L’austérité nuit aux plus faibles
Anne-Françoise Janssen, Caroline Van der Hoeven, Christine Mahy
Santé conjuguée n°96 - septembre 2021
De tout temps et dans tous les pays, que ce soit en Afrique, en Amérique du Sud ou en Europe, les politiques d’austérité adoptées pour réduire la dette publique et assainir les finances publiques ont accru les inégalités et affaibli les plus vulnérables. De plus, les objectifs visés par ces mesures ne sont pas atteints : l’assainissement est loin d’être une réalité malgré l’obligation de se serrer la ceinture.
En 2013, dans son rapport intitulé Le piège de l’austérité, Oxfam [1] annonçait déjà que si rien n’était modifié, les politiques d’austérité risquaient de plonger 15 à 25 millions d’Européens supplémentaires dans la pauvreté d’ici à 2025, soit un quart de la population.
Que signifie le mot austérité en politique ? Il s’agit de diminuer les dépenses publiques notamment en réduisant l’accès aux aides sociales, en dégradant les services publics, en investissant moins dans des domaines aussi essentiels que la santé ou la justice, en réduisant le nombre de fonctionnaires et donc d’humains disponibles pour aider tout un chacun à faire valoir ses droits, en fragilisant les dispositifs de protection sociale, en mettant en place une flexibilisation du travail… Autant de mesures qui vont toucher de nombreuses catégories sociales, mais qui surtout impactent fortement les populations déjà vulnérables. Ces politiques d’austérité détricotent en effet dangereusement tous les mécanismes de solidarité mis en place dans notre société depuis l’après-guerre en partant des présupposés qu’ils coûtent trop cher, qu’il faut gérer la situation en responsabilisant chaque individu en « l’activant » et surtout en ne le laissant pas se prélasser dans une « léthargie passive » lorsqu’il perçoit des allocations ou aides sociales.
Ces présupposés très choquants, mais malheureusement répandus, sont autant de fausses croyances, de représentations erronées de ce qu’est la vie dans la pauvreté dans un pays tel que la Belgique – vingt-cinquième pays le plus riche du monde. Ni l’endettement public de l’État ni la pauvreté ne relèvent d’une responsabilité individuelle. Ils ne sont pas le fait de personnes paresseuses qui attendent de percevoir leurs allocations sociales et qui n’ont pas le bon mode d’emploi pour gérer leurs papiers ou pour avoir un emploi de qualité qui leur procure épanouissement et bien-être ! La pauvreté n’a aucune légitimité dans un pays qui dispose de tant de richesses. Elle est le fruit d’une organisation politique de la société qui laisse de plus en plus de monde sur le côté, et donc d’une responsabilité collective.
Une situation qui empire
L’Union européenne a institué 2010 année de lutte contre la pauvreté, mais elle a parallèlement aussi exercé une pression sur les États membres pour qu’ils pratiquent une politique d’austérité… Cherchez l’erreur ! Toujours en 2010, la stratégie « Europe 2020 » avait comme objectif de réduire de 20 millions le nombre de personnes menacées par la pauvreté et l’exclusion sociale. En Belgique, le but à atteindre était de 380 000 personnes. Le bilan est extrêmement mitigé et les objectifs loin d’être atteints. Un working paper du Bureau fédéral du Plan publié en juin 2021 [2] donne des chiffres très parlants à ce sujet. De 2003 à 2017, ce risque n’a nullement diminué, bien au contraire. Il a atteint en 2017 le niveau le plus élevé jamais mesuré : 16,4 % des Belges vivaient en risque de pauvreté. Certaines catégories de population y sont particulièrement exposées : les moins de soixante ans, les familles monoparentales, les titulaires au mieux d’un diplôme de l’enseignement secondaire inférieur, les personnes de nationalité non européenne, les chômeurs et autres personnes inactives. Le risque de vivre la pauvreté pendant plusieurs années a doublé chez les moins de dix-sept ans entre 2006 et 2017. Et le nombre de personnes vivant principalement de l’aide sociale, particulièrement du revenu d’intégration, est passé de 5 % en 2003 à 23 % en 2017.
