29 juillet 2021. À plus de cinq mois de la fin de l’année, nous avons dépensé au niveau mondial notre budget en ressources biologiques. C’est le « jour du dépassement » (ou OverShoot Day). Fixé le 29 décembre en 1970, ce dépassement ne cesse de croître depuis cinquante ans. Si seule la Belgique avait été prise en considération, ce dépassement aurait eu lieu le 30 mars.
Au même moment, des représentants des 195 États membres de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques et des scientifiques sont réunis et s’attèlent à approuver le Résumé pour les décideurs du sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental du climat (GIEC) [1]. Ce document de synthèse est clair : les impacts du réchauffement vont s’accélérer et seront réels, bien avant 2050. Les récentes inondations et leur lot de désolations en attestent. Les canicules et leurs records de températures aussi. Le rapport précise que « les niveaux actuels d’adaptation seront insuffisants pour répondre aux futurs risques climatiques ».
Le rapport Meadows, The limits to growth [2], avait déjà attiré l’attention sur ce qui nous arrive. Bien que fortement critiqué à sa sortie en 1972, ses pronostics étaient fiables : les modélisations initiales ont récemment été « vérifiées » sur base des données réelles collectées durant les cinquante années qui ont suivi sa rédaction. Et le résultat est plus qu’inquiétant : parmi les scénarios modélisés, celui qui colle le mieux aux données empiriques et donc le plus en phase avec la réalité prédit un effondrement de la population ainsi qu’un ralentissement de la production industrielle et agricole à partir de 2040.
Enfin, selon le rapport de Rockström et al. publié en 2009 et réactualisé en 2015 [3], sur les neuf limites dont le franchissement ferait basculer le système-Terre dans un état inédit par rapport à celui que nous avons connu depuis la fin du précédent âge glaciaire, nous en avons déjà franchi quatre : celles relatives au climat, à la biodiversité, à l’usage des sols et aux flux de phosphore et d’azote associés à nos activités agricoles.
Nous surconsommons donc et privons nos descendants de ressources vitales et nous surpolluons, rendant leur (sur)vie particulièrement indécise. « Nous » – tant pour la surconsommation que pour la surpollution –, ce sont les habitants les plus riches, que ce soit au niveau mondial ou au niveau des régions déjà les plus aisées. Par exemple, l’Europe. Ce bref extrait du livre de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle [4], est éloquent sur la croissance continue du fossé de ces inégalités : « En 2013, le 0,1 % (1 millième de la population mondiale) le plus riche au niveau mondial détient 20 % du patrimoine mondial, le 1 % détient 50 %. Si un tournant radical n’est pas pris – et il n’est à ce jour pas pris (NDLR) –, toutes choses restant égales par ailleurs, au bout de 30 ans, le 0,1 % (le millième) le plus riche possédera 60 % du patrimoine mondial ! »
Fin de parcours pour les politiques inspirées du néolibéralisme ?
Sommes-nous confrontés à une défaillance du système mondial actuel caractérisé par la montée en puissance des doctrines néolibérales et du capitalisme financier ? Défaillance qui nous a amené à dépasser les limites de validité de notre civilisation ? Dans la foulée, l’État-providence, dont les politiques sociales avaient fait leurs preuves notamment en Europe s’est peu à peu affaibli, sans pour autant être totalement annihilé.
La critique de ce système ne peut éviter aujourd’hui de s’ancrer dans un réalisme écologique, tout simplement parce que « c’est par la lente désintégration environnementale qu’il est en train d’engendrer que ce capitalisme va s’autodétruire en tant que logique systémique » [5].
Au fait de ces constats, le résumé du GIEC se veut très clair : « Nous avons besoin d’une transformation radicale des processus et des comportements à tous les niveaux : individus, communautés, entreprises, institutions et gouvernements […]. Nous devons redéfinir notre mode de vie et de consommation [6].
Une question se pose à ce stade : peut-on considérer que, d’une part, la gestion étatique de la crise du Covid et des inondations et, d’autre part, une série d’indices qui témoigneraient de la prise en compte par les États des enjeux climatiques sont des signes tangibles d’une prise de conscience par les autorités publiques de l’urgence ? Et que les Etats y auraient retrouvé une crédibilité ?
