Depuis belle lurette, les organisations de femmes réclament l’individualisation des droits en sécurité sociale. Autrement dit, elles demandent que la sécurité sociale soit basée sur l’individu, comme c’est le cas pour le contrat de travail ou le droit de vote. C’est en effet l’individu qui reçoit les soins de santé s’il est malade ; c’est l’individu qui devrait personnellement être obligé de s’assurer.
Ce n’est pas une demande égoïste, mais bien une exigence d’égalité entre adultes femmes et hommes. La solidarité est financée principalement par des cotisations sociales retenues sur les rémunérations, quel qu’en soit le montant. Ces cotisations représentent un salaire socialisé parfois différé. Aux assurés, la sécurité sociale ouvre des « droits directs » qui les protègent en cas de perte involontaire des revenus de leur travail (par un revenu de remplacement), en cas d’insuffisance des revenus du travail pour faire face aux dépenses de santé (par le remboursement des soins), en cas d’insuffisance de ces revenus pour assurer l’éducation de leurs enfants (par des revenus de complément).
La sécurité sociale s’étant élaborée à partir de risques provenant du marché du travail, les travailleurs se sont progressivement regroupés dans trois régimes : celui des salariés, celui des indépendants et celui des agents de l’État. Ainsi, parmi les ayants droit à l’assurance « soins de santé », quelque 79 % relèvent du premier, 12 %, du second et 6 % du troisième (des régimes résiduaires concernent les anciens mineurs et les marins).
La question des droits dérivés
La référence au marché du travail pose problème pour les personnes qui n’y figurent pas. Cette question est devenue cruciale après la Seconde Guerre mondiale, au moment où la sécurité sociale, visant à se généraliser, est devenue obligatoire [1]. Pour y arriver, elle commence par permettre aux titulaires de droits directs acquis par leurs cotisations, de procurer gratuitement, grâce à leurs liens de mariage (la notion de cohabitation légale ou de fait est apparue plus tard) ou de parenté (les ascendants et les descendants), des droits dérivés à des proches vivant sous leur toit et considérés comme « personnes à charge ». Ces personnes à charge bénéficient ainsi de l’affiliation gratuite à une assurance sociale. C’est le cas, notamment, des « épouses au foyer » n’exerçant pas ou peu d’activité professionnelle. D’où, un sentiment d’injustice sociale fréquemment dénoncé.
Ces droits dérivés introduisent, dans le droit à l’assurance sociale, un biais familial qui est la principale cause des inégalités entre hommes et femmes – très peu d’hommes sont au foyer à charge de leur femme – mais aussi entre les femmes qui travaillent en payant des cotisations et celles qui ne le font pas. Les couples sont traités très inégalement : deux titulaires actifs ouvrent deux droits à l’assurance parce qu’ils cotisent tous les deux tandis qu’un titulaire actif avec une personne à charge ouvre deux droits à l’assurance alors qu’il n’a versé qu’une cotisation. Ces droits dérivés concernent aussi bien l’affiliation à l’assurance sociale que l’octroi des prestations. Ils sont désastreux pour le financement de la sécurité sociale.
Gratuité de l’affiliation
Les femmes sont très majoritaires parmi les adultes à charge. Il s’agit le plus souvent de femmes au foyer parfois trop pauvres (qualification, réseaux sociaux, éloignement/isolement, intégration culturelle…) pour trouver un emploi, parfois aussi trop riches (revenus et propriétés en héritage…) pour accepter les contraintes du marché du travail. Elles ne participent pas au financement de la sécurité sociale et en ignorent souvent le fonctionnement.
Les unes et les autres ont souvent été incitées par leur conjoint à renoncer à leur vie professionnelle : il gagne assez pour faire vivre le ménage et, lorsque les femmes se plaignent du travail familial, il leur conseille de réduire ou d’abandonner leur travail professionnel. La plupart d’entre elles se trouvent alors dépendantes économiquement (revenus) et socialement (droits sociaux) de leur mari.
