Les circonstances extérieures à l’individu – inégalités, crises, publicité, précarité… – ont des effets délétères visibles sur sa santé mentale mais qui restent néanmoins peu reconnus. Quand on veut, on peut ? On tend surtout ainsi à le surresponsabiliser et à déresponsabiliser le collectif.
Pedro vient me voir pour des troubles du sommeil. Il a beaucoup de mal à s’endormir et, quand il dort, il se réveille sans cesse. Il voudrait dormir mieux, se reposer. Quand je lui demande d’où viennent ses problèmes de sommeil, il m’explique tout de suite que c’est sa situation qui le stresse. Il ne peut s’empêcher d’y réfléchir constamment. Pedro vient du Venezuela. Il est récemment arrivé en Belgique avec son frère et sa mère. Opposant politique, il a fui le pays après avoir reçu des menaces de mort et a fait une demande d’asile politique. Depuis plusieurs mois, il attend une réponse de l’Office des étrangers. Il craint un refus. Comme il ne peut pas travailler, il suit des cours de français. Le reste du temps, il s’ennuie et donc il rumine.
Alicia a 21 ans et vient de temps en temps en consultation pour des problèmes de dépression. Elle est maman depuis un an d’un petit garçon. Dans des termes un peu flous, elle me parle des problèmes d’agressivité de son compagnon, qui l’insulte et lui hurle régulièrement dessus. Je soupçonne que ça va parfois plus loin, mais elle ne m’en parle pas. Alicia, très amoureuse, lui trouve des excuses : il a eu une enfance difficile et il a des soucis, et puis c’est vrai qu’elle n’est pas très ordonnée et qu’elle « fait parfois des choix stupides » ! De toute façon, sa situation financière ne lui permet pas d’envisager de le quitter.
Lucie, 36 ans, vient pour épuisement. Elle est en arrêt maladie depuis déjà plusieurs semaines. Son travail est très stressant ; l’ambiance n’est pas bonne. En plus de cela, son compagnon vient d’entrer en prison pour une affaire vieille de cinq ans, qui vient seulement d’être jugée. Elle se retrouve seule avec ses jumeaux, en pleine crise sanitaire. C’est connu, en cas de burn-out, le traitement doit inclure du repos et une mise à distance du travail. Mais comment se reposer dans ces conditions, sachant que Lucie ne reçoit pratiquement pas d’aide de sa famille et que l’école ferme sans arrêt ? Lucie est bien seule avec ses problèmes ! D’autant qu’à côté de cela, pas grand-chose ne bouge au niveau de son travail malgré plusieurs plaintes contre son patron pour harcèlement.
Ces exemples peuvent paraitre extrêmes, mais ils reflètent une bonne partie de ma réalité de travail depuis que je suis psychologue clinicienne en maison médicale. Comment puis-je accompagner, voire « soigner » des gens qui se trouvent dans de telles situations ? Comment être « efficace », selon les standards actuels ? Quelle est ma marge de manœuvre ? Est-ce normal de me sentir parfois si impuissante ?
La santé mentale est-elle vraiment une question individuelle ?
Aujourd’hui, qu’elles mettent l’accent sur des diagnostics spécifiques ou sur des processus psychopathologiques sous-jacents aux symptômes, la psychologie clinique et la psychiatrie se concentrent principalement sur des problèmes qui sont avant tout considérés comme intrinsèques aux individus ou à leur système familial proximal. Dans ce cadre, la médication et les différentes formes de traitements psychothérapeutiques visent avant tout à aider les patients à se rétablir pour diminuer leur souffrance et retrouver un niveau de fonctionnement optimal. Les patients se voient ainsi enjoints à se remettre en question et à travailler sur eux-mêmes pour aller mieux. Le psy, lui, se doit de se former adéquatement pour accompagner son patient au mieux.
Cet accent mis sur l’individu et le travail personnel se retrouve également dans le domaine plus vaste du bien-être et du développement personnel, dont le business n’a cessé de croitre ces dernières années. Les travailleurs sont ainsi enjoints à gérer leur temps et leur stress. Les sans-emploi doivent apprendre à « se vendre » et les parents à favoriser le développement cognitif, social et émotionnel de leurs enfants. Les couples doivent mieux communiquer. Les précaires doivent « s’en sortir ». Et tous doivent apprendre à être heureux et à exprimer de la gratitude1. Cette façon de voir les choses ne donne-t-elle pas du contrôle et donc de l’espoir aux gens ? Oui et non.
