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Quelles mutations dans le monde du travail ?


Santé conjuguée n°101 - décembre 2022

Tous les indicateurs de santé au travail exposés dans la première partie de cette étude sont au rouge. Comment expliquer les atteintes croissantes du travail à la santé physique et mentale des travailleurs et travailleuses ? Quelles transformations structurelles se sont opérées dans le monde de l’entreprise au cours des dernières décennies ? Dans cette deuxième partie, nous mobilisons les analyses de plusieurs sociologues du travail pour rendre compte de ces grandes mutations et de leurs effets.

Tournant néolibéral

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le monde du travail se structurait autour du rapport salarial fordiste qui « possédait trois caractéristiques majeures : un modèle d’emploi stable, le CDI (contrat à durée indéterminée) ; un compromis social fort entre les entreprises, les syndicats et l’État ; un plein emploi », rappelle le sociologue Nicolas Latteur1.

Dans les années 1980, sous l’effet de la restructuration néolibérale du capitalisme, émerge un système d’emploi plus flexible qui scelle la victoire politique de la finance sur le monde du travail et rend possible l’introduction de nouvelles méthodes de travail visant « à l’intériorisation par chaque salarié des contraintes de rentabilité financière et des nouvelles normes d’efficacité productive et de performance individuelle »2. Ce nouveau modèle fondé sur la création de la valeur actionnariale, « c’est-à-dire la production de valeur au profit des actionnaires telle que les marchés boursiers la déterminent », se substitue au modèle fordiste caractéristique du capitalisme industriel 3.
On assiste alors à la disjonction entre la logique productive et la logique financière : la libre circulation des capitaux entraine une déterritorialisation de la finance et des délocalisations massives sous la pression d’une recherche permanente de gains de productivité. « Au modèle “fordiste”, qui mettait en synergie les intérêts des actionnaires, des salariés et des clients, se substitue le modèle “Walmart”, qui conduit à une pression à la baisse des salaires et des produits pour la recherche d’un profit maximal », explique le sociologue Vincent de Gaulejac 4.

Présente dans le monde entier, Walmart est une entreprise spécialisée dans la grande distribution qui mise sur l’internationalisation pour faire baisser les coûts de production et les salaires. Elle impose des conditions de travail flexibles, contourne le droit social et le droit du travail et développe des stratégies antisyndicales. À l’inverse du compromis fordiste qui imposait des conditions de travail éprouvantes en contrepartie d’un partage de la valeur ajoutée avec les salariés pour qu’ils accèdent à un mode de vie consumériste, le modèle « Walmart » distribue l’essentiel des gains de productivité aux actionnaires, contribue au démantèlement du système de protection sociale caractéristique du modèle fordiste et crée des travailleurs pauvres contraints de se fournir dans cette enseigne.
Dans cette nouvelle configuration, « les écarts mirobolants de revenus entre les patrons et les salariés sont significatifs de cette dégradation, ajoute V. de Gaulejac. Les dirigeants qui se soumettent sans regimber à la pression des actionnaires sont récompensés. L’évaluation de leur réussite ne prend en compte ni la pérennité de l’entreprise, ni l’amélioration des conditions de travail, ni la préservation de l’environnement, encore moins leur contribution au bien commun, mais uniquement le résultat financier et la rémunération du capital » 5.

