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Bien-être au travail et prévention des risques psychosociaux


Santé conjuguée n°101 - décembre 2022

Depuis 1996, la loi sur le bien-être au travail constitue le cadre législatif en matière de prévention des risques professionnels et de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs.

Cette loi définit le bien-être au travail comme « l’ensemble des facteurs concernant les conditions dans lesquelles le travail est effectué » (sécurité au travail, protection de la santé des travailleurs, ergonomie, hygiène au travail, etc.) et oblige les employeurs à mener une politique de prévention des risques professionnels par le biais d’un plan quinquennal global de prévention et d’un plan d’action annuel1.

Quelles évolutions ?

Depuis la modification de la loi en 2014, plusieurs changements importants ont été opérés, parmi lesquels :

  • L’introduction de dispositions spécifiques en matière de prévention des risques psychosociaux au travail définis comme « la probabilité qu’un ou plusieurs travailleur(s) subisse(nt) un dommage psychique qui peut également s’accompagner d’un dommage physique, suite à l’exposition à des composantes de l’organisation du travail, du contenu du travail, des conditions de travail, des conditions de vie au travail et des relations interpersonnelles au travail, sur lesquelles l’employeur a un impact et qui comportent objectivement un danger »2. La focale s’est donc élargie et cible d’autres problématiques que le harcèlement ou le stress.
  • La notion de plainte a évolué. « Avant, la loi reflétait une approche réparatrice par rapport à des problématiques comme le harcèlement, la discrimination, la violence ou le stress, explique Rachel Carton, coordinatrice de l’ABBET. La loi de 2014 adopte une logique plus préventive. La demande d’intervention ne concerne plus seulement une plainte pour harcèlement ou pour violence. Un travailleur peut désormais faire appel à un service externe pour la prévention et la protection au travail afin d’introduire une demande d’intervention psychosociale, qu’elle ait un caractère individuel ou collectif (une autre nouveauté de la loi). »
  • « Les rôles des acteurs de la prévention (conseillers en prévention, personnes de confiance…) ont été mieux définis », ajoute Anne Burlet, coordinatrice du CITES. « Mais dans certaines institutions le recours aux personnes de confiance ne fonctionne pas bien, s’empresse-t-elle d’ajouter. Que ce soit par méconnaissance, par manque d’information ou de compréhension des rôles de chacun. Les personnes ne savent pas toujours à qui elles peuvent faire appel ni comment et elles craignent parfois le manque de confidentialité au sein de l’institution. »

Les acteurs et actrices rencontrés dans le cadre de cette étude s’accordent toutes et tous sur le chemin parcouru en matière de protection de la santé des travailleurs et travailleuses depuis l’adoption de la première version de la loi sur le bien-être au travail. Ils et elles portent néanmoins un regard critique sur la mise en œuvre pratique de certains aspects de la loi.
« La mise en œuvre de la législation sur le bien-être au travail constitue une belle avancée, estime Jean-Marie Léonard, ancien secrétaire fédéral au SETCa. Mais malgré l’existence de cette législation importante en Belgique, nous assistons encore à des drames si l’on considère le nombre de personnes touchées par des troubles musculosquelettiques, des burn-out ou des cancers professionnels. Ces maladies professionnelles sont extrêmement difficiles à faire reconnaitre et nous sommes occupés à travailler, dans le cadre de l’Atelier Santé de Charleroi, à une meilleure mise en œuvre de la surveillance médicale des travailleurs qui figure dans la législation, mais qui est insuffisamment mise en œuvre sur le terrain. Car il y a deux dimensions à la problématique de la surveillance de la santé des travailleurs : la dimension des facteurs de risques auxquels ils sont confrontés aujourd’hui au sein de leur entreprise, et la dimension du suivi de leur santé tout au long de leur carrière professionnelle. Or il n’y a aucun instrument pour assurer ce suivi d’une entreprise à l’autre. Idéalement, le dossier médical des patients de maisons médicales devrait contenir ces informations. Mais à ma connaissance, cela n’existe pas. »
Forte de ses contacts avec le monde de l’entreprise, Anne Burlet observe aussi des évolutions positives dans l’application de la loi. Elle pointe cependant des enjeux à plus large échelle, celle de la transformation sociale et politique : « Je trouve que les choses changent parce qu’il y a tellement d’absentéisme et de personnes qui tombent malades que les entreprises sont contraintes d’interroger leurs pratiques. Avant, quand on rencontrait les entreprises, elles avaient très peur d’ouvrir la boite de Pandore du stress – à l’époque on parlait du stress. Aujourd’hui, je pense qu’elle est ouverte. Désormais certaines entreprises viennent spontanément à notre rencontre pour mettre quelque chose en place parce qu’elles ont été alertées par l’absence de plusieurs travailleurs ou d’un manager en burn-out. Elles s’interrogent, font des analyses de risques… Mais c’est presque un remaniement profond de la société et du monde de l’entreprise qui devrait se faire, car c’est à cette échelle que le problème se pose. Mettre des choses en place et changer les visions dans un tel contexte reste extrêmement compliqué. »
Dans le même sens, Rachel Carton met en lumière les difficultés spécifiques rencontrées dans le secteur non marchand : « Aux facteurs institutionnels et organisationnels de souffrance au travail s’ajoutent des facteurs sociétaux et politiques globaux qui sont tout aussi déterminants pour le bien-être des travailleurs. C’est un aspect sur lequel nous nous sentons un peu impuissants. Comment pointer ces facteurs sur lesquels les employeurs n’ont pas directement prise ? J’entends par là le sous-financement du secteur non marchand, les modes de financement, la précarisation des publics, la complexification des problématiques sociales… Il y a aussi la numérisation des services publics et des administrations et ses retombées sur les travailleurs sociaux de première ligne qui se retrouvent à faire du travail administratif pour que les personnes puissent avoir accès à leurs droits. Cela dénature leur travail et le fait de ne plus être en mesure d’accomplir leur travail d’accompagnement pour lequel ils et elles ont été engagés est un facteur de souffrance important. Je pense aussi à l’augmentation de la violence institutionnelle et sociale qui se répercute sur les travailleurs sociaux. L’enjeu est de trouver les moyens de faire remonter ces constats globaux, notamment au travers des études que nous publions. Nous avons également la volonté de développer une approche plus transversale et globale sur ces enjeux au sein de l’organe d’administration de l’ABBET dans lequel siègent les représentants de différentes fédérations patronales du secteur non marchand, les représentants des organisations syndicales de ce secteur et les pouvoirs publics qui y siègent en tant qu’observateurs. »