Ce qui marque dans la gestion de la crise du Covid, mais aussi dans la gestion des conséquences des inondations récentes, c’est une sorte de retour en force des États qui viennent soutenir économiquement les entreprises et les travailleurs ou les citoyens touchés de plein fouet et ce sur fond d’une mise en question des dogmes de la rigueur budgétaire. Voit-on là les prémisses d’un retour adapté aux nouveaux enjeux sanitaires et écologiques des politiques de protection sociale ? Il est trop tôt pour le dire, mais un constat au moins nous invite à rester prudents : après dix-huit mois de crise, l’Etat n’a en rien réformé le système de santé fortement impacté par les politiques néolibérales qui ont mis dans le rouge les finances de quasi tous les hôpitaux ; les soignants sont au bout du rouleau, (quasi) aucune valorisation de leurs compétences n’a été faite et on assiste aujourd’hui à une dévalorisation du métier d’infirmier, en pénurie, qui se traduit par… une diminution du nombre d’inscriptions dans ces formations. N’oublions pas non plus que tout cela a été mené dans un contexte de pouvoirs spéciaux qui a mis le Parlement sur la touche, qui a donné beaucoup de pouvoir aux experts (technocratie) et qui a promu l’individualisation des responsabilités plutôt qu’une collectivisation des recherches de solutions.
Le Green Deal européen et son paquet de propositions législatives Fit for 55 sont des signes d’un changement en cours, mais il reste largement insuffisant pour répondre aux constats et aux demandes du nouveau rapport du GIEC6. Oxfam vient de publier une étude [7] qui démontre que les objectifs climatiques « zéro émission nette » (en très résumé : on peut compenser ses émissions en replantant des arbres) privilégiés par les grandes industries polluantes et les États riches sont trop « consommateurs de sol » dans les pays pauvres, ce qui aura des conséquences sur l’équité foncière et sur l’accès à l’alimentation. Dans cette veine, on peut aussi dénoncer que la Belgique, pour atteindre ses objectifs, compte sur les biocarburants (à l’exception de l’huile de palme et de soja) qu’elle incorpore dans ses combustibles fossiles : « Faire rouler nos voitures avec des productions alimentaires est une mauvaise politique. » [8]
Impasses des politiques réformistes
La critique par le philosophe Marc Maesschalck des politiques dites réformistes menées depuis quarante ans est éclairante [9]. Le réformisme se caractériserait par une double dimension.
Sur le plan économique, il s’appuie sur la théorie de l’agent principal : l’intérêt dominant, si on le sauvegarde, offre des garanties par rapport à la redistribution de la richesse. C’est un raisonnement prudentiel, qui est optimal sur le court terme. Mais le court terme mène droit dans le mur.
La politique des groupes d’intérêt : en parallèle de ce qui constitue la démocratie formelle de représentation, laquelle fonctionne cahin-caha, on favorise l’intéressement de différents lobbys à la prise de décision collective, ce qui s’apparente à une forme de démocratie directe du lobbyisme.
Le réformisme serait, poursuit-il, incapable de remettre en question l’équilibre des intérêts dominants. Sa technique fondamentale est de différer l’urgence. « Or, nous n’échapperons plus à l’urgence, il faut s’inscrire démocratiquement dans cette urgence ! »
Les politiques de mobilité au crible du réformisme
Vingt ans d’observation fine et d’évaluation des politiques publiques en matière de mobilité depuis l’échelle locale jusqu’aux politiques européennes confirment dans les grandes lignes ce diagnostic. Déployer une mobilité durable des personnes et des marchandises est un objectif majeur pour protéger nos sociétés des conséquences des changements climatiques, de la pollution de l’air et de l’insécurité routière tout en offrant une accessibilité pacifiée aux services et aux biens.
Il est difficilement contestable que l’agent dominant en la matière reste le « système automobile » piloté par l’industrie. Vu l’ampleur de l’empreinte de ce mode dans nos vies (santé, sécurité routière…), sur notre territoire (réseau routier, occupation du sol, éparpillement de l’habitat et des activités économiques…) et sur le climat, opérer le changement que réclame l’urgence ne peut se passer d’une action politique directe sur ce système pour en diminuer l’impact et permettre aux autres agents de prendre une place suffisamment significative.
L’argument, qui fait quasi-unanimité au niveau politique, selon lequel on ne touchera au transport routier qu’au moment où les alternatives seront développées, sert efficacement à différer l’urgence. De ce point de vue, le report incessant de la finalisation du RER est particulièrement éloquent quand on sait que le transfert modal vers le rail devrait être l’épine dorsale des politiques de mobilité durable. Les moyens financiers dédiés à la SNCB ont plus servi de variable d’ajustements budgétaires quand c’était nécessaire que de moyens de développer un réseau ferré efficient.
Les fédérations automobiles (Febiac au niveau belge et ACEA au niveau européen) sont d’incontournables et très efficaces lobbys consultés et écoutés par les autorités politiques. Un exemple de leur influence au niveau européen : en 1995, l’objectif de réduction des émissions de CO2 des véhicules neufs était de moins 35,5 % à l’horizon 2005. Dans les faits, on a observé une réduction de 8,9 % entre 2001 et 2015 [10] ; et en 2017, 2018 et 2019, on a constaté une augmentation des émissions.