Précarisation des emplois

À partir des années 1980, dans un contexte de chômage massif et de sous-emploi structurel, l’exigence de rentabilité actionnariale – qui conçoit la main-d’œuvre comme une variable d’ajustement – conduit à la suppression d’emplois stables au profit de la création d’emplois temporaires et précaires. Les contrats à durée déterminée (CDD), les emplois en intérim, le travail à temps partiel, les stages, etc. sont en croissance et offrent souvent « un moindre accès à la protection et aux avantages sociaux auxquels le contrat standard à temps plein et à durée indéterminée donne droit (couverture en cas de maladie ou invalidité, allocation de chômage, congé de maternité, etc.) », exposent les sociologues Patricia Vendramin et Agnès Parent-Thirion6.
Plus récemment, dans un contexte d’accélération du développement des nouvelles technologies, l’économie des plateformes numériques symbolisées par les entreprises Uber ou Deliveroo rencontre un succès grandissant auprès de travailleurs généralement embauchés comme indépendants ou freelances. Ces travailleurs ne bénéficient dès lors pas des protections sociales liées au salariat. En outre, l’isolement social, les longues heures de travail et les formes intenses de surveillance numérique participent à la dégradation de leur santé.
D’après Nicolas Latteur, cette précarisation a plusieurs conséquences : « Intensification du travail et du mal-être au travail ; neutralisation partielle de la mobilisation collective contre la souffrance, l’aliénation et la domination ; développement de la stratégie défensive du silence, de la cécité et de la surdité. Chacun doit d’abord se préoccuper de tenir. (…) Ouvriers et cadres se défendent par le déni de la souffrance des autres et le silence sur la leur ; développement de l’individualisme, du chacun pour soi, du “sauve-qui-peut”. À partir d’un certain niveau, au lieu de rassembler, la misère peut détruire la réciprocité. » 7 Face au développement de ces nouvelles formes de flexibilité, la précarisation des conditions de l’emploi génère effectivement des rapports de concurrence entre les salariés et met à mal leur capacité de résistance. « Même si la précarité ne touche pas tous les travailleurs, elle a des conséquences sur le vécu et le comportement de ceux qui travaillent, constate-t-il. Leurs emplois sont menacés par le recours aux contrats précaires qui deviennent susceptibles de les remplacer et par la crainte d’être licenciés au moindre écart. » 8
« La précarité objective est un moyen coercitif efficace, confirme la sociologue Danièle Linhart. Les salariés en CDD, intérim, temps partiel imposé, contrat saisonnier, stage ne sont pas enclins à critiquer ni à chercher à imposer leurs aspirations, valeurs et convictions. (…) S’ils espèrent décrocher le fameux CDI qui les insèrera dans des conditions plus stables, il leur faut, comprennent-ils vite, se conformer strictement à ce que l’on attend d’eux, apprendre même à devancer les attentes de leur hiérarchie. La population précaire est par essence plus facile à manœuvrer, à contraindre et à convaincre. »9

 

Travail précaire des femmes

Les différences de genre sont particulièrement marquées et tendent à s’accroitre, les femmes occupant la majorité des emplois à temps partiel. D’après une récente enquête sur le caractère (in)volontaire du temps partiel féminin mené à la demande du Conseil de l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, « aux extrêmes, une partie des salarié.es, principalement des femmes, doivent se contenter d’emplois à temps réduits tandis qu’à l’autre bout de l’échelle sociale, les cadres, majoritairement masculins, connaissent de longues journées de travail. En Belgique, quelque 20 % des femmes travaillent moins de 20 heures par semaine, contre 5 % des hommes et, en miroir, 20 % des hommes travaillent plus de 40 heures par semaine contre près de 10 % des femmes. » 10 L’exposition aux horaires de travail dits « atypiques » (travail de nuit, horaires irréguliers, travail le dimanche, etc.) constitue également une forme de précarisation de l’emploi. Ce phénomène en croissance, particulièrement marqué chez les femmes, a des conséquences importantes sur la conciliation entre la vie privée et la vie professionnelle des travailleurs et travailleuses. « Celles-ci trouvent en effet très majoritairement à s’employer dans les activités de services où précisément l’organisation repose largement sur l’amplification des plages de disponibilité et la flexibilité de l’horaire. Cette exigence de disponibilité temporelle se marque notamment par l’extension du travail féminin du samedi, du dimanche et selon des horaires flexibles. »11

