Expérience ethnographique auprès de travailleurs sociaux de proximité en souffrance
Nicolas Emmanuel
Santé conjuguée n° 48 - avril 2009
Cette enquête de terrain propose une lecture des souffrances vécues par des travailleurs sociaux de proximité, éducateurs de rue, intervenants sociaux dans des centres d’accueil de nuit ou de jour à Charleroi, Bruxelles, Liège et propose une analyse en contexte des difficultés quotidiennes vécues par ces intervenants et des ressources résiduelles qu’ils développent pour continuer à s’inscrire dans une relation d’aide sociale de proximité.
Proximité et distance avec les souffrances Témoins directs de ce que vivent les « habitants de la rue », les travailleurs sociaux de proximité parlent d’une expérience physique comme première relation avec ces personnes. Même si, contrairement aux idées reçues, beaucoup de personnes hébergées dans les abris de nuit prennent soin de leur hygiène, les sens sont mis à contribution pour sentir, anticiper et absorber les dynamiques de groupe, et cela dans un temps très court pour éviter les escalades. « Ici, tu as un impact physique quand tu ouvres la porte à 15 personnes ou plus (jusque 40) qui gueulent dans tous les sens ». A côté de cet impact physique, il y a le fait de devoir dire que tout le monde ne pourra pas être hébergé faute de place. Jamal, éducateur d’un abri de nuit, dit être parcouru d’une « réflexion dans le corps » lorsqu’il voit s’éloigner quel- qu’un qui n’a pu être hébergé. La réflexion dans le corps participe à une tristesse et se retrouve comme le prolongement physique de l’accueil/ non accueil. Tous les éducateurs des abris de nuit appréhendent ce temps de l’intervention où vont se concentrer les risques, sachant aussi que le reste de la nuit sera fonction de ce qu’il s’y sera passé. Les insultes font partie du décor sonore, la difficulté majeure est d’entrer en acceptation de celles-ci. Lise souligne les difficultés d’une travailleuse sociale qui reçoit des injures : elle s’expose au risque d’un renforcement de la représentation stigmatisante de « faiblesse féminine » dans ce métier. Le travailleur social est mis à l’épreuve de devoir rester proche dans la distance et, à l’agression des sens, s’ajoute un doute, comme un mouvement de bégaiement dans les interstices entre les sensations corporelles, émotionnelles et rationnelles. La difficulté pour le travailleur est d’être tendu entre ses sens, sa volonté physiologique de partir et son « devoir » de rester proche. Les intervenants sont vite mis face à la mort ou la « presque mort », qu’il s’agisse de la découverte d’un cadavre ou de devoir agir en urgence pour un début d’overdose. La seule vision des corps décharnés, marqués par la souffrance, imprègne les travailleurs. Malgré la tristesse, le travailleur social se met à l’épreuve de l’acceptation mais avec une condition nécessaire et non suffisante – de ne pas trop s’exposer. Le retour serein à la vie privée, après une nuit teintée de morbidité est souvent difficile. Qu’il s’agisse d’un éducateur qui doit sa vie à la vigilance d’une personne hébergée qui a pu faire ranger son couteau à une personne en crise, ou de menaces de mort sérieuses parce que la personne reçoit un refus dans un abri, les travailleurs parlent d’un métier à risque vital et les réunions sont souvent les lieux de l’expression d’un malaise car certains craignent pour leur vie. L’intervention sociale d’urgence en question Les structures d’accueil sont actuellement sollicitées pour des problématiques auxquelles elles n’étaient pas habituées : demande croissante d’hébergement d’urgence de « travailleurs précaires » et délégation des structures de soins psychiatriques vers les structures sociales de première (dernière) ligne. Les travailleurs se questionnent sur la représentation de leur métier par des personnes considérées comme spécialistes de la santé mentale. En agissant de la sorte, ces derniers semblent peu se préoccuper de la santé des intervenants sociaux et des habitants de la rue / patients. Les institutions s’exposent par ailleurs à recevoir des injonctions politiques quand, au nom d’élections et d’exposition aux médias, un service social « se doit » de mettre à l’abri les occupants « sans-papiers » d’une église alors que ce n’est pas son « public cible ». Ce flou participe à l’émergence de propositions hygiénistes et sécuritaires voire criminalisantes. Elles veulent organiser des ponts structurels entre les services de police et les CPAS ou des prises en charge contraintes de situations devenues visiblement intolérables. La grande précarité, surtout si elle est visible, devient un enjeu politique majeur. Les travailleurs sociaux sentent des tentatives d’instrumentalisation de leurs missions mais, pris dans un quotidien difficile, peu d’entre eux veulent opposer une résistance constructive (sur cette question, voir le texte sur le Comité de vigilance en travail social, page 68). Développement de ressources