Les politiques comme les zones de basses émissions, discriminatoires d’un point de vue social, à l’efficacité limitée dans la gestion des pollutions de l’air, voire nulle pour gérer la congestion urbaine et la sécurité routière, profitent essentiellement aux constructeurs qui bénéficient d’une politique en faveur du renouvellement du parc automobile [11]. Ce renouvellement accéléré est négatif pour le climat [12], pour la gestion durable des matières premières et pour la santé des habitants des pays qui vont hériter des véhicules d’occasion prématurément déclassés dont on a fréquemment désactivé ou retiré les dispositifs antipollution [13].
On constate une évolution mortifère du parc automobile vers des véhicules toujours plus lourds, puissants, rapides et à la face avant dangereuse pour les usagers actifs. Les véhicules de type SUV constituent quasiment 50 % des ventes actuelles. Le refus de contrer cette évolution par une régulation au moyen de normes de mises sur le marché au niveau européen et par une interdiction des publicités pour les véhicules les plus nuisibles est également significatif de l’approche réformiste de cette politique [14].
Impossible enfin de ne pas mentionner le dossier du maintien du régime des voitures de société dont la principale critique, outre celle d’être socialement injuste, est que ce choix politique contribue à priver l’État, et notamment la sécurité sociale [15], de moyens pour précisément s’inscrire de plain-pied dans l’urgence climatique et sanitaire. La récente couche de vert liée à l’imposition de l’électrification à terme de ce parc de véhicules n’enlève rien – au contraire – à la pertinence des arguments avancés [16].
Pour une accessibilité commune
Sortir résolument du réformisme des politiques de mobilité devrait passer par une approche diamétralement opposée, axée sur la notion d’accessibilité aux biens et aux services. Et cela, en créant des espaces de réflexions et d’actions partagées auxquels seront associés nécessairement les exclus de la mobilité : celles et ceux qui n’ont pas d’automobile, qui du fait de leur localisation et de l’absence de moyens alternatifs sont contraints à un mode unique, souvent la voiture (inégalité territoriale), dont les moyens financiers ne permettent pas d’effectuer les déplacements « obligés » (inégalité socioprofessionnelle), qui sont trop jeunes ou trop vieux pour y avoir accès (inégalité générationnelle).
Les inégalités seront au centre des débats, mais des ouvertures vers les questions de parité et une prise en compte de ce qui se passe ailleurs dans le monde devraient permettre une décentration bienvenue d’un localisme restreint. Bref, des espaces d’émancipation qui devront inspirer les politiques publiques…
[1] www.ipcc.ch, octobre 2018.
[2] D. Meadows et al., The Limits to Growth, Rapport du Club de Rome, Universe books, 1972.
[3] G. Branderhorst, Update to Limits to Growth : Comparing the World 3 Model With Empirical Data . Master’s thesis, Harvard Extension School, 2020.
[4] Th. Piketty, Le capital au XXI e siècle , Le Seuil, 2013.
[5] C. Arnsperger, Le fondement écologique de la critique du capitalisme , www.pac-g.be, 2014.
[6] Voir le communiqué de presse des associations environnementales belges, www.iew.be, 14 juillet 2021.
[7] Oxfam, Pas si net, Objectifs climatiques « zero émission nette » : conséquences sur l’équité foncière et alimentaire , 2021, https://oxfamilibrary. openrepository.com.
[8] Inter-Environnement Wallonie, Oxfam Belgique, CNCD-11.11.11, Greenpeace Belgique, FIAN Belgique, 11.11.11 et BOS+, La Belgique retire l’huile de palme et de soja des réservoirs de nos voitures : réaction des ONG , communiqué de presse, avril 2021, www.iew.be.
[9] M. Maesschalck, Stratégie du Mouvement social, Du réformisme démocratique à la refondation , Intervention dans le cadre de la 99 e Semaine sociale du MOC, avril 2020.
[10] P. Courbe, Voiture et C02 : renoncements, IEW , 2021, www.iew.be.
[11] A. Geerts, Les zones de basses émissions sont-elles efficace et Pollution de l’air et climat : orienter le marché automobile est indispensable , IEW, 2020.
[12] . A. Geerts, Le vieillissement du parc automobile est-il un problème ? IEW, 2020.
[13] A. Geerts, Refiler au « pauvres » nos voitures usagées ? , IEW, 2020.
[14] Tout sur ce sujet sur le site www.lisacar.eu.
[15] P. Courbe, Quand les constructeurs automobiles vident les caisses de la sécurité sociale , IEW, 2018.
[16] P. Courbe, Les voitures de société, fer de lance des constructeurs et tabou politique, et Voitures de société : une couche de vert sur le tabou , IEW, 2020-2021.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°96 - septembre 2021
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