Développement de la sous-traitance

Le recours à la sous-traitance a connu un essor considérable dans nos contrées. Autrefois limitée dans des métiers annexes à la production (nettoyage, gardiennage, restauration…), elle s’est généralisée et est devenue l’une des principales variables d’ajustement au sein des entreprises. Le rapport de sous-traitance n’est pas sans conséquence sur la qualité du travail et peut générer des risques spécifiques : « Dans de nombreuses situations, des sous-traitants chargés de vérifier la sécurité (dans les centrales nucléaires par exemple) des installations sont amenés à masquer les problèmes identifiés de peur de perdre le contrat auprès de l’entreprise commanditaire », expose Nicolas Latteur. « Sur les chantiers, les délais imposés sont généralement intenables. Ils obligent les travailleurs sous-traitants à effectuer des heures supplémentaires et à négliger les règles de sécurité. »12
La précarité des relations de sous-traitance peut aussi mettre à mal les collectifs de travail : « Les travailleurs se connaissent moins entre eux, certains accomplissent des missions (provisoires ou non) sur un même lieu de travail, mais pour des employeurs différents et ne sont pas intégrés dans les mêmes conditions de travail (barèmes, conventions collectives…), explique N. Latteur. Ils se voient sommés d’accepter de nouvelles exigences des entreprises commanditaires par la menace de la perte de contrats vitaux pour le maintien de l’emploi. » 13 Le rapport de sous-traitance tend donc à accentuer la subordination des travailleurs et à rendre plus difficile le déploiement de résistances collectives.

La nouvelle idéologie managériale

Dans ce contexte, le management par l’excellence et la culture de la performance deviennent de nouvelles normes dans le monde du travail. Une révolution managériale est à l’œuvre et exige des salariés qu’ils mettent leurs compétences au service de la compétition économique, ce qui change profondément leur rapport au travail. S’appuyant sur les travaux du sociologue Michel Lallement, V. de Gaulejac observe trois grandes transformations relatives aux savoirs mobilisés, aux résultats escomptés et à l’attribution des responsabilités :

  • « Les compétences attendues ne sont plus seulement des compétences techniques liées au métier ; elles combinent des savoirs (en termes de disciplines scientifiques et de techniques spécialisées), des savoir-faire (en termes d’intégration et de coordination des activités) et des “savoir-être” (en termes de motivation, d’esprit d’équipe et de relations humaines). La maitrise technique ne suffit plus pour être reconnu comme compétent. D’autres qualités “comportementales” sont attendues, sans que l’on puisse les définir aussi clairement, tant elles laissent place à des considérations subjectives et incertaines.
  • Les salariés deviennent responsables des résultats. L’employé ne doit plus seulement se conformer aux règles du métier, mais aller au-delà de la simple mise en œuvre de moyens, pour remplir les objectifs qui lui sont fixés. À la soumission à l’autorité et au respect des normes qui caractérisaient l’ordre taylorien se substitue une double exigence d’autonomie et de responsabilité. (…)
  • Enfin, le salarié est invité à gérer sa carrière comme un entrepreneur, à prendre des risques : mobilité, adaptabilité et employabilité deviennent les maitres mots de la révolution managériale. »14

Par conséquent, « les salariés sont incités à s’impliquer de façon plus intense, à mobiliser leur subjectivité pour répondre aux nouvelles exigences d’autonomie et de responsabilité, à s’investir dans le travail, moins pour effectuer une tâche précise prédéfinie, mais pour affronter la complexité, faire face aux imprévus, s’adapter à des situations inédites. » 15
Si l’épanouissement personnel du travailleur semble être au cœur des préoccupations de l’entreprise, « l’autonomie est en partie un leurre puisqu’elle ne vaut que si les objectifs sont atteints, si le salarié se conforme aux attentes de l’entreprise et se coule dans ses prescriptions. L’épanouissement de l’individu et son développement personnel ne sont recevables que s’ils contribuent à rendre le salarié plus performant et plus productif. »16
Par ailleurs, la révolution managériale n’épargne pas les secteurs de la production. Au contraire, elle entraine une profonde mutation des modes d’organisation du travail quand le lean management y est introduit. « Il s’agit d’un système de production à haute performance cherchant à éradiquer toute forme de gaspillage (délais inutiles, coûts inutiles, stocks inutiles, etc.). L’objectif est d’améliorer la productivité avec le concours actif des travailleurs. » 17

