociales et familiales qui permettent à l’ordre social de ne pas s’effondrer. Il revient à chacun et chacune d’entre nous, à notre échelle, de poursuivre ce travail de résistance au quotidien et de démontrer par nos pratiques qu’une organisation sociale fondée sur la mutualisation des risques sociaux, la régulation des rapports de travail et le déploiement de services publics accessibles apporte le bien-être au plus grand nombre.
Par ailleurs, comment penser la transformation de l’État social en un État social-écologique qui réconcilierait la question sociale et le défi écologique ? Les risques sociaux comprennent désormais une importante dimension environnementale et nous sommes en droit d’exiger de l’État qu’il développe de nouveaux moyens pour nous en protéger. Face à l’augmentation des coûts liés à la multiplication et à l’intensification des changements climatiques, à la montée en puissance des assurances privées pour couvrir (partiellement) ces risques et à l’accroissement des inégalités sociales qui en découlent, il nous revient aussi de prendre part à la construction d’un État social-écologique qui, demain, nous permettra de « mutualiser ces coûts pour les réduire et les répartir plus justement, tout comme l’État-providence le fait pour les risques sociaux depuis plus d’un siècle » [5]. Il est donc grand temps d’organiser des rencontres, des débats et des actions, à l’image du prochain congrès des quarante ans de la Fédération des maisons médicales, pour faire advenir cet État social-écologique.
[1] Conclusions de la présidence du Conseil européen de Lisbonne, www.consilium.europa.eu, 23 et 24 mars 2000.
[2] I. Cassiers, P. Reman, « Ambivalences de l’État- providence. À l’horizon d’un État social actif », Informations sociales , n° 142, juin 2007.
[3] Conseil européen de Lisbonne, op cit.
[4] P. Bourdieu, Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale , Raisons d’agir, 1998.
[5] L. Eloi, Le Bel avenir de l’État providence , Les liens qui libèrent, 2014.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°96 - septembre 2021
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