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La sécurité sociale est un vaste système de solidarité redistributif permettant de suppléer à une perte d’emploi, et donc à une perte de revenus, suite aux incidents de la vie ou à des problèmes de santé. Est-il pour autant redistributif pour tous les ayants droit ?

Ce système est organisé par des administrations et des services composés de travailleurs qualifiés, sensibilisés aux questions de précarité, à même de réaliser une enquête visant à identifier le niveau de besoin. Les montants des allocations seront calculés au prorata de l’activité professionnelle perdue, ou forfaitisés sous forme de minima sociaux, eux-mêmes variables en fonction de critères liés à des catégories prédéfinies. Une personne isolée se verra attribuer un montant supérieur à une personne cohabitante, et un chef de ménage bénéficiera du taux le plus élevé.

Les aides ne sont pas arbitraires, mais tributaires de règles inscrites dans la loi. Chaque perte de revenus sera compensée par l’aide d’un organisme habilité. L’ONEM organise la distribution d’allocations de chômage après une perte d’emploi, les mutuelles octroient une indemnité lorsqu’une maladie ou un accident empêche la poursuite d’une activité professionnelle, la DG Personnes handicapées accorde une allocation aux personnes malades chroniques dont un handicap significatif a été reconnu par cette administration, et le CPAS accorde un revenu de remplacement lorsqu’aucun autre organisme n’est compétent ou lorsque la situation de la personne n’ouvre aucun droit au sein des organismes précités.

La Belgique est donc un État social qui permet à chaque citoyen de vivre dignement, avec ou sans emploi, et qui pallie les aléas de la vie en lui évitant de se retrouver privé de ressources. Et pourtant… Depuis plusieurs années, les travailleurs sociaux dont je fais partie constatent que les personnes en état de besoin peinent à accéder aux services et à bénéficier de ces aides. Par ailleurs, les aides financières octroyées [1] semblent de plus en plus conditionnées, limitées, et font l’objet de procédures complexes donnant lieu à des phénomènes de non-recours ou de non-accès aux droits.

Le non-recours

La problématique du non-recours revêt plusieurs aspects, brièvement résumés :
- La non-connaissance : le droit n’est pas connu par la personne.
- La non-demande : le droit (éligibilité) est connu mais non demandé par la personne.
- Le non-accès : le droit est connu et demandé mais n’est pas perçu par la personne.
- La non-proposition : un intervenant social ne propose pas un droit à une personne éligible.
- L’exclusion des droits : un processus d’exclusion des droits sociaux est à l’œuvre [2].

Selon le Service de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, une personne sur deux n’aurait pas recours aux prestations sociales et financières ou aux services dont elle pourrait bénéficier [3]. C’est énorme. Sur le terrain, nous observons ce phénomène, aggravé par la crise sanitaire, le manque de moyens humains, et aussi une certaine complexité des procédures. A cela s’ajoutent souvent des a priori tenaces, l’ayant droit étant considéré comme peu fiable et rapidement soupçonné de manquer de compliance.

Constats

« Nos services sont momentanément indisponibles, veuillez rappeler plus tard. » « Aucun de nos opérateurs n’est disponible pour le moment, patientez s’il vous plait. » « Nos bureaux sont ouverts uniquement sur rendez-vous, du lundi au jeudi de 9 heures à 12 heures. » « Pour toute question relative à… tapez 1, puis 2, puis 7… en fait non, rendez-vous sur notre site internet. » Lorsqu’enfin nous avons la possibilité de parler à un opérateur, plusieurs options sont possibles : il n’est pas compétent en la matière ; il nous oriente vers son collègue, injoignable… Depuis plus d’un an, nous avons aussi à composer avec des agents en télétravail, qui n’ont pas accès aux fichiers ou plus de collègue à proximité à qui se référer pour répondre à une question sortant du champ habituel. Les permanences se réduisent, quand elles n’ont pas tout simplement été suspendues. Les bureaux d’Actiris, par exemple, ne sont plus ouverts au public. Ceux de certains syndicats non plus. Ce sont pourtant des relais incontournables en cas de perte d’emploi, pour la régularisation du dossier de demande d’allocations de chômage. Ces fermetures de guichets ont accéléré la tendance au tout-numérique. Toute demande s’adresse par mail, tout document est téléchargé, tout dossier est numérisé, accessible de préférence via la lecture de la carte d’identité et moyennant le téléchargement d’un logiciel spécifique. Pas étonnant que de nombreux usagers soient complètement dépassés, démunis et démotivés…