Les travailleurs noyés dans les paradoxes

Dans ce contexte, pour répondre aux exigences de rentabilité imposées par les actionnaires, « les grandes entreprises capitalistes sont entrainées dans une frénésie de réorganisations permanentes et chaotiques », expose V. de Gaulejac. À l’instar de cette patiente d’une maison médicale bruxelloise qui travaillait dans une société de consultance internationale : « La transformation organisationnelle de cette entreprise a été l’un des facteurs déclenchants de mon burn-out. Il s’agissait d’un projet de transformation incessant qui entrainait une réorganisation tous les 18 mois et s’accompagnait de réductions de personnel. Qui dit transformation, dit aussi externalisation des ressources et délocalisation de services vers des pays tiers pour réaliser des économies. Le corollaire pour moi, ç’a été de passer d’une équipe européenne à une équipe mondiale. J’ai ainsi perdu des collègues, autrement dit des liens et du soutien qui étaient fondamentaux dans mon travail. Un autre volet de la transformation a consisté à nous faire travailler en open space. Dans cette configuration, tout le monde voit et entend ce que vous faites tout le temps et subit un bruit de fond et des va-et-vient incessants. »
Dans cet environnement de réorganisation permanente, « l’instabilité, l’incohérence et le désordre deviennent des données “normales” de l’organisation, explique le sociologue. Les salariés, comme le management, ne comprennent plus “où l’on va”, quel est le sens de ces réorganisations constantes, pourquoi un monde qui se veut si rationnel produit du chaos. Ils sont désemparés, soumis à des tensions contradictoires qui se transforment en paradoxes. »18 Finalement, c’est l’ensemble du système qui devient paradoxant, conclut-il.
Dans cet univers éclaté où chaque élément de l’organisation produit des procédures, des règles, des référentiels, des normes ayant une logique propre et qui « ne peut se fixer durablement une ligne de conduite stable », les travailleurs peinent à remettre de la cohérence et de la rationalité. « On assiste dès lors à l’émergence d’un système paradoxant selon lequel les tentatives de chacun pour lutter contre l’incohérence, pour “résoudre” les contradictions, pour réinsuffler du sens, pour rationaliser les conduites, se traduisent en fait par un renforcement de la complexité, dans laquelle les “logiques” antagonistes et contradictoires l’emportent sur les complémentarités et les synergies. »19 En outre, dans ce type de configuration, « les organisations ne fonctionnent que parce que des milliers d’agents, à chaque instant, inventent des médiations contre les “logiques” des systèmes qui les emploient. » Un phénomène largement documenté par le médecin, psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours qui affirme qu’il existe toujours un décalage entre le travail prescrit et le travail réel, un écart que comblent les travailleurs. Dans cette perspective, le travail peut alors se définir « comme ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés ; ou encore ce qu’il doit ajouter de soi-même pour faire face à ce qui ne fonctionne pas lorsqu’il s’en tient scrupuleusement à l’exécution des prescriptions. »20