Des effets en cascade
Les mesures d’austérité portent gravement atteinte aux fondements mêmes de l’État social et surtout affaiblissent les plus faibles. Quelques exemples.
L’entrée en vigueur en 2012 de la dégressivité renforcée des allocations de chômage et la révision de l’assurance chômage ont fortement touché les populations les plus pauvres. L’objectif de cette réforme était de rendre le travail plus attrayant en augmentant la différence entre l’allocation de chômage et le revenu du travail. Avant cette révision, les allocations de chômage, pour les salaires les plus bas, ne permettaient pas de joindre les deux bouts et d’échapper à la pauvreté, surtout lorsqu’il s’agissait de la seule rentrée financière du ménage. En outre, un fort déséquilibre existait entre l’offre et les demandes d’emploi. Cette dégressivité qui s’applique à plusieurs reprises dès que la durée du chômage se prolonge (jusqu’à atteindre une somme forfaitaire) impacte les personnes les plus fragiles de notre société. Les allocations restent illimitées dans le temps, mais le fait de lier les allocations de chômage au salaire précédemment perçu est, lui, limité dans le temps et dépend du nombre d’années de carrière. Sachant que les personnes vivant la pauvreté ont rarement eu accès à un diplôme d’enseignement secondaire supérieur, elles rencontrent aussi de grandes difficultés pour avoir accès à un emploi de qualité, stable et durable. Dans leur trajectoire de vie, on identifie une alternance de périodes d’occupation dans des emplois précaires souvent associées à une rémunération sous le seuil de pauvreté et de périodes de chômage. Très vite, elles vont donc se retrouver avec une allocation qui équivaut à un montant forfaitaire à peine supérieur au revenu d’intégration sociale et de toute façon inférieur au seuil de pauvreté. Ce montant ne leur permettant pas de subvenir à leurs besoins fondamentaux ni à ceux de leur famille, elles se retrouvent sans moyens suffisants de subsistance, sans possibilité de retrouver un emploi rapidement vu leur manque de qualification en lien avec notre système d’enseignement très inégalitaire, mais également vu le peu d’emplois disponibles pour des chômeurs de longue durée. Elles se découragent, voient leur confiance en elles, déjà très faible, diminuer encore, s’éloignent des possibles que devrait leur offrir la société et sont encore un peu plus précipitées dans la pauvreté. Elles devront faire des choix entre se nourrir, se soigner correctement, se loger, se chauffer… et n’auront parfois pas d’autre option que de se tourner vers le CPAS.
Une autre mesure d’austérité concerne l’accès aux allocations d’insertion (les allocations de chômage obtenues sur base des études) pour les jeunes, qui a -aussi été réduit et limité dans le temps en 2015. Il faut introduire sa demande d’accès aux allocations avant l’âge de vingt-cinq ans (et donc avoir terminé ses études avant) alors qu’auparavant on avait jusqu’à trente ans pour le faire. Avant l’âge de vingt et un ans, il faut aussi avoir obtenu son diplôme de l’enseignement secondaire supérieur ou avoir terminé avec succès une formation en alternance pour pouvoir introduire sa demande ; et si la réussite n’est pas au rendez-vous, il faudra attendre ses vingt et un ans pour ce faire. Nous pourrions encore allonger cette liste de conditions, car il s’agit bien d’une conditionnalisation croissante des aides, et d’activation incessante des personnes assortie d’un contrôle et de sanctions en cas de manquements aux règles établies. Il n’est guère difficile de comprendre que ce sont une fois de plus les jeunes les plus vulnérables qui sont principalement concernés. Terminer ses études et obtenir un diplôme sans redoubler n’est guère aisé pour un jeune issu d’un milieu socioéconomique défavorisé, l’école reproduisant encore fortement les inégalités sociales. Le jeune issu de milieu pauvre sera celui qui aura le moins de chance d’obtenir un diplôme, qui sera plus vite relégué dans des filières techniques ou professionnelles, qui devra (s’il a la chance d’entamer des études supérieures) jober pour assumer le coût de ses études, qui risquera donc plus de redoubler car disposant de moins de temps pour étudier. Il n’est donc pas rare que ces jeunes se retrouvent dans une situation où, âgés de plus de vingt-cinq ans, ils ne peuvent plus bénéficier des allocations d’insertion ni compter sur leur famille qui elle-même se bat déjà pour survivre, et n’ont d’autre choix que de se tourner vers le CPAS, de disparaître des systèmes habituels de protection ou d’aide sociale pour tenter de s’en sortir par eux-mêmes en faisant appel à des solidarités informelles, au mieux, ou d’entrer dans le cycle infernal de l’errance.
La liste des mesures est longue : réforme des pensions et contrôle mis en place auprès des bénéficiaires de la garantie de revenus aux personnes âgées (GRAPA), généralisation du projet individualisé d’intégration sociale (PIIS) au sein des CPAS, renforcement de la flexibilité du travail, diminution des investissements dans les soins de santé, la justice… Leur dénominateur commun est qu’elles vulnérabilisent toutes les populations les plus faibles et pauvres : les femmes, les familles monoparentales, les personnes âgées isolées aux petites pensions, etc. Ces constats dramatiques faisaient déjà état d’une crise sociale grave avant que ne surviennent de surcroît la crise sanitaire, puis les graves inondations, touchant encore plus durement les personnes vivant la pauvreté.
Face à l’urgence
L’État de demain continuer à scander l’austérité comme seule option possible. Il est indispensable de prendre réellement en compte les besoins des personnes les plus démunies en mettant en place à tous les niveaux de pouvoir des dynamiques participatives leur permettant d’être écoutées et de faire partie des solutions de demain, de les coconstruire avec les décideurs politiques. Elles ont une expertise de la vie dans la pauvreté. Elles doivent faire face à tant d’obstacles administratifs, financiers, d’accès aux droits… C’est à partir d’elles que des mesures structurelles peuvent être pensées pour permettre à chacun et à chacune d’avoir une place à part entière dans la société, avec ses compétences, ses ressources, son parcours, sa temporalité, ses différences… L’austérité ne rime ni avec égalité, ni avec équité, ni avec bien-être pour tous. Éviter l’exclusion est la meilleure inclusion.
Toutes les mesures prises par les politiques doivent aussi être d’emblée examinées sous le prisme de la réduction des inégalités : en quoi contribuent-elles à les diminuer et donc à lutter contre la pauvreté ? La suppression du statut cohabitant est un bel exemple de réduction des inégalités. Sa persistance empêche tous les mécanismes de solidarité familiale, amicale, intergénérationnelle, elle a une influence négative sur le marché du logement, empêche les gens de vivre librement leur vie de couple.
Le renforcement des services publics est un autre exemple. Les renforcer pour veiller à maintenir un accueil humain de proximité des populations les plus vulnérables est de nature à réduire les inégalités. Relever les revenus minimums, les allocations sociales, le revenu d’intégration sociale au-dessus du seuil de pauvreté – et vite –, outre de réduire les inégalités, est une des conditions préliminaires pour sortir d’une gestion de la pauvreté et aller vers son éradication.
Enfin, lier les questions de justice sociale et de transition écologique est une évidence. L’heure n’est plus à l’opposition ou au clivage des luttes. L’urgence de ces derniers mois, tant sanitaire que climatique, nous démontre plus que clairement qu’il est grand temps de prendre en compte les personnes les plus vulnérables de notre société, de coconstruire avec elles les changements de demain pour porter ensemble un véritable État social solidaire pour et avec toutes et tous.
[1] T. Cavero, K. Poinasamy, Le piège de l’austérité, L’Europe s’enlise dans les inégalités , septembre 2013, www.oxfam.org.
[2] G. De Vil et al., L’évolution du risque de pauvreté de la population de moins de 60 ans en Belgique, Bureau fédétal du Plan, www.plan.be.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°96 - septembre 2021
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