Il n’est plus à démontrer que les soins doivent être coordonnés, que ce soit à l’échelle d’une maison médicale ou d’un service ou encore entre services au sein d’un même hôpital, quand ce n’est pas entre des hôpitaux. Les soins doivent également être coordonnés aux niveaux régional, national et même international comme lors de catastrophes naturelles. Sans un minimum d’organisation, on court au désastre : les exemples, malheureusement, ne manquent pas. Mais à l’initiative de qui les soins doivent-ils être coordonnés ?
Les professionnels ont un intérêt évident à organiser les coordinations : ils connaissent leurs patients et leurs besoins, et en s’entraidant, ils se préservent légitimement, autant que faire se peut, une certaine qualité de vie personnelle (répartition des tâches ou des gardes, etc.). Pourtant, ils sont de moins en moins à la manœuvre : la coordination des soins devient de plus en plus une politique organisée d’en haut, imposée comme mode de gestion des soins de santé. Ce glissement change tout, car des enjeux étrangers aux motivations des professionnels et aux intérêts des patients viennent s’interposer. On peut en repérer au moins trois.L’économie
Le premier est le plus évident : il s’agit d’enjeux économiques. La volonté politique de diminuer le coût des soins de santé pour la collectivité est en soi louable, si l’on entend par là le fait de lutter contre toutes les formes possibles de gaspillage. Mais nous n’en sommes plus à cette politique de bon père de famille. Tout donne à penser qu’on tente plutôt d’organiser la pénurie, comme le cache admirablement mal le slogan utilisé en permanence : « Faire mieux avec moins ! ». Les moyens alloués dans les différents secteurs des soins ne sont plus à la hauteur des besoins ; on assiste dans plusieurs professions à une pénurie de main-d’œuvre (cf. l’allongement des délais d’attente pour les patients), et à une souffrance au travail de plus en plus criante, comme d’ailleurs dans bien d’autres secteurs. Quoi qu’il en soit, la coordination des soins devient une nécessité pour essayer d’optimaliser, dans ce contexte difficile, ce qui peut encore l’être. Mais cette nécessité est pour le moins paradoxale. D’une part parce qu’elle consiste à coordonner des professionnels surchargés qui n’ont plus le temps pour des réunions, et d’autre part parce que plus elle se révèle indispensable et se développe, plus elle coûte : il faut financer les coordinateurs, les moyens techniques dont ils ont besoin et le temps de tous ces soignants qui se réunissent malgré tout… et qui n’est plus du temps passé auprès des patients.La technologie
À côté des enjeux économiques, il y a des raisons techniques ou scientifiques qui interviennent. Tout d’abord, les progrès des moyens techniques. Les technologies de l’information et de la communication (TICs) et l’intelligence artificielle (IA) facilitent grandement le développement de réseaux de soins et les coordinations en temps réel que ces derniers exigent. Ensuite, à l’image de la chirurgie, on s’est rendu compte que les statistiques d’opérations réussies augmentaient si le nombre des interventions pratiquées par un même service augmentait. D’où l’idée de regrouper en centres spécialisés, sur un même site, des activités identiques autrefois dispersées. Ce qui suppose que l’on réorganise et coordonne en réseaux les hôpitaux. Disons, schématiquement, qu’avant c’était eux qui coordonnaient en leurs murs les différentes spécialités. À présent, chaque hôpital est « invité » à développer une, deux, ou plusieurs spécialités et devra se coordonner avec les autres de sa zone pour les autres soins. Enfin, dans le prolongement du point précédent, la complexification du système de santé et le développement des savoirs de plus en plus pointus conduisent à l’hyperspécialisation des métiers : mais le faisceau de lumière qui perce les mystères de domaines de plus en plus fins et précis plonge tout le reste dans le noir. En d’autres termes, si les spécialistes maitrisent leur domaine respectif (autant que faire se peut), ils sont devenus à peu près totalement incompétents pour prendre en charge ce qui en déborde (et qui de toute façon relève des compétences jalousement gardées d’autres professions). Au fur et à mesure que leur pouvoir s’accroit dans leur branche, ils perdent tout pouvoir sur les autres secteurs. Leur spécialisation les rend de facto dépendants des autres dont ils ignorent tout. Il n’en faut pas plus pour qu’une coordination s’avère indispensable.Le contrôle
Troisième enjeu de la coordination comme mode de gestion imposé des soins de santé : le contrôle. Du moins s’agit-il ici d’une perspective à moyen terme qui peut aussi expliquer l’intérêt de certains pour le développement d’un monde du soin coordonné. Ce n’est pas seulement le contrôle de l’efficience économique qui sera facilité. Tout le monde connait l’adage « Diviser pour régner ». La spécialisation des métiers du soin, on vient de le dire, s’occupe de diviser. La coordination se chargera d’organiser le pouvoir. Plus elle se développe, en effet, et plus il devient aisé (notamment à l’aide des TICs) de suivre en temps réel non seulement le parcours des patients, mais aussi, par conséquent, les actes prestés par les soignants. Les évaluations (en direct ?) des travailleurs seront rendues possibles. Et en cas de souci, on pourra beaucoup plus vite repérer où, dans la chaine du soin, un manquement s’est produit. À l’avenir, on peut craindre toutefois que des questions de responsabilité se complexifient : une erreur médicale pourrait-elle être imputée au coordinateur qui n’aurait pas fait correctement son travail ? Ou au groupe coordonné qui, ensemble, se serait mal organisé ou aurait pris collectivement une mauvaise décision ?Qui coordonne ?