Évaluation individualisée des performances

Les pratiques managériales reconfigurent les modes d’exercice du pouvoir mis en œuvre sur les lieux de travail. Pour ce faire, elles s’appuient sur des dispositifs d’invisibilisation des conditions de travail et des rapports de subordination, de culpabilisation des travailleurs en leur faisant porter la responsabilité des résultats et d’individualisation des relations de travail.
Pour parvenir à mobiliser et impliquer subjectivement les salariés au service des objectifs de l’entreprise, les directions recourent à des méthodes d’évaluation individualisée des performances qui se sont généralisées « au nom de la volonté d’instaurer une reconnaissance réelle des qualités et de la valeur de chacun », ironise la sociologue Danièle Linhart21. « Le management en vient à présenter les contraintes de plus en plus fortes, les moments les plus ingrats (comme la fixation des objectifs, les évaluations, les contrôles) qu’il impose comme autant de défis à relever qui permettent aux salariés de découvrir qui ils sont vraiment, de faire émerger en eux des qualités qu’ils ne soupçonnaient pas, d’approcher un idéal du moi. »22
Ces évaluations portent sur la réalisation d’objectifs préalablement définis, parfois par le salarié lui-même, mais aussi, de plus en plus, sur les comportements et savoir-être des travailleurs, une approche qui renforce la tendance à la psychologisation des relations de travail. Elles rendent possible l’individualisation des objectifs et des gratifications (rémunérations liées aux résultats, primes de productivité, d’assiduité…) et mettent inévitablement les salariés en concurrence. « L’exigence du toujours plus se substitue à l’exigence du bon travail. Il ne s’agit plus de bien faire, normalement, mais de se dépasser, en compétition avec les autres », note Vincent de Gaulejac 23.
En outre, « les enjeux de pouvoir de l’évaluation sont souvent occultés par un processus de légitimation qui la présente comme objective, neutre et pragmatique » 24. Or trois dimensions du pouvoir sous-tendent l’évaluation, selon ce sociologue : le pouvoir d’imposer une vision et un système de valeurs, le pouvoir d’imposer un cadre et des règles et le pouvoir d’imposer une interprétation des résultats. Ainsi, « la “perte de sens” exprimée comme une plainte lancinante est la conséquence de ce processus : l’acte de travail n’est plus mesuré à l’aune de celui qui le fait, mais à l’aune de celui pour qui il est fait. La perte de sens est d’autant plus mal vécue que le travailleur est encouragé à s’identifier à ce qu’il fait. S’il ne peut en fixer lui-même la valeur, cette invalidation le touche dans son être même : c’est lui-même qui est dévalué. »

Novlangue managériale

La révolution managériale s’accompagne de l’élaboration d’une nouvelle langue produite par et pour les managers. Se voulant positive et pragmatique, elle tente de réduire l’écart qui sépare les exécutants des concepteurs. « Elle soutient essentiellement l’idée qu’il y a convergence d’intérêts entre l’entreprise et ses travailleurs, avance Nicolas Latteur. Les mots “collaborateurs”, “coopération”, “solidarité”, “convivialité” ont été introduits alors même que les conditions de travail se détérioraient progressivement pour un grand nombre de salariés. »25 « Voilà de quoi alimenter l’amnésie, pointe Danièle Linhart : les représentations mentales antérieures en termes de classe ouvrière, conflictualité, inégalités, injustice, luttes s’éloignent. » 26
Au-delà des entreprises privées, les secteurs public et non marchand sont également « contaminés » par l’usage de ce nouveau langage qui vise à obtenir l’adhésion et l’implication subjective des travailleurs dans un nouveau modèle de performance « qui mise sur les qualités profondément humaines des salariés et réconcilie ainsi tout le monde puisque chacun est traité en fonction d’une condition humaine que tous partagent. »27 En tronquant la réalité, « ces discours managériaux sont venus progressivement monopoliser l’espace médiatique [et politique] et ont participé à la redéfinition des mots légitimes et des valeurs morales associées au travail. » 28