Ce biais n’a pas toujours existé. Avant la Seconde Guerre mondiale, les assurances sociales étant libres, certains titulaires payaient une cotisation forfaitaire supplémentaire pour affilier leur épouse au foyer à la mutualité ou à une caisse de pensions. Après la guerre, pour faciliter la généralisation des assurances sociales, il a été décidé que l’épouse au foyer d’un titulaire serait assurée gratuitement. Fameux cadeau de mariage aux hommes !
Le hic c’est que le mariage s’est mis à chanceler et les divorces à se multiplier. Une divorcée, ex-« personne à charge », se retrouve sans droit aux assurances sociales dont l’assurance soins de santé. Si son ex-mari se remarie avec une autre personne à charge, il lui ouvre à nouveau gratuitement un droit à l’assurance soins de santé. Des chiffres de 2017 montrent que près de 640 000 adultes [2] ont ainsi droit gratuitement à l’assurance soins de santé en tant que conjoint/cohabitant d’un titulaire.
Des prestations différenciées
Les droits dérivés se traduisent aussi par des prestations inégales en fonction du « statut familial » des ayants droit titulaires directs.
Si depuis longtemps, l’assurance chômage a instauré des discriminations entre les allocations de chômage des « chefs de ménage » et celles des « non-chefs de ménage », en 1980 la catégorie des non-chefs de ménage a été subdivisée en deux sous-catégories : cohabitants et isolés. À l’heure actuelle, on distingue donc les cohabitants avec charge de famille, les cohabitants sans charge de famille et les isolés. Pour un chômeur complet ayant plus d’un an de chômage, on aura, par exemple (simplifié), une allocation minimale mensuelle de 1 404,78 euros s’il est cohabitant avec charge de famille, de 1 138, 54 euros s’il est isolé et seulement de 838,50 euros s’il est cohabitant sans charge de famille.
Les autres revenus de remplacement ont adopté la même démarche. Pour les travailleurs salariés réguliers en incapacité de travail, les indemnités minimales sont de 63,63 euros par jour pour un titulaire avec charge de famille, de 50,67 euros pour un titulaire isolé et seulement de 43,45 euros pour un titulaire cohabitant sans charge da famille.
Inutile de préciser que les cohabitants avec charge de famille sont en majorité des hommes et que les cohabitants sans charge de famille sont en majorité des femmes qui ont cotisé au même titre que tous les travailleurs salariés. Les décideurs politiques et sociaux imaginent que les femmes isolées ainsi que les cohabitantes sans charge de famille se tournent les pouces, ne s’occupent pas du ménage et des enfants, ne se préoccupent pas de leurs parents âgés ou des membres de leur famille en difficulté… Ces décideurs imaginent que les hommes méritent des majorations de prestations parce qu’ils assument toutes les charges familiales, dont celle d’avoir une « femme au foyer » !
Le comble de ces inégalités figure dans le cas des pensions de retraite, où le calcul basé sur les rémunérations passées plafonnées bénéficie d’un coefficient de 75 % (taux ménage) si le titulaire est considéré avec une « personne à charge », mais seulement d’un taux de 60 % (taux isolé) si le titulaire est isolé ou considéré comme marié/cohabitant sans personne à charge. Cette majoration de 25 % récompense le fait d’avoir au foyer une cohabitante ayant elle-même peu ou pas cotisé. Elle montre une fois encore que les ménages les plus mal traités par la sécurité sociale sont les couples de deux travailleurs qui ont tous deux participé à son financement.
En 2018, plus de deux millions de pensions ont été attribuées (salariés, indépendants, mixtes) : 28,80 % des hommes avaient une pension au taux ménage et 69,31 % au taux isolé tandis que 0,18 % des femmes avaient une pension au taux ménage et 56,76 % au taux isolé [3].
Par ailleurs, les femmes peuvent compter sur la pension de survie, ou récemment l’allocation de transition. Le cumul d’une pension de retraite et de survie concerne des femmes (25,84 %) et des hommes (1,53 %) ; la pension de survie pure, des femmes (17,12 %) et des hommes (0,35 %). La répartition des bénéficiaires de l’allocation de transition est résiduaire (femmes 0,10 % ; hommes 0,01 %).