résiduelles Au delà des outils classiques de l’intervention sociale (supervisions, formations, coordination ou concertation), nombre d’intervenants sociaux de première ligne développent des pratiques de débrouille. Un artisanat professionnel émerge, trop peu restitué dans les ouvrages de pratiques professionnelles. Une capacité de créer en contexte des postures adéquates et des pratiques adaptées se développe dans le secteur de l’urgence. Les intervenants sociaux produisent du sens et des actions pour continuer à porter la souffrance multiple et complexe des personnes. J’ai regroupé ces pratiques sous le terme « ressources résiduelles » car il traduit la mobilisation de ressources sans nier le fond de souffrances multiples sur lesquelles ces possibilités émergent et souvent s’appuient. Nombreux sont les jeunes travailleurs sociaux qui utilisent des techniques de re-formulation ou d’analyse de la demande ou encore de référence au cadre apprises à l’école. Chez les « baroudeurs », le corps est et reste l’outil préféré. Le corps du travailleur social, la manière dont il bouge dans des espaces, temps où la perte de maîtrise est constante, sont des supports d’une acceptation, d’une anticipation, d’un repère visible de l’intervention sociale. En s’appuyant sur le corps en souffrance et sur les réponses de leur propre corps, les intervenants sociaux créent des balises et des leviers praticables pour imaginer des repères dans l’errance quotidienne des habitants de la rue. Pour les éducateurs de l’abri de nuit, l’humour est un vecteur important d’expression des souffrances car il permet de sortir d’un conflit de loyauté entre une nécessité quasi machiste de se montrer fort et une nécessité de vider une souffrance liée à cet événementiel violent. Alors que cet humour pourrait être traduit comme peu respectueux des personnes, il est un indicateur de souffrance et de cohésion sociale au sein d’une équipe. Les travailleurs sociaux qui développent des ressources résiduelles face aux souffrances partagées m’ont parlé de l’importance de cultiver une perte de maîtrise dans le quotidien de leur travail. Durant mes entrevues avec eux, certains consommaient leur « joint » de cannabis, d’autres buvaient quelques bières. J’ai interrogé un des éducateurs sur cette consommation. Avec hésitation, il parla de consommation régulière d’une partie de son équipe. Sas de sortie de la nuit, anesthésie de souffrances personnelles réveillées par la souffrance de l’autre, ritualisation de la consommation des bénéficiaires (consommer permet de ne pas juger), cette conduite a une fonction au sein d’une équipe, elle constitue une manière d’avoir du plaisir ensemble et de partager autre chose que des tensions ou la tristesse. La formation des travailleurs sociaux de proximité : la fabrication d’un métier Il reste essentiel de réfléchir à la formation des intervenants sociaux amenés à travailler dans les structures d’urgence sociale. Malgré les évolutions du secteur, l’urgence sociale reste le symbole de l’échec du travail social : la valeur du travail social reste l’insertion par le suivi social. Il semble pourtant légitime de donner consistance à l’intervention sociale d’urgence et cela doit passer par une préparation à ce qu’ils vont vivre dans leur quotidien. Ne pourrait-on rêver d’une formation qui s’intéresse à donner le goût à la résilience, à l’accompagnement, et non au suivi, des personnes en intégrant une aide au « bien dormir », « bien manger », « bien boire », bref, tous ces tuteurs corporels qui invitent les personnes à se raser le matin, à se sentir « plus beau que la veille » et oser l’affirmer. Alors, plus que former les intervenants sociaux de première ligne à programmer de l’insertion, il paraît équitable de les préparer à créer des contextes qui favorisent un bien-être corporel, une diminution des angoisses liées à la grande précarité. Pascale Jamoulle 1 évoque à ce titre, « l’intérêt d’intégrer dans le cursus de formations initiées ou continuées des professionnels une approche ethnosociologique, éclairage qui peut faciliter le délicat travail de « déminage » relationnel, et la compréhension de ce qui fait sens pour les publics en rupture et les logiques qui les animent afin de faciliter le dialogue et la création d’espace de négociation ». Prendre soin de ceux qui prennent soins des autres : une responsabilité éthique et un engagement politique L’intervention sociale d’urgence manque de moyens alors qu’elle est de plus en plus sollicitée. Les travailleurs doivent être « peu coûteux », engagés dans des missions parfois saisonnières, parfois non diplômés. Il y a à restituer une légitimité aux métiers de l’urgence sociale et si cela passe par la formation des intervenants, ce processus doit s’étendre à une politique qui s’engage à reconnaître que, pour soutenir la résilience des personnes en grandes difficultés, il faut pouvoir compter sur des travailleurs formés, équitablement rémunérