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François De Smet : « On se heurtera à une frustration grandissante si nous continuons à laisser prospérer des inégalités »

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Santé conjuguée n°96 - septembre 2021

Le président de Défi entend transformer la crise sanitaire du Covid-19 en opportunité. Celle de revoir notre façon de faire de la politique.

Quelles sont les préoccupations de votre parti concernant la santé et la prévention ?

F.D.S. : Le modèle belge a beaucoup souffert de communautarisations et de régionalisations successives, en général pour des arguments qui n’ont rien de rationnel et pas seulement dans le cadre de la santé. Mais en particulier dans ce domaine, la sectorisation conduit à un fatras : neuf ministres ont des compétences éclatées. Je ne vois pas comment on peut défendre que la prévention et les soins dépendent de différents niveaux de pouvoir. C’est comme si la main qui choisit de soigner (et éventuellement faire de l’organisation, des économies ou de refinancer) n’avait pas de vue sur ce que fait l’autre pour prévenir. Or on sait qu’un euro investi en prévention permet d’économiser grandement un euro en soins. Depuis la division de la prévention entre communautés, on ne serait même plus capable de faire une campagne nationale contre l’obésité ou contre le tabac ! Je ne pense pas qu’il faille tout refédéraliser – des choses sont très bien exercées au niveau des régions et des communautés –, mais ce qui concerne la santé et la sécurité d’existence, en ce compris le social et les allocations familiales – scindées en dépit de toute logique – devrait être rapatrié au niveau fédéral. Notamment pour contrer cette division entre le curatif et préventif. Quelle déperdition de moyens !

Quelle que soit la famille politique francophone, cette parcellisation des compétences est décriée. Quelle est votre tactique pour la contrer concrètement ?

L’idée est de sortir des réformes de l’État, de ce champ irrationnel. C’est très à contre-courant, mais je crois que c’est une idée qui infuse : ramener de la raison, consulter les acteurs de terrain. Et jouer cartes sur table lors des prochaines élections. Qui veut une réforme de l’État pour détricoter un peu plus ce pays ? Et qui veut une réforme de l’État pour réparer les erreurs des précédentes ? Ce qui, il ne faut pas l’exclure malheureusement, devrait aussi mener à un bras de fer avec nos amis flamands, en tout cas les plus nationalistes d’entre eux qui vivent pour une grande partie sur le détricotage progressif de l’État. La crise du Covid pourra changer un peu la donne ; l’essentiel va resurgir. Nous avons réalisé un sondage interne, et c’est ce qui ressort aussi de toutes les consultations bien avant la pandémie et même avant les élections 2019 : la santé est la première préoccupation des gens. C’est normal, c’est le domaine à la fois de l’intime, de la peur de la fin de vie, prématurée ou pas, pour soi-même et pour ses proches. Transformons donc cette crise en opportunité, pour faire en sorte que la santé ne soit plus une marge d’ajustement d’une réforme de l’État éventuelle demandée pour des motifs financiers nationalistes. Notre système a objectivement de grandes qualités, c’est un modèle qui a bien résisté au Covid même si tout n’a pas été parfait. Les problèmes que l’on doit affronter : la pénurie de médecins généralistes, la désorganisation, le numerus clausus… sont de vraies questions. Je crois que c’est difficile de reparler de la santé, notamment de définancement ou de sous-financement comme par le passé, avec les mêmes données. Le Covid a remis en lumière la précarité du personnel soignant, du moins d’une partie car on pourrait aussi parler des inégalités au sein du personnel soignant… Le débat ne va pas se poser sur les mêmes bases qu’avant.

Vous définissez Défi comme un parti libéral social. Comment apparier ces deux termes ?

Cela dépend de ce que l’on entend par libéralisme. Je dirais que Défi est plus à gauche sur les libertés fondamentales et plus à droite sur l’économie. Nos sociétés démocratiques ont testé les extrêmes de ces deux modèles. Il reste à essayer d’allier le meilleur de chacun.

La liberté d’entreprendre par exemple stimule la recherche, la créativité, l’innovation et il faut un matelas social pour que les fruits de cette recherche bénéficient à tous. Politiquement, ce n’est pas toujours simple à défendre, mais il y a des gens que cela intéresse, qui ne se sentent à l’aise ni avec les excès du capitalisme ni avec une économie planifiée. L’opposition a fait chorus au Parlement lorsque la secrétaire d’État au Budget a twitté par mégarde le prix des vaccins qui était sous embargo européen. Cette opacité des négociations est discutable et la Commission européenne, qui a tout de même 500 millions de consommateurs derrière elle, qui avait des leviers en main, apparait bien faible face aux Big Pharma. Qu’est-ce que ça aurait été si la petite Belgique avait dû négocier toute seule ! Il y a un problème avec les grands groupes industriels comme ces Big Pharma, les GAFAM et toutes ces puissantes boites. Joe Biden propose, et que cela vienne des États-Unis peut nous surprendre, un impôt beaucoup plus fort sur les grandes multinationales. C’est le chemin à suivre parce qu’aujourd’hui les gains de productivité du capital sont supérieurs à ceux du travail. Notre société se robotise de plus en plus – il n’y a plus moyen de faire ses courses au supermarché sans être obligé d’utiliser le self scanning… Le facteur humain disparait complètement, sans mobiliser davantage les entreprises, y compris pharmaceutiques, qui produisent en partie grâce aux États. Il y a une logique à aller trouver l’argent là où il se trouve. On se heurtera à une frustration grandissante si nous continuons à laisser prospérer des inégalités à ce point-là. Aller vers une taxation plus grande des fruits du capital, ce n’est pas un truc de gauche ou de droite, ça me parait du bon sens. Comme il est logique également de se demander que faire des gens dont l’intelligence se trouve dans les mains lorsque le secteur tertiaire aura tout mangé. La désindustrialisation du monde, c’est un véritable enjeu et les politiques doivent y répondre. La réponse sera fiscale et sociale, je ne vois pas d’autre solution.

