Entre le flux d’informations catastrophiques, les manifestations qui semblent sans effet et l’accumulation des constats sur l’accroissement des inégalités, nous pourrions tous hésiter entre l’angoisse, le pessimisme ou les initiatives de résilience limitée proposées par les collapsologues. Il y a d’autres voies plus joyeuses, mais, face à l’ampleur des crises et au nombre de combats à mener, où donner de la tête ? Le concept de pouvoir d’agir pourrait-il jouer ce rôle de boussole ?
Le pouvoir d’agir est un concept à la mode. Il s’emploie tant dans les divers lieux du social et du militantisme que dans les sphères académiques ou encore dans les manuels de management. La fédération des CPAS propose à ses travailleurs des formations en DPA, pratiques du développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités. Des chercheurs en psychologie du travail et en ergonomie développent des outils pour mesurer ce qu’ils définissent comme « le rayon d’action effectif du sujet ou des sujets dans leurs milieux professionnels habituels »1. D’autres s’intéressent à son emploi dans le champ de l’intervention sociale : est-ce que les travailleurs sociaux visent le pouvoir d’agir de leurs usagers ?2
Cependant, le concept n’est pas évident à cerner pour plusieurs raisons : c’est une traduction du terme anglo-saxon d’empowerment et cette notion a elle-même une histoire ; issue du terrain, elle a voyagé et s’est « internationalisée ».
L’empowerment, davantage que sa traduction par les termes « pouvoir d’agir », articule deux dimensions : celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. Le concept désigne à la fois un état (être empowered) et un processus, les deux étant à la fois individuels, collectifs et sociaux ou politiques. Selon les personnes et les intentions, l’accent sera placé sur l’une ou l’autre de ces dimensions ou sur leur articulation.
Trois modèles et trois dimensions
Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener, dans leur ouvrage L’empowerment, une pratique émancipatrice ?3, repèrent trois modèles types d’empowerment : un modèle radical dans lequel les objectifs sont la reconnaissance des groupes, l’autodétermination, la redistribution des ressources et les droits politiques ; un modèle social-libéral qui articule la défense des libertés individuelles avec une attention à la cohésion sociale et à la vie des communautés sans pour autant interroger structurellement les inégalités sociales ; un modèle néolibéral dans lequel il s’agit de mettre l’État au service du marché et à le gérer selon les valeurs entrepreneuriales. Pour résumer, dans le premier il est question d’un pouvoir exercé par ceux « d’en bas » ; dans le second, d’autonomisation et de capacité de choix et, dans le troisième, d’« être entrepreneur de sa vie » sans poser les questions de l’émancipation et de la justice sociale.
Lorraine Gutiérrez, théoricienne du concept, pose trois dimensions imbriquées : la dimension individuelle et intérieure (estime de soi, compétences, conscience critique, capacité d’agir) ; la dimension interpersonnelle ou communautaire (capacité à développer des réseaux) et la dimension politique sociale (transformation sociale, prise ou partage du pouvoir dans les institutions et collectivités)4.
Avant d’agir, se poser des questions et discuter
Si nous souhaitons agir face à ces choix cruciaux et urgents auxquels nous sommes confrontés quotidiennement, le concept du pouvoir d’agir peut attirer notre attention sur quelques balises ébauchées ici sous forme de questions.
La question « du » et « des » pouvoirs : ceux qui sont à l’œuvre dans la société, le pouvoir comme puissance d’agir, comme capacité… La question du pouvoir est centrale dans l’enjeu démocratique. Elle traverse toutes les relations et les rapports sociaux. Les féministes de la deuxième vague – métaphore du ressac employée pour qualifier les phases successives du féminisme moderne, la deuxième débutant au milieu des années 60 et s’articulant autour des problématiques de la famille, du travail, de la sexualité et du contrôle des naissances – ont identifié trois types de pouvoir : le pouvoir sur, le pouvoir de et le pouvoir avec. Le premier est celui d’exercer une action sur les autres, souvent à leur détriment. Le second est une énergie, une capacité de faire, de sortir de la dépendance. Le dernier est le construire avec, l’inscription dans une démarche collective de prise en main de son avenir et de transformation sociale. Cette distinction permet d’accéder à la question des sujets du pouvoir d’agir, elle permet de rendre une voix et du pouvoir aux sans-voix. Malheureusement, les politiques de participation et d’implication se réduisent bien souvent à des démarches centrées sur le pouvoir d’agir individuel et abandonnent en chemin les dimensions collectives et politiques. Les questions de vigilance seraient alors : quels rapports de pouvoir sont en jeu et traversent les réalités sur lesquelles nous voulons agir ? Quels rapports de pouvoir sont en jeu à l’intérieur même de nos collectifs ? Comment les mettons-nous au jour et en travail ?
La question des sujets/objets : qui a du pouvoir d’agir ? Qui agit pour qui ? Y a-t-il des personnes qui n’agissent pas ? Faut-il soutenir le pouvoir d’agir de « non-agissants » ? Qui augmente son pouvoir d’agir ? Peut-on augmenter le pouvoir d’agir des autres ? Est-ce que ce qui est fait pour nous sans nous est fait contre nous ? Qui sont les gens de la base ? La question de l’Histoire : quelles actions ont été menées avant nous ? Comment s’inscrire dans la continuité et étendre des conquêtes ? Qui raconte cette Histoire et comment ? Comment raconter, inscrire notre histoire dans un mouvement plus large ?
La question du collectif : comment passer d’un pouvoir d’agir individuel à un pouvoir d’agir avec ? Comment passer du je au nous ? La somme d’initiatives individuelles peut-elle renverser la tendance ? Comment tisser des convergences malgré la pluralité et la conflictualité ? La question des finalités : à quelle fin renforcer, mobiliser, activer… le pouvoir d’agir ? Pour agir sur quoi ? Comment ne pas réagir en « s’opposant à », mais bien partir des capacités critiques et créatives pour définir nos fins ?
La question des moyens : faut-il développer des contre-pouvoirs à l’intérieur et/ou en marge des organes de représentation ? Si « le pouvoir ne se donne pas, mais qu’il se prend », quels moyens allons-nous employer ? Comment organiser l’analyse et l’ajustement permanents de nos pratiques propres ? Ces questions ne constituent qu’une ébauche à enrichir collectivement pour tendre à une perspective d’émancipation.
Étymologiquement, émanciper signifie sortir de la main qui vous tient. L’émancipation n’est pas « le renversement ou l’abolition des rapports sociaux, mais le mouvement par lequel le rapport de forces peut être déstabilisé, les enjeux reconfigurés »5. Cette perspective peut faire toute la différence et faire passer d’un constat d’impuissance à un regard renouvelé sur tous les pouvoirs d’agir agissants qui nous entourent et sur leur potentiel subversif.
Documents joints
- C. Gouédard, P. Rabardel, « Pouvoir d’agir et capacités d’agir : une perspective méthodologique ? Illustration dans le champ de la santé, sécurité et conditions de travail », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, Pistes, 2012.
- M. Carrel, S. Rosenberg, « L’empowerment et le travail social sont-ils compatibles en France ? », Recherche sociale n° 209, 2014.
- M.-H. Bacqué, C. Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, La Découverte Poche, 2015.
- M.-H. Bacqué, C. Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, La Découverte Poche, 2015.
- E. Galerand, D. Kergoat, « Le potentiel subversif du rapport des femmes au travail », Nouvelles questions féministes n° 2, 2008.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°89 - décembre 2019
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