La souffrance psycho-sociale : regards de Jean Furtos
Marianne Prévost
Santé conjuguée n° 48 - avril 2009

« M. Furtos, il faut nous aider à comprendre : il y a de nouveaux patients qui viennent dans les centres médicopsychologiques, et nous ne savons pas comment les aider, ils ne souffrent plus comme avant ». C’est, dit Jean Furtos, cette interpellation d’une responsable infirmière en hôpital qui l’a amené à créer l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité, pour « observer les pratiques, les penser avec les professionnels qui expriment simultanément un malaise dans le cadre de leur travail et le refus de baisser les bras, car le risque est celui du renoncement, au motif de refuser le malaise et au nom de l’argument qu’il s’agirait d’un problème politique, ce qui est rigoureusement vrai ; mais il n’en reste pas moins que la souffrance psychique d’origine sociale a des effets sur les personnes qui les vivent et sur les professionnels qui les reçoivent1 ».
Jean Furtos fait partie de l’équipe enseignante de la formation « Santé mentale en contextesocial ». Ce psychiatre a fondé en 1996, à Rennes, l’Observatoire régional Rhône-Alpessur la souffrance psychique en rapport avec l’exclusion (ORSPERE), dénommé depuis 2002, au regard de ses activités nationales, l’Observatoire national des pratiques en santémentale et précarité. Cette institution publie le périodique Rhizome, accessible sur le siteDéjà analysée par Freud dans son ouvrage Malaise dans la culture, la souffrance d’origine sociale était pour lui le type de souffrance le plus difficile à accepter par le sujet humain : « La souffrance issue de cette source (les relations avec d’autres hommes), nous la ressentons peut-être plus douloureusement que tout autre… ». Il la liait à « la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux » (famille, état, société, …). Cette souffrance n’a, depuis, fait qu’augmenter, en lien avec la précarité croissante depuis la fin des années 1980. Pour Jean Furtos, c’est une question sociale et politique : « Il existe une précarité qui ne crée pas de lien, mais de l’isolement, de la paranoïa, de la mélancolie sociale, et que l’on observe dans le climat international de la mondialisation des flux d’argent, des biens et des personnes, produisant des effets très ressemblants en France, à Bamako ou en Australie2 ». La précarité sociale est souvent assimilée à la pauvreté ; or, celle-ci est une question de seuil dans une culture donnée : on peut vivre dans une société pauvre sans précarité, on peut vivre précaire dans une société riche (bien entendu, ce que l’on appelle « grande précarité » est synonyme de pauvreté voire de misère). La précarité n’est pas non plus synonyme d’exclusion, de clochardisation… les visions simplistes permettent de se rassurer par une mise à distance : « c’est lui, c’est pas moi ». En fait, la précarité traverse l’ensemble de la société néolibérale et post-moderne : cette société est précaire, dans la mesure où « la pensée de la perte possible ou avérée des objets sociaux est omniprésente ; une fois installée, la peur de perdre draine la perte de confiance en l’avenir et dans la société »3. Les objets sociaux, c’est le travail, l’argent, le logement, la formation, les diplômes… qui donnent « les sécurités de base » dont la perte amorce la précarité ; mais on peut les posséder en ayant peur de les perdre, ou de perdre les avantages qu’ils sont censés procurer (voir par exemple les menaces sur la pension). L’objet social, c’est donc quelque chose de concret, mais pas seulement : « c’est aussi quelque chose d’idéalisé dans une société donnée, en rapport avec un système de valeurs, et qui fait lien : il donne un statut, une reconnaissance d’existence, il autorise des relations, on peut jouer avec lui comme une équipe de foot joue avec un ballon ; quelque fois l’objet susceptible d’être perdu est le terrain de jeu lui-même, c’està- dire l’aire culturelle, et alors tout peut basculer. La difficulté commence lorsque certains objets ne vont plus de soi, par exemple le travail et le salaire, dans une société post-salariale à précarisation croissante. Ainsi, la couverture maladie universelle officialise la perte de l’objet « travail » qui n’est plus désormais le passage obligé pour le droit à l’assurance maladie »4. La réflexion de Jean Furtos rejoint celle de Robert Castel, qui indique différents trajets possibles vis-à-vis de la précarité, selon le schéma suivant5.. Dans son article sur « Les effets cliniques de la souffrance psychiqued’origine sociale »1, dont nous donnons ici de larges extraits, Jean Furtos propose, à partirde sa pratique, une typologie de la précarité qui donne un éclairage très intéressant auxdifférentes études présentées dans ce dossier.


Quelques références
Anzieu D, Créer, Détruire, Ed. Dunod, 1996, p. 81. Furtos Jean, Christian Laval, La santé mentale en actes – de la clinique au politique, Erès, études, recherches, actions en sante mentale en Europe, sciences humaines, 02/12/2005. Furtos Jean, Micoud André, Pages Alexandre, et al., « Dossier : Ruralité et précarité », Rhizome n°28, 2007. Furtos Jean, Laval Christian, Murard Lion, et al., « Élus des villes et santé mentale », Rhizome n°24, 2006. Furtos Jean, Christian Laval, Jean-Jacques Queyranne, et al., La santé mentale en actes. De la clinique au politique, Collection Erasme, 353p. Furtos Jean, Lazarus Antoine, Martin Jean-Pierre, Dolard Elisabeth, Lasne Noëlle, Tanguy Martine, et al., « Éthique de l’intervention, conflits de légitimités », Rhizome n°17, 2005. Furtos Jean, « Contexte de précarité et souffrance psychique : quelques particularités de la clinique psychosociale », Soins Psychiatrie, n°204, septembre- octobre 1999, p. 11 à 15. Green A, Narcissisme de vie narcissisme de mort, Collection Critique, les Editions de Minuit, 1983, réédité en juin 1999. Laval Christian, « Précarisation et santé mentale », In Séminaire Santé, Précarité, Précarisation, INSERM, nov. 1997p. 97-103. Laval Christian et Furtos Jean, Psychiatrie, n°195 décembre 1996, p. 3259-3261. Roussillon René, Agonie, clivage et symbolisation, PUF, 4ième trimestre 1999.Documents joints
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
- Furtos J. et Laval C., « L’individu post- moderne et sa souffrance dans un contexte de précarité- Introduction à une clinique de la disparition » in Confrontations Psychiatriques n°39, 1998.
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
- Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Galimard, 1995
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
- Patrick Declercq, Les naufragés, Plon, 2001
- « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental Idées n° 11, Dossier Souffrance et société, Ligue bruxelloise francophone pour la santé mentale, 09/2007.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 48 - avril 2009
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