Car les droits sont rarement automatisés. Ils s’accompagnent d’une multitude de démarches qui elles-mêmes nécessitent de s’adresser à plusieurs organismes. Ces organismes sont indépendants les uns des autres et ne se transmettent presque aucune information, même pas en interne parfois… Exemple : des mutuelles demandent une preuve de revenus à leurs affiliés alors que ceux-ci bénéficient d’indemnités de cette même mutualité ! Les CPAS demandent systématiquement aux usagers de fournir des informations et preuves auxquelles leurs travailleurs pourraient facilement accéder via la Banque carrefour de la sécurité sociale.

Voilà à quoi nous sommes confrontés quotidiennement avec nos usagers, qui se débattent souvent en parallèle avec des problèmes connexes, familiaux, de mal-logement, de santé. L’inscription pour un logement social ou dans une agence immobilière sociale nécessite de présenter des documents, fournis pour partie par les organismes précités. Chaque document doit être récent et les copies ne sont pas toujours acceptées.

La nécessité d’un accompagnement

La complexité des procédures, l’absence de relais, la lenteur administrative et la digitalisation favorisent le glissement vers la précarité sociale et financière. La perte d’un emploi, la maladie, les séparations sont des épreuves qui fragilisent et rendent d’autant plus vulnérables au décrochage social les personnes qui en sont victimes. Un accompagnement et un suivi par un travailleur social ou administratif sont nécessaires. Auparavant, ils étaient largement assurés par des employés des administrations : les demandes de reconnaissance de handicap, par exemple, se concrétisaient en grande partie sur place, au siège du SPF Sécurité sociale, via un formulaire complété conjointement par l’usager et un opérateur. La digitalisation démarrée il y a quelques années visait à simplifier et accélérer les procédures. Si quelques institutions (les mutuelles, certains CPAS et certaines communes) restent disponibles pour assurer les liaisons, dans les faits, nombre d’usagers sont amenés à entamer eux-mêmes des démarches dont ils ne maitrisent pas les contours et à compléter un questionnaire peu nuancé visant à comptabiliser des points. Le vécu subjectif – deuil d’une certaine autonomie, souffrance – est totalement absent du questionnaire, et celui-ci n’est pas toujours suffisant pour étayer la réalité du handicap. Enfin, l’absence d’interlocuteur rend la démarche floue, les questions soulevées ne peuvent être résolues.

L’accompagnement, pourtant nécessaire à chaque étape, est loin d’avoir été remplacé par la plateforme numérique ; il s’est délocalisé vers d’autres services qui ont dû suppléer vaille que vaille. Pour l’usager, à toutes les difficultés s’ajoutent la honte, la timidité, l’absence de reconnaissance.

Des démarches complexes et humiliantes

Franchir la porte d’un CPAS est l’une des démarches les plus difficiles à entreprendre. Les CPAS, un par commune, sont des services qui offrent des aides aux plus démunis, principalement financières, parfois matérielles (épicerie sociale, colis…), parfois sous forme de guidance, d’aide à l’emploi… Un revenu d’intégration sociale peut être octroyé à tout adulte résidant en Belgique, avec un permis de séjour valable, qui se trouve momentanément privé de revenus et qui n’a pas travaillé suffisamment pour ouvrir un droit au chômage… Mais ce n’est pas un droit automatique : il faut en faire la demande. Cette demande s’accompagne d’une série de formalités qui visent à évaluer le niveau de besoin. Une enquête est systématiquement réalisée par un travailleur social qui restera le référent du dossier. Une enquête assez intrusive : dans la liste des documents à fournir, on trouve les relevés de comptes des trois mois précédant la demande et de tout ce qui prouve l’indigence. Le bénéficiaire devra accepter d’être soumis à un interrogatoire assez poussé. Une visite à domicile est souvent réalisée dans la foulée. Des témoignages qui nous parviennent font état de remarques désobligeantes, de jugement sur la tenue du logement, les armoires sont ouvertes et les brosses à dents comptées… Ces visites ne sont pas toujours annoncées, l’effet de surprise étant recherché. Ces « formalités » peuvent être extrêmement mal vécues et s’interrompre avant l’ouverture du droit.

