Pénalisation de la cohabitation, limitation de la durée des séjours à l’étranger, contrôles domiciliaires… Les reculs sociaux ne se comptent plus pour les personnes âgées les plus démunies bénéficiant d’une allocation sociale censée leur garantir le droit à une vie décente.
Institué en 1969 dans un contexte de luttes et de conquêtes sociales, le revenu garanti aux personnes âgées était octroyé sous conditions aux personnes qui n’avaient pas ou peu de pension, pour éviter qu’elles ne basculent dans la pauvreté [1]. Assimilable au revenu d’intégration sociale octroyé par les CPAS, ce droit résiduaire s’ouvrait en dernier ressort, compte tenu des ressources financières (pensions, capital immobilier, mobilier…) dont disposait le demandeur. Une condition de résidence en Belgique et une durée maximale de trois mois pour les séjours à l’étranger étaient imposées, mais seule la première condition faisait l’objet d’un contrôle.
Au fil du temps, et de manière plus accentuée au cours des dernières législatures, le droit à ce revenu minimum s’est vu raboté par la multiplication des conditions d’octroi et l’intensification des contrôles.
Une réforme, des écueils
En 2001, une nouvelle loi instituant la garantie de revenu aux personnes âgées (GRAPA) remplaça l’ancienne législation. La réforme du ministre de l’Emploi et des pensions Frank Vandenbroucke présentait plusieurs régressions sociales :
Instauration d’un taux cohabitant appliqué au demandeur qui partage la même résidence principale avec une ou plusieurs autres personnes, excepté les enfants mineurs d’âge, les enfants majeurs pour lesquels des allocations familiales sont perçues, les parents ou alliés en ligne directe ascendante ou descendante [2]. Depuis lors, le montant perçu dépend des ressources et de la situation familiale du demandeur. Au 1er juillet 2021, il s’élève à maximum 1 207,88 euros par mois pour un isolé et à maximum 805,25 euros par mois pour un cohabitant, soit des montants inférieurs aux seuils de pauvreté [3].
Prise en compte des ressources financières de toutes les personnes vivant sous le même toit (parent, partenaire de vie, conjoint, ami, colocataire) entrainant la perception d’un montant moindre, voire la perte du droit à l’allocation. En 2014, le ministre Alexander De Croo reviendra sur cette mesure jugée excessive, en limitant la prise en compte des ressources du demandeur, du conjoint et des cohabitants légaux lors d’une cohabitation.
Limitation de la durée des séjours à l’étranger qui passe de trois mois à un mois par an, sauf en cas d’admission occasionnelle et temporaire dans un établissement de soins ou pour des circonstances exceptionnelles autorisées par le comité de gestion du Service fédéral des pensions (SFP). Le bénéficiaire de la GRAPA qui quitte le territoire belge est obligé d’avertir le SFP avant son départ et de préciser la durée de son séjour à l’étranger. Une procédure de contrôle est mise en place au même moment, au moyen de certificats de résidence envoyés de manière aléatoire aux bénéficiaires qui doivent les faire compléter par leur administration communale. Depuis 2014, outre les suspensions de paiement (en vigueur depuis 2001) pour chaque mois calendrier au cours duquel le bénéficiaire n’a pas séjourné de façon ininterrompue en Belgique, le séjour de plus de six mois à l’étranger entraine la perte du droit à la GRAPA. De retour en Belgique, la personne doit introduire une nouvelle demande assortie d’une nouvelle enquête sur les ressources.
En 2014, le ministre De Croo introduit deux autres changements majeurs dans la législation de la Grapa : l’autorisation pour les bénéficiaires de travailler, compte tenu d’une exonération de 5 000 euros par an sur leurs revenus, et le renforcement du contrôle des capitaux mobiliers au moyen de l’examen des extraits de comptes courants et d’épargne du demandeur et d’une comparaison des ressources déclarées au moment de la demande et de celles en possession du bénéficiaire lors de son décès, pouvant donner lieu à une récupération.Cette dernière mesure illustre la tendance des institutions de sécurité et de protection sociales à considérer les allocataires sociaux comme des fraudeurs en puissance.
Assignation à résidence
En juillet 2019, le ministre Daniel Bacquelaine va un pas (de géant !) plus loin lorsqu’il renforce le contrôle de la résidence des bénéficiaires et l’étend au territoire belge. Désormais les bénéficiaires doivent informer préalablement le SFP de tout séjour à l’étranger, quelle qu’en soit la durée, mais aussi de tout séjour en Belgique de plus de vingt et un jours consécutifs dans un autre endroit que leur résidence principale. Cette mesure entrave un peu plus la liberté de circulation des ayants droit à la GRAPA et accentue le soupçon généralisé de fraude sociale qui pèse sur eux. En outre, cette mission a été confiée… à Bpost ! Une fois par an, de manière aléatoire, un facteur se rend au domicile du bénéficiaire pour contrôler sa résidence et vérifier son identité. En cas d’absence, il se représentera deux fois dans un délai de vingt et un jours, puis, au troisième passage, laissera un certificat de résidence à faire remplir par la commune et à renvoyer au SFP dans les cinq jours ouvrables (au lieu de vingt et un auparavant). À défaut, le paiement de l’allocation est suspendu. Une pratique inédite dénoncée par nombre d’associations (Gang des Vieux en Colère, Ligue des droits humains, CPAS, syndicats, mutuelles…), car contraire à l’article 33 de la Constitution qui impose à chaque autorité administrative d’exercer elle-même les compétences qui lui sont confiées, selon un avis rendu le 17 janvier 2020 par l’Autorité de protection des données. Désormais des personnes âgées, malentendantes ou moins valides, vivent dans la peur de rater ce coup de sonnette duquel peut dépendre leur maigre revenu (voir encadré). Elles hésitent à sortir, à rendre visite à un ami ou à séjourner quelques jours chez leurs enfants. Ces contrôles – temporairement suspendus jusqu’au 30 septembre 2021 en raison de la pandémie de Covid-19 – sont vécus comme une forme d’assignation à résidence et peuvent avoir une incidence sur la qualité de vie et la santé des aînés souffrant déjà d’isolement social.
« Rien qu’à y penser, ma gorge se serre »
Un jour de novembre 2019, coup de sonnette. Je dévale les deux étages qui séparent mon appartement de la porte d’entrée aussi vite que ma vélocité de personne âgée me le permet. J’ouvre la porte. Un facteur. Il me demande ma carte d’identité. Et de refaire l’aller-retour en espérant que ma relative hâte n’ait pas raison de sa patience et surtout de son emploi de temps chronométré. De nouveau face à lui, il vérifie mon identité, me tend une enveloppe et me demande d’apposer ma signature sur une machine électronique. L’entretien se clôture là.
Est-ce ça, le lien social annoncé par le ministre Bacquelaine ? J’ouvre l’enveloppe : « Attestation de présence au domicile ». Non datée, elle m’informe, entre autres, que : « Le facteur de Bpost vous a remis cette lettre en mains propres, ce qui confirme votre présence en Belgique. Vous ne devez donc rien faire et nous continuerons à payer votre GRAPA. » Autrefois, lorsque je recevais le certificat de résidence par courrier, j’avais vingt-et-un jours pour aller à la commune faire constater ma présence en Belgique et envoyer le document au service des pensions. Bien que la sensation de contrôle était présente, c’était nettement moins angoissant, car si cette fois j’ai entendu le coup de sonnette, qu’en sera-t-il du prochain contrôle surprise et aléatoire ? L’entendrai-je ? Même si je suis chez moi ? De la cuisine, quand je regarde un film ou que j’écoute de la musique, je n’entends pas le son de la sonnette. Rien qu’à y penser, ma gorge se serre. Sans ce supplément de pension, je ne pourrais pas payer mon loyer. Un membre du Gang des Vieux en Colère [4], bénéficiaire de la GRaPa.
Portée des contrôles
Aujourd’hui, selon les chiffres de la coalition d’associations, syndicats et mutuelles qui s’oppose à ces contrôles [5], environ 110 000 personnes perçoivent une GRAPA, parmi lesquels une très grande majorité de Belges (96,3 %) ou de citoyens européens, dont 65,5 % de femmes et 35 % d’anciens indépendants.