Le mariage nuit à certaines
Examinons plus particulièrement le cas des femmes travailleuses cotisantes et mariées que nous retrouvons toujours dans la catégorie dite des « cohabitants sans personne à charge ». Leurs droits sont souvent moindres que ceux des « cohabitants avec personnes à charge » et même que ceux des isolés.
Le cas le plus flagrant est celui de la pension de survie. Si son mari décède, une épouse au foyer, ayant peu ou pas cotisé, pourra bénéficier d’une pension de survie complète [4]. Par contre, une épouse active et cotisante devenue veuve ne pourra cumuler sa pension de survie avec son propre salaire ou sa propre retraite que de manière très limitée. Le montant de ce cumul ne peut dépasser 110 % de la pension de survie. Concrètement, une salariée ou une fonctionnaire à revenus moyens ou supérieurs, devenue veuve, bénéficiera au mieux de ± 10 % de la pension de survie basée sur la carrière de son mari.
Si la relation de mariage/cohabitation permet d’octroyer une majoration de 25 % à la pension de retraite au « taux ménage » (28,80 % d’hommes et 0,18 % de femmes), cette même relation de mariage réduit massivement les droits des femmes actives à leur pension de survie.
Des solutions en vue
L’individualisation des droits en sécurité sociale ne peut pas se faire sauvagement comme ce fut le cas il y a quelques années, quand des veuves ont perdu le cumul complet de leur pension de fonctionnaire et de la pension de survie de leur défunt conjoint suite à l’alignement sur les modalités du régime des salariés, ou récemment avec la limitation de l’accès à la pension de survie en fonction de l’âge de la survivante.
Les organisations de femmes prônent la réduction progressive des droits dérivés à partir de cohortes (lorsque vous aurez tel âge…) ou de mariages/cohabitation (ceux qui se marieront à partir de telle date…) avec une solide période préalable d’information. Pour éviter que les femmes soient incitées à quitter leur vie professionnelle, on rappellera qu’en droit du travail les mesures de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale sont individualisées. Le congé parental et les autres congés thématiques peuvent être pris et par le père et par la mère.
Certains débats ont permis d’entrevoir des solutions. En ce qui concerne les pensions de retraite, dont le montant moyen est très bas en Belgique, il semblait raisonnable et acceptable d’aller vers l’individualisation en appliquant progressivement à tous les pensionnés le taux ménage, soit le coefficient de 75 % au calcul de leurs droits.
Par ailleurs, dès à présent, il est possible de s’affilier personnellement à l’assurance soins de santé, par le biais d’une inscription au registre national. La cotisation dépend des revenus personnels (déclaration fiscale), mais prévoit une cotisation zéro pour les revenus en dessous d’un certain seuil. Ici aussi, il convient de remplacer la gratuité de l’affiliation d’une épouse à charge par une deuxième affiliation individuelle.
La justice peut aussi faire son œuvre. En principe, les hommes et les femmes sont égaux en droit s’ils se trouvent dans les mêmes conditions. La réversibilité est alors assurée : si une femme a son mari à charge, elle aura une pension de retraite au taux ménage. Il faut donc revoir les conditions qui accompagnent l’égalité. Le droit est là : les Directives européennes et leur traduction dans la législation belge. Encore faut-il vouloir s’en servir, connaître les procès, leur suivi et leur jurisprudence.
[1] Cette généralisation n’est pas pensée comme individuelle. Le droit de vote vient à peine d’être universalisé et individualisé.
[2] En 2006, ils étaient 733 340 : la diminution est sensible.
[3] SPF Pensions, Rapport annuel 2018 , www.sfpd.fgov.be.
[4] Il n’est pas tenu compte ici de l’allocation de transition qui, depuis son instauration en 2014, retarde l’accès à la pension de survie et octroie une allocation temporaire.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°96 - septembre 2021
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