Oui, croire que l’on contrôle sa vie et sa santé mentale donne de l’espoir et permet de fournir les efforts nécessaires au changement. C’est ce que Bandura nomme le sentiment d’efficacité personnelle et c’est un des facteurs de la réussite scolaire, professionnelle et même thérapeutique 2. Ainsi, quelle que soit notre situation, nous gardons généralement une marge de manœuvre personnelle qui peut faire la différence et nous aider à nous adapter. Pouvoir se remettre en question et réfléchir à ce que nous pouvons changer pour aller vers un mieux est utile et fait partie intégrante d’une bonne santé mentale dans notre société aujourd’hui.
En revanche, mettre l’accent à ce point sur l’autonomie et la responsabilité individuelle n’a pas que des effets positifs. Notre société fait volontiers croire aux gens qu’ils peuvent tout contrôler dans leur vie, que tout est une question de volonté et de mérite, y compris leur santé mentale, leur bonheur et leur bien-être. Dans une vision néolibérale, l’individu est ainsi toujours plus considéré comme un « entrepreneur de lui-même » qui doit se modeler et s’adapter à son environnement pour rester compétitif et performant. Or, comme l’ont souligné de nombreux sociologues, la psychologie en tant que discipline n’échappe pas à cette idéologie3. La définition que l’Organisation mondiale de la santé donne de la santé mentale pointe d’ailleurs la notion d’un potentiel à réaliser, mais aussi la productivité au travail et au sein de la communauté4.
Quand on veut, on peut !
Aussi séduisante que puisse être cette formule, elle est globalement fausse. D’abord parce que nous ne naissons pas égaux. Certains ont dès le départ beaucoup plus d’atouts dans leur jeu que d’autres : il est plus facile d’avoir une bonne santé mentale et de « réussir » quand on est né dans une famille aimante, riche et cultivée, que lorsque l’on nait dans une famille surendettée, mal logée et avec des parents qui se tuent chaque jour dans des boulots précaires. Certes, tout n’est pas joué d’avance, mais certains devront fournir nettement plus d’efforts dès le départ ou faire preuve de bien plus de compétences émotionnelles et de résilience que d’autres pour obtenir le même résultat. Ensuite parce que beaucoup de choses échappent à notre contrôle. Les émotions négatives, les malheurs, la mort, la maladie frappent tout le monde et font intégralement partie de la vie. Aussi impertinent que cela puisse paraitre, être malheureux par moments est normal et pas forcément synonyme de pathologie.
Enfin parce que mettre l’accent sur le travail personnel et la responsabilité individuelle en matière de santé mentale contribue à passer sous silence les très nombreux facteurs extérieurs qui l’influencent. On demande aux femmes de s’accepter telles qu’elles sont alors même qu’elles sont bombardées d’idéaux de beauté physique inatteignables5. On demande aux travailleurs en burn-out de devenir « résistants au stress », sans vraiment remettre en question la compression du temps de travail ou l’effet délétère de la compétitivité généralisée6. On propose de rembourser les soins de santé mentale à destination des adolescents, sans restreindre les pratiques non éthiques des grands réseaux sociaux, des éditeurs de jeux vidéo ou des publicitaires, pour ne citer qu’eux. On demandera aux personnes précarisées de soigner leur santé mentale et de s’autonomiser sans tenir compte du fait que l’insécurité financière, le mal-logement, le non-emploi, etc., sont des facteurs de stress majeurs 7 qui fragilisent considérablement et ne peuvent se résoudre durablement sans mesures politiques et collectives.
Selon le principe des vases communicants, plus on insiste sur le contrôle qu’aurait l’individu sur sa santé mentale, plus on invisibilise l’impact des phénomènes collectifs et sociétaux. On observe ainsi une individualisation des problèmes collectifs ou pour paraphraser Ehrenberg, « une psychologisation des rapports sociaux »8. On demande aux individus de résoudre seuls (ou avec l’aide d’un professionnel) les problèmes que la société contribue à créer. Les ados doivent ainsi apprendre à développer un regard critique sur le marketing, alors même que les publicités sont étudiées pour influencer les gens à leur insu 9. Les travailleurs doivent apprendre à gérer leur stress, alors que la recherche a démontré depuis longtemps l’impact majeur des facteurs organisationnels et structurels sur l’épuisement professionnel10. Les sans-emploi doivent avoir confiance en eux pour mieux se vendre, alors même que le chômage est un des principaux facteurs de risque du suicide 11. Bref, les gens doivent cesser de se plaindre et de se victimiser pour se prendre en main, quand bien même ils font face à de réelles inégalités et injustices.