Les allers-retours

Les situations sont certes très variables d’un CPAS à l’autre et d’un travailleur social à l’autre – ce qui ne permet pas de dresser un constat généralisable. Les effectifs ne sont pas suffisants, l’écoute et l’attention passent dès lors à la trappe. Les dossiers à traiter sont forcément trop nombreux, et on note cette tendance à renvoyer « ailleurs », vers d’autres organismes, dont le SPF Sécurité sociale, pour vérifier si l’absence de revenus n’est pas liée à un handicap (ce qui nécessite d’ouvrir aussi une demande auprès dudit organisme !). Ce ballotage d’une administration à une autre contribue au décrochage social et au non-recours. Une procédure lourde et souvent inutile, qui a comme effet d’égarer l’usager dans des allers-retours épuisants.

Depuis l’émergence de l’état social actif et des politiques d’activation, le retour rapide à l’emploi plane comme une injonction. La pression s’accentue au niveau de toutes les administrations pour remettre l’usager sur le marché de l’emploi et donc limiter l’aide dans le temps. Sur le terrain, nous observons des personnes malades qui sont poussées à revenir sur le marché de l’emploi et renvoyées vers leur bureau de chômage, des chômeurs qui doivent être couverts par un certificat médical pour éviter que leurs allocations ne soient suspendues, des bénéficiaires du RIS qui sont poussés à s’engager dans un parcours de réintégration peu adapté et peu soutenu et dont l’objectif est de rappeler que ce droit au revenu d’intégration n’en est plus un et qu’il arrivera tôt ou tard à échéance.

Quelles solutions au non-recours ?

Des organismes de vigilance [4] ont compilé des recommandations afin de contrer le non-recours aux droits. En amont : informer abondamment et par différents canaux sur l’existence et les conditions d’octroi de ces droits. Les informations doivent être compréhensibles, lisibles, accessibles, disponibles. Les règles d’octroi doivent être simples, automatiques, harmonisées et doivent aller de pair avec un point d’information (au minimum un guichet), mais aussi un suivi, un accompagnement dans le parcours et moins de contrôles. Les contrôles postulent un « bénéficiaire-fraudeur », un « usager-profiteur » qu’il faut surveiller afin d’éviter qu’il ne se conforte dans ce nouveau statut d’assisté. En réalité, bénéficier d’un revenu du remplacement ne permet aucune oisiveté tant les procédures sont complexes et multiples, et il est difficile de s’y complaire tant l’octroi est soumis à des étapes humiliantes. Il s’agirait aussi de travailler sur les a priori et les représentations sociales qui ne correspondent pas à la réalité. Un accompagnement professionnel de qualité est nécessaire et il est fortement mis en danger par la digitalisation des droits. D’autres types d’accompagnements peuvent s’avérer porteurs, par un expert du vécu [5] ou par un pair aidant, quelqu’un qui est déjà passé par là et qui crée un lien de confiance avec le bénéficiaire.

Une vision globale de la réalité des ayants droit, des mécanismes qui mènent à la pauvreté et des réalités vécues en coulisses pourrait certainement soutenir une approche davantage axée sur le soutien et l’accompagnement. En effet, il s’agit moins de contrôler que de développer le pouvoir d’agir de personnes qui manquent des ressources les plus élémentaires, de sécurité matérielle et intérieure, et de garantir leur dignité.

 

[1Ne sont citées ici que les principales, elles pourraient être complétées par d’autres plus spécifiques  : allocations familiales majorées, allocations d’études, intervention pour l’aide à une tierce personne..

[2L. Noël, Non-recours aux droits et précarisations en Région bruxelloise , Rapport thématique, Brussels Studies, 2021.

[4L’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles-Capitale et le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale.

[5Le service Experts du vécu en matière de pauvreté et d’exclusion sociale contribue à améliorer l’accès aux droits sociaux fondamentaux des services partenaires, tant dans les services publics que dans les agences du secteur de la santé. L’objectif est de faciliter l’accès aux droits sociaux fondamentaux pour chaque citoyen (www.mi-is.be). Voir aussi le dossier « Les nouvelles figures de soins », Santé conjuguée n°94, mars 2021.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°96 - septembre 2021

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