Nouvelles technologies

La révolution managériale n’aurait peut-être pas eu le même impact si elle n’avait pu s’appuyer sur le développement des nouvelles technologies d’information et de communication qui ont transformé en profondeur l’organisation et les conditions de travail. « La conséquence la plus notable est l’exacerbation des contradictions dans la mesure où ces nouvelles technologies engendrent à la fois plus d’autonomie et plus de dépendance, plus de liberté et plus de contrainte, plus de facilité et plus de complexité » 29. Leur introduction massive dans le monde de l’entreprise a profondément modifié les relations entre les travailleurs et a fait de l’urgence une nouvelle norme : « Au lieu de se parler, les salariés s’envoient des courriers électroniques, rapporte Christophe Dejours. La conversation est remplacée par un flux d’informations démultipliées, car un mail est souvent adressé à plusieurs personnes. Le message est aussi régulièrement présenté comme urgent, capital. Au final, cette multiplication des échanges engendre une énorme masse de travail. »30 « La contrepartie de cette circulation permanente de l’information est un piège, poursuit Vincent de Gaulejac. On ne peut plus dire que l’on n’était pas informé pour justifier un silence, une absence de réponse, la lenteur d’une réaction. Chacun est censé disposer de l’information, tenu de la traiter et de réagir comme il se doit. La réactivité devient une valeur essentielle, l’absence de réactivité, une faute grave. »31
V. de Gaulejac évoque aussi la fracture numérique qui s’établit entre celles et ceux qui maitrisent les nouvelles technologies et celles et ceux qui ne les maitrisent pas. « La tension vient d’abord de l’absence de compétences pour tous ceux qui n’ont pas pu ou pas su se former, explique-t-il. (…) Elle vient ensuite du renouvellement permanent des machines et des logiciels, qui rend très rapidement obsolètes les apprentissages précédents. Il faut se recycler constamment, renouveler le matériel, acquérir de nouveaux langages, mettre en place de nouvelles procédures, de nouvelles formes de traitement de l’information. D’autant que, dans la plupart des cas, aucun temps supplémentaire n’est prévu pour ces acquisitions. Elles doivent se faire dans la foulée, occasionnant une surcharge censée passer inaperçue. L’exigence d’adaptabilité et de flexibilité conduit donc à intérioriser l’idée que ces évolutions rapides sont normales et nécessaires, et que l’effort attendu pour les maitriser fait partie du métier. » 32
Un médecin d’une maison médicale carolorégienne se remémore la situation d’une patiente qui était employée dans une banque et qui a subi de plein fouet la fracture numérique sur son lieu de travail : « Elle approchait de la soixantaine et je pense qu’elle n’avait pas bien géré le switch informatique. Son employeur ne lui donnait pas de travail. Donc elle allait au bureau, mais elle ne faisait rien. C’était une source de souffrance énorme pour elle. » Cette patiente semblait vivre un bore-out, ce syndrome d’épuisement professionnel dû à l’ennui provoqué par le manque ou l’absence de travail et qui peut engendrer de la démotivation, une dévalorisation de soi, de l’anxiété et une fatigue importante.
Par ailleurs, la frontière entre les sphères professionnelle et privée tend à s’estomper, la présence physique sur son lieu de travail n’étant plus toujours nécessaire pour exercer son activité professionnelle. Cette révolution technologique a permis la généralisation du télétravail dans certains secteurs entrainant de nouveaux risques pour la santé des travailleurs dans la mesure où ceux-ci subissent un allongement de la durée du travail et une intensification du travail 33. Cette nouvelle façon d’organiser le travail participe également à l’affaiblissement des collectifs de travail et engendre des pathologies liées à l’isolement des travailleurs.
En outre, l’outil informatique permet aux employeurs de suivre l’activité des salariés en continu et de contrôler leur productivité en temps réel. « Cet instrument de contrôle est à la disposition du management, mais surtout de l’agent lui-même, qui est invité à autoévaluer ses performances et à en tirer les conséquences, précise V. de Gaulejac. Chacun intériorise la nécessité d’améliorer ses résultats à partir de la mesure quotidienne de son activité “réelle”, la réalité étant ici traduite en termes financiers. »34
Un médecin évoque les conditions de travail dans le secteur de la grande distribution : « J’ai reçu une patiente qui travaille comme caissière et qui doit scanner un certain nombre d’articles à la minute. » Ce type de pratiques peut directement être mis en lien avec l’explosion des troubles musculosquelettiques dans cette profession. De même, les activités de préparation de commandes guidées par un système d’instructions vocales (voice picking) aux manutentionnaires permettent d’optimiser leurs tâches et leurs déplacements et d’analyser finement leurs faits et gestes à travers un système de géolocalisation. Ces pratiques fondées sur la chasse aux temps morts génèrent une intensification du travail, enlèvent toute marge de manœuvre aux travailleurs et entrainent une fatigue physique et mentale difficilement soutenable. Un kinésithérapeute d’une maison médicale bruxelloise expose le cas d’une patiente qui travaille dans ce domaine : « J’ai reçu une patiente qui consultait pour une douleur au dos. Elle travaille dans un entrepôt d’une plateforme de distribution du genre Amazon et elle m’a raconté qu’elle est traquée à propos de tout ce qu’elle fait. Au total, elle marche vingt à vingt-trois kilomètres par jour. À côté de ça, elle doit s’occuper de ses trois enfants en se pliant à un horaire décalé. À un moment donné, il y a forcément des répercussions sur sa santé physique et mentale. »