L’impôt sur le travail via les cotisations sociales ne permet-il pas une prise de conscience plus importante du principe de socialisation du marché économique, de démocratie sociale ?

Je n’ai pas dit qu’il fallait supprimer complètement l’impôt sur le salaire, ça ne marcherait pas d’ailleurs, notamment parce qu’il est plus facile à capter de cette façon. En Belgique comme dans beaucoup d’autres pays, le consentement à l’impôt n’est pas extraordinaire. Les gens ont l’impression de payer beaucoup pour un service public dont ils ne voient pas toujours les bienfaits. Il y a une insuffisance d’information sur ce que représente l’impôt : à quoi sert l’argent, où va-t-il ? Les gens sont d’accord de payer un impôt très cher s’ils ont un retour sur investissement, pour eux, pour leur famille, pour leurs proches. Si ce n’est que le lien entre individu et collectivité est parfois tendu. C’est tout le sujet de faire société ou pas. Les gens sont repliés sur une forme d’égoïsme, sur leur propre profit sans voir que leur intérêt personnel est lié directement à l’intérêt général.

Cela expliquerait la controverse sur les vaccins et l’obligation vaccinale ?

Nous sommes des animaux sociaux, comme le disait Aristote, mais nous sommes terriblement seuls au bout du compte. Depuis la Seconde Guerre mondiale, nous avons bénéficié de congés payés, de temps de loisir, de temps pour développer ce que l’on appelle en sociologie des « mondes intérieurs » qui font naître des désirs que nos parents, nos grands-parents ou nos arrières grands-parents n’avaient pas nécessairement. Cela fait de nous des bestioles bizarres qui ont besoin d’être flattées dans leur liberté individuelle, leur égoïsme, et qui ont en même temps besoin du contact avec les autres. On a besoin de compter pour les autres. On a besoin de la reconnaissance que nous apportent les autres. Et il y a beaucoup d’estime de soi dans ces débats sur la vaccination. Cela nous offre un merveilleux paradoxe. C’est parce que le discours scientifique est vu comme élitiste, et porté par le politique, qu’il est contesté par une partie de la population. Un mélange un peu baroque d’antivax, d’anti-pass sanitaire, et même de gens qui pensent que le Covid n’existe pas, se coagule dans une forme de contestation politique. À un moment, on fait trop corps avec ses opinions. Le sociologue Gérald Bronner travaille sur les pensées radicales de tout bord : à quel point tout être humain se définit par ses croyances, quelles qu’elles soient, et à quel point il est très difficile de faire changer quelqu’un d’avis parce qu’il a mis tellement d’estime et d’identité dans sa croyance qu’on lui demande d’abandonner une part de lui-même. On en est là. Des gens se sentent exister parce qu’ils sont des contestataires absolus. Pas seulement par rapport au Covid, mais contre un modèle de société qu’ils pensent imposé. Les réseaux sociaux qui nous permettent de penser dans des bulles, de nous voir et de n’interagir qu’avec des gens qui sont d’accord avec nous et d’éviter la confrontation font des dégâts extraordinaires. Notamment de politique populiste, comme on l’a déjà vu avec le Brexit et avec Trump. À se demander si la variole ou la polio auraient pu être éradiquées au temps des réseaux sociaux. Moi, je n’en suis pas sûr.

Le monde virtuel et numérique fait partie du monde réel…

Nous ne sommes qu’aux balbutiements de ce monde. Et il va falloir réfléchir à des formes de modération, Facebook le fait déjà. Dans les années 1950, personne ne voyait de difficultés à ce que les libertés d’expression et d’opinion soient les plus larges possible. C’est un idéal démocratique et les précurseurs des réseaux sociaux actuels s’imaginaient que nous allions engendrer un cercle vertueux, qu’un grand forum mondial où tout le monde pourrait donner son opinion serait magique. Ce n’est pas ce qui arrive. Aujourd’hui, l’avis d’un docteur en médecine renommé a la même valeur que celui de Madame Michu qui n’a pas envie de se faire vacciner parce qu’elle a vu sur internet que ça allait lui apporter la 5G dans le sang… Aucun métier n’est facile aujourd’hui, mais le métier politique va devoir se confronter à cela.

Et pourtant vous vous êtes lancé ! Même si vous annoncez que ce sera temporaire…

J’ai toujours fait de la philosophie politique et j’étais heureux, comme philosophe, commentateur un peu mondain, chroniqueur à la radio pouvant faire la leçon à tout le monde… Mais la tentation de passer du côté des acteurs m’a toujours titillé. Ce qui m’a convaincu de franchir le pas, c’est d’abord bien sûr une opportunité qui m’a été offerte, mais c’est l’époque aussi. Nous vivons une époque fantastiquement dangereuse. On sent une bascule possible. Une époque qui va être très difficile d’un point de vue populiste, qui va éprouver nos modèles démocratiques, qui va aussi éprouver l’éventuelle survie de notre pays. Et en effet, je suis partisan d’un système où on ne fait de la politique qu’une partie de sa vie. La démocratie se porterait mieux si la politique était une sorte de service citoyen qui ne dure qu’un, deux ou trois mandats. Si possible en ayant fait quelque chose avant – c’est ce qui va permettre un apport différent – et d’avoir une vie après, car il faut décrocher. Toute situation de pouvoir devrait être temporaire.

Cet article est paru dans la revue:

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