Sur les 56 712 contrôles qui ont eu lieu en quatre mois, 538 sanctions « justifiées » ont été comptabilisées, soit un taux de 0,95 %. La fraude sociale à la GRAPA est donc quasiment inexistante. « Si l’on ajoute que la GRAPA représente 2 % du budget des pensions et 0,55 % de celui de la protection sociale en Belgique, on utilise un bazooka pour tuer une mouche », estime Merlin Gevers du Réseau belge de lutte contre la pauvreté (BAPN) [6]. Le collectif d’associations, qui a manifesté en mai 2021 devant le cabinet de l’actuelle ministre des pensions Karine Lalieux, plaide pour le maintien de la suspension des contrôles et pour une réforme globale de la réglementation. Il pose une série de balises qui devraient guider l’action de la ministre :
L’augmentation envisagée des exemptions de contrôle (acquises pour les personnes âgées de plus de quatre-vingts ans, celles séjournant en maisons de repos ou souffrant de problèmes psychiatriques) n’est pas la (seule) solution. « La diminution du nombre de contrôles réalisés annuellement ne doit pas empêcher d’examiner la proportionnalité et l’humanité de la procédure quand elle a lieu », précise le collectif.
Une meilleure garantie de la liberté de circuler. La limitation des voyages à l’étranger à un maximum de 29 jours par an retreint certains bénéficiaires dans leur visite à leurs enfants installés à l’étranger et est discriminatoire par rapport aux conditions en vigueur dans le système des allocations pour personnes handicapées (limitation des séjours à l’étranger à 90 jours par an).
La garantie d’une vie privée préservée. Le statut de bénéficiaire d’une allocation sociale ne concerne que l’administré et l’administration, pas un tiers. « Le dépôt d’une lettre (fermée, dont le contenu reste donc confidentiel) doit être envisagé dès la première étape du processus de vérification », estime le collectif.
Des délais raisonnables et en accord avec la charte de l’assuré social [7], qui rassemble les grands principes liés aux droits et devoirs des assurés sociaux et vise à protéger la population au moyen de règles qui s’imposent à toutes les institutions de sécurité sociale. Le délai de cinq jours pour réagir au dépôt d’un document dans sa boite aux lettres est trop court et non conforme à son article 11 qui énonce que le demandeur dispose d’un mois pour fournir les renseignements demandés par une institution de sécurité sociale.
Une possibilité pour les personnes de se faire entendre et se faire assister avant toute sanction. Les personnes âgées ont le droit de se faire accompagner dans leurs démarches et d’être écoutées lorsqu’elles sont soupçonnées d’avoir séjourné à l’étranger.
Une revalorisation substantielle des montants et l’ouverture d’un chantier sur les conditions d’évaluation des ressources fixant le montant de la GRAPA. « Si l’on s’en tient aux augmentations déjà décidées, le montant mensuel de la GRAPA approchera en 2024 le seuil de pauvreté, uniquement pour le taux isolé », d’après le collectif. Or, compte tenu de la plus grande fréquence des problèmes de santé chez les personnes âgées en situation de pauvreté, ce seuil de pauvreté est sous-estimé.
Entretemps, Karine Lalieux a confirmé qu’une réforme de la GRAPA était à l’étude. Gageons qu’elle remédiera aux régressions sociales subies depuis des décennies par les bénéficiaires et qu’elle reviendra sur les atteintes plus récentes portées à leur vie privée et à leur liberté de circuler.
[1] . Cet article s’appuie sur une brochure de l’Atelier des droits sociaux : C. Durieux, La GRAPA. Les renforcements des contrôles des bénéficiaires âgés de plus de 65 ans, www.ladds.be, 2020.
[2] Le taux isolé s’applique aux personnes séjournant en maison de repos, en maison de repos et de soins ou en maison de soins psychiatriques.
[3] Suite à la pandémie de Covid-19 qui a engendré des coûts supplémentaires, plus encore pour les publics fragilisés, une prime exceptionnelle de 50 euros est automatiquement versée à tout bénéficiaire de la GRAPA depuis juillet 2020. Cette mesure a été prolongée jusqu’à la fin septembre 2021.
[4] Le Gang des Vieux en Colère est un mouvement citoyen indépendant et non partisan qui se bat pour que les générations futures puissent vieillir dans la dignité (www. gangdesvieuxencolere.be).
[5] Collectif, Réforme à venir de la GRAPA, Balises d’un collectif d’associations, syndicats et mutuelles en vue d’évoluer vers un système proportionnel , 2021.
[6] P. Lorent, « On utilise un bazooka pour tuer une mouche », Le Soir , 21 avril 2021.
[7] . Loi du 11 avril 1995 visant à instituer « la charte » de l’assuré social.
Cet article est paru dans la revue:
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