Si la coordination des soins répond à de vrais besoins… et à des contraintes discutables, elle obéit à la loi qui veut que toutes les inventions humaines exposent à de nouvelles difficultés que, souvent, on n’a pas vu venir. Épinglons-en quatre parmi d’autres, qui sont pour le moins très concrètes. Tout d’abord, qui doit assurer la fonction de coordination ? Dans bien des situations de soins, on songe au médecin généraliste. Souvent, il connait plutôt bien son patient, et il a le pouvoir de prescrire des soins, des examens, des suivis. Il semble le mieux placé pour être à la manœuvre. Mais sa connaissance du patient et son pouvoir de prescription n’en font pas nécessairement un bon coordinateur. D’ailleurs, lorsqu’un suivi infirmier est assuré, ce sont ces soignants-là qui connaissent le mieux le patient et peuvent juger très concrètement de ses besoins réels. Et s’il s’agit d’organiser des réunions, il faut être initié un tant soit peu à l’interdisciplinarité. Or, cette compétence-là, le médecin généraliste ne l’a pas travaillée durant ses études. Faut-il alors recourir à des professionnels de la coordination ? Mais si le patient est passé par la case « hôpital », est-ce à un hospitalier (par exemple un assistant social) d’assurer la coordination des soins vers le domicile ? On se rend compte qu’une foule d’acteurs peuvent prétendre au titre. Il n’est pas rare que des difficultés apparaissent en raison d’enjeux de pouvoir ou de territoire. On entend souvent que les médecins généralistes ne se rendent pas à des réunions de coordination. Sans doute par manque de temps, sans doute aussi parce qu’ils ne sont pas rémunérés pour y participer, et plus probablement parce qu’ils ne supportent pas de se voir dépossédés de ce qu’ils estiment être l’une de leurs prérogatives.Qui coordonner ?
Un deuxième enjeu mérite d’être souligné : quelles sont les personnes qui doivent être coordonnées ? Où s’arrête la liste des métiers représentés autour de la table ? Dans de nombreux cas, la justice (via un service d’aide ou de protection de la jeunesse, un avocat, etc.) est présente à côté des soignants, quand ce ne sont pas des membres d’un CPAS, d’une école, d’une agence de mise à l’emploi, etc. qui complètent le tableau, voire le patient lui-même ou sa famille. Mais surtout, qui décide de qui doit se coordonner ? Est-ce le patient lui-même qui, peut-être contre son propre intérêt, ne veut pas voir tel ou tel professionnel ? Ou bien est-ce un professionnel qui, en fonction de ses informations et de ses propres besoins, décide quels acteurs doivent être réunis ? Ou encore, serait-ce le politique qui fixe, sur la base de profils définis à l’avance, qui doit se réunir dans tel cas donné ?Quoi partager ?
Troisième enjeu classique qui découle du point précédent : la question du secret partagé. On ne peut que constater sur le terrain une fragilisation toujours plus grande du secret partagé. Pétris des meilleures intentions du monde, les professionnels qui se coordonnent dans l’intérêt du patient doivent bien échanger des informations. Quatre règles font jurisprudence en la matière : -n’échanger des informations qu’entre professionnels tenus au secret professionnel ; -n’échanger des informations qu’entre professionnels ayant la même mission (par exemple entre soignants, ce qui exclut le monde de la justice) ; -s’en tenir aux informations strictement utiles ; -obtenir au préalable l’accord du patient, et ne pas se contenter d’un consentement présumé. Le problème, c’est que de nombreuses coordinations ne réunissent pas que des personnes tenues au secret professionnel ou exerçant par exemple dans le monde des soins. Parfois, des représentants de la justice sont présents, ou d’un CPAS, ou des enseignants (s’il s’agit d’un patient mineur). Le patient n’est pas toujours clairement renseigné sur les personnes qui parleront de son cas et s’il donne son accord à la tenue d’une réunion, il ne sait pas toujours à quoi il consent. En d’autres termes, on peut craindre que les règles du secret partagé s’assouplissent de plus en plus pour répondre toujours davantage aux exigences d’une coordination efficace.Et si…
Enfin, que se passe-t-il si quelqu’un ne collabore pas à une réunion de coordination ? Par exemple, il refuse de donner des informations au prétexte qu’il est tenu au secret professionnel. Ou bien, il ne cautionne pas la stratégie que la majorité des personnes présentes approuve. De telles situations conflictuelles, dans les cas difficiles, sont quasi inévitables. On lui reconnaitra sans doute le droit de ne pas participer ou de ne pas partager une décision, mais ne risque-t-il pas d’être perçu comme un trouble-fête qu’on essaiera de ne plus inviter à la prochaine réunion ? Bref, ces réunions de coordination sont-elles ouvertes à la possibilité d’un désaccord ? Si oui, que se passe-t-il en ce cas ? On peut raisonnablement craindre que, sur le terrain, peu oseront ne pas se montrer solidaires et adopter une attitude qui soit les exclurait, soit empêcherait les autres autour de la table de faire leur travail, ou tout au moins, le compliquerait. Et une fois une décision collégiale obtenue, à quoi s’engage celui ou celle qui estime devoir ne plus la respecter si la situation l’exige ? Plus la procédure à suivre en ce cas sera lourde, plus elle risque d’empêcher toute initiative personnelle pourtant justifiée. La coordination est un outil incontournable pour organiser des soins efficients et de qualité. Il ne doit cependant jamais devenir une obligation en dehors de laquelle plus aucun soin ne serait considéré comme légitime.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°89 - décembre 2019
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