  1. N. Latteur, Le travail, une question politique, Aden, 2013, p.66.
  2. N. Latteur, op. cit., p.33.
  3. P. Dardot, C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, cité par N. Latteur, op cit., p.32.
  4. V. de Gaulejac, Travail, les raisons de la colère, Seuil, 2011, pp.212-213.
  5. V. de Gaulejac, op. cit, p.216.
  6. P. Vendramin, A. Parent-Thirion, « Redéfinir les conditions de travail en Europe », Revue internationale de politique de développement, 11, 2019.
  7. N. Latteur, op. cit., pp.67-68.
  8. N. Latteur, op.cit., p.67.
  9. D. Linhart, La comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Érès, 2015, p.127.
  10. E. Martinez-Garcia et al., Enquête sur le caractère (in)volontaire du temps partiel féminin, Université Libre de Bruxelles, février 2020, conseildelegalite.be.
  11. E. Martinez-Garcia et al., op. cit.
  12. N. Latteur, op cit., p.70.
  13. N. Latteur, op cit., p.71.
  14. V. de Gaulejac, op. cit., pp.254-255.
  15. V. de Gaulejac, op. cit., p.255.
  16. V. de Gaulejac, op. cit., p.256.
  17. V. de Gaulejac, op. cit., p.257.33. V. de Gaulejac, op. cit.
  18. V. de Gaulejac, op. cit.
  19. V. de Gaulejac, op. cit.
  20. C. Dejours, op cit. p.21.
  21. D. Linhart, op cit., p. 108.
  22. D. Linhart, op. cit., pp.113-114.
  23. V. de Gaulejac, op. cit., p.191.
  24. V. de Gaulejac, op. cit., p.192.
  25. N. Latteur, op. cit., p.60.
  26. D. Linhart, op. cit., p.55.
  27. D. Linhart, op. cit., p.55.
  28. N. Latteur, op. cit., p.61.
  29. V. de Gaulejac, op. cit., p.270.
  30. J. Leymarie, « Le cynisme de la résignation. Entretien avec Christophe Dejours », Revue XXI, 33, hiver 2016.
  31. V. de Gaulejac, op. cit., p.273.
  32. V. de Gaulejac, op. cit., p.271.
  33. P. Bérastégui, « Les gagnants et les perdants du télétravail », Etui, www.etui.org, avril 2022.
  34. V. de Gaulejac, op. cit., pp.273-274.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°101 - décembre 2022

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Bibliographie

V. Amboldi, « Et si la santé des travailleuses devenait une priorité ? », www.cepag.be, février 2016. P. Bérastégui, « Les accidents du travail mortels en hausse dans 12 États membres », European Trade Union Institute, www.etui.org, novembre 2022. P.(…)

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