Mettre toujours plus l’accent sur l’individu, que ce soit en matière de santé mentale, d’hygiène de vie, d’emploi, de « réussite » ou même de changement climatique, permet ainsi d’évacuer la notion même de problèmes collectifs qui nécessiteraient des solutions politiques. En plus de renforcer la méritocratie en faisant croire que seuls les individus méritants réussissent, l’individualisation des problèmes collectifs permet d’évacuer les problèmes d’inégalités en culpabilisant et en stigmatisant les « fous », les « faibles », les « inadaptés », les « incompétents » et autres « loosers ». Les individus en souffrance, victimes d’injustices, sont ainsi renvoyés à eux-mêmes, à leurs sentiments d’échec, stigmatisés, jugés et exclus. Des chercheurs ont d’ailleurs montré que les patients psychiatriques souffraient souvent davantage de l’exclusion et de la stigmatisation liées à leurs troubles que de leurs symptômes proprement dits12.
Faut-il jeter la psychologie avec l’eau du bain ?
L’idée ici n’est pas de dire que la psychologie clinique ne sert à rien ou qu’elle est totalement inefficace. La plupart des situations de souffrance psychique comportent une part de contrôlable et une part d’incontrôlable, en proportions variées. Travailler sur ce que l’on peut contrôler a généralement du sens pour avancer et surmonter les obstacles que nous rencontrerons inéluctablement dans notre vie. Comme le souligne Nicolas Marquis, beaucoup de lecteurs d’ouvrages de développement personnel rapportent d’ailleurs y trouver du sens et une aide concrète, quand ils vivent des périodes difficiles13. Mais il est important de garder à l’esprit que l’individualisme et l’idéologie néolibérale des sociétés occidentales ne peuvent que profondément imprégner notre travail et notre vision des choses, y compris en matière de santé mentale. Il est donc important de pouvoir aborder ces notions avec nos patients, pour les déculpabiliser et contribuer à une déstigmatisation. Prendre conscience des forces structurelles qui influencent notre vie, replacer les problèmes de santé mentale dans leur contexte global et tenir compte des facteurs d’influence internes et externes à l’individu devrait nous permettre d’aborder les difficultés avec nuances tout en dénonçant les injustices réelles auxquelles nos publics font face.
Enfin, il s’agit de se rappeler, comme en mai 68, que « tout est politique ». Il est du devoir des praticiens de rappeler que la santé mentale est l’affaire de tous. Que c’est un problème éminemment sociétal qui exige des réponses politiques et collectives allant bien au-delà de l’organisation des prises en charge psychologiques et psychiatriques. Comme en matière de santé, il s’agit ainsi de s’intéresser aux déterminants sociaux de la santé mentale et de lutter plus globalement contre tout ce qui contribue structurellement à détériorer le bien-être des individus. Pourquoi s’en prendre seulement aux conséquences sans aborder la question des causes ? L’importance du curatif ne devrait pas éclipser la nécessité du travail préventif. La prise en charge de la santé mentale est un problème individuel et collectif qui exige des réponses individuelles et collectives !
- E. Cabanas, E. Illiouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Premier Parallèle, 2018. C. Cederström, A. Spicer, Le syndrome du bien-être, L’échappée, 2016.
- A. Bandura, Auto-efficacité : comment le sentiment d’efficacité personnelle influence
notre qualité de vie, De Boeck Sup, 2019. - Voir e. a. A. Ehrenberg, La société du malaise, Odile Jacob, 2010 ; A. Ehrenberg, La mécanique des passions : cerveau, comportement, société, Odile Jacob, 2018 ; E. Iliouz, Les marchandises émotionnelles, Premier Parallèle, 2019.
- « La santé mentale correspond à un état de bien-être mental qui nous permet d’affronter les sources de stress de la vie, de réaliser notre potentiel, de bien apprendre et de bien travailler, et de contribuer à la vie de la communauté », www.who.int.
- R. Engeln, Beauty
sick: how the cultural obsession with appearance hurts girls and women, HarperPaperBacks, 2018. - P. Chabot, Global burnout, Bloomsbury Academic, 2018.
- T. Lang et al., « Construction de la santé et des inégalités sociales de santé : les gènes contre les déterminants sociaux ? », Santé publique n° 28, 2016 ; A. Billiet, « Les inégalités sociales de santé en Wallonie », L’Observatoire n° 65, 2010.
- A. Erhenberg, La société
du malaise, op cit. - F. Amalou, Le livre noir de la pub : quand la communication va trop loin, Stock, 2001.
- C. Maslach, M.P. Leiter, Burnout : le syndrome d’épuisement professionnel, Arènes Éditions, 2011 ; P. Chabot, op cit.
- Observatoire national du suicide (France), Suicide : quels liens avec le chômage ? Penser la prévention et les systèmes d’information, 4e rapport, juin 2020.
- P.W. Corrigan, »The impact of stigma on severe mental illness », Cognitive and Behavioral Practice, 5, 1998.
- N. Marquis, Du bienêtre à la société du malaise. La société du développement personnel, Presses universitaires de France, 2014.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°101 - décembre 2022
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