Analyse des risques psychosociaux

Pour mettre en œuvre leur stratégie de prévention pour la santé des travailleurs, la loi préconise aux employeurs de recourir à une analyse de risques psychosociaux avec la participation des employés. Ces analyses sont réalisées par des services externes pour la prévention et la protection au travail auxquels tout employeur doit être affilié en Belgique. En tant qu’organisme subsidié, l’ABBET propose également ce type d’analyses aux associations sans but lucratif (asbl) bruxelloises reconnues par la COCOF ou la COCOM. Les acteurs et actrices que nous avons interviewés pointent plusieurs limites par rapport à ces analyses.
« Souvent, ce type d’interventions se limite à la remise d’un rapport destiné au conseiller en prévention ou au coordinateur ou à la coordinatrice de l’association, explique Coline Roulin, conseillère en prévention à l’ABBET. Elles ne permettent donc pas d’avoir un retour sur ce qui a été mis en place ni sur les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre. » En outre, « nous avons beaucoup d’échos du secteur associatif sur le décalage important entre les méthodes et les recommandations des services externes de prévention et les réalités du secteur non marchand, ajoute Rachel Carton. Ces services adoptent des approches quantitatives et recourent souvent à des questionnaires, ce qui permet d’obtenir une photographie de l’état de santé des travailleurs d’une association, mais ne permet pas d’analyser finement les causes et les pistes de prévention. À l’ABBET, nous avons choisi une autre approche, collective et qualitative. Dans certaines associations, nous avons pu partager les résultats aux travailleurs en présence des représentants du comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT) qui exposaient ce qu’ils allaient mettre en place à la suite des recommandations que nous avions formulées. C’était très intéressant pour nous de prendre connaissance de ce suivi. »
Quant aux recommandations (non contraignantes pour les employeurs) qui ressortent des analyses de risques psychosociaux, les personnes que nous avons rencontrées les considèrent au départ de points de vue différents. Anne Burlet relève le caractère complexe de certaines recommandations et pense qu’il faudrait davantage sensibiliser les employeurs à la législation sur le bien-être au travail : « Ces recommandations relèvent parfois d’une complexité incroyable. Par ailleurs, le temps qui s’écoule parfois entre une analyse de risques et sa mise en œuvre constitue une autre difficulté quand des recommandations deviennent obsolètes en raison du changement de configuration qui s’est entretemps opéré au sein de l’organisation. » Selon elle, « il faudrait atteindre une réelle prise de conscience et une véritable implication de la part des employeurs pour qu’à très long terme les choses puissent changer. »
Rachel Carton note quant à elle l’importance de séparer les fonctions de conseil et de contrôle/sanction. À cet égard, elle pointe le rôle central du service d’inspection du contrôle du bien-être au travail « qui a été fortement affaibli » au cours des dernières années.

Un constat corroboré par les chiffres récemment communiqués par l’Inspection du bien-être : à l’échelle du pays, seulement septante-sept inspecteurs contrôlent si les entreprises prennent des mesures pour la protection de la sécurité et la santé au travail, soit un inspecteur pour 52 252 travailleurs et pour 3 825 sites d’entreprises 3. En raison du manque croissant d’inspecteurs et d’inspectrices, très peu d’entreprises sont donc contrôlées et sanctionnées en cas de faute 4. Considérant que ce service d’inspection a la charge d’un nombre croissant de missions liées notamment à la réintégration des travailleurs et travailleuses en incapacité de travail de longue durée, l’engagement d’inspecteurs et d’inspectrices supplémentaires est nécessaire et urgent pour assurer le contrôle de l’application d’une législation protectrice de la santé au travail.

  1. Loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail, Moniteur belge, www.ejustice.just.fgov.be.
  2. Loi du 28 février 2014 complétant la loi du 4 août 1996 quant à la prévention des risques psychosociaux au travail dont, notamment, la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail, Moniteur belge, www.ejustice.just.fgov.be.
  3. K. Van Eyck, « Surveillance de la législation sociale : besoin d’inspecteurs », Syndicaliste, 965, mai 2022.
  4. L. Lorthioir, « Risques psychosociaux au travail : une meilleure législation s’impose ! », Démocratie, juin 2021.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°101 - décembre 2022

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Bibliographie

V. Amboldi, « Et si la santé des travailleuses devenait une priorité ? », www.cepag.be, février 2016. P. Bérastégui, « Les accidents du travail mortels en hausse dans 12 États membres », European Trade Union Institute, www.etui.org, novembre 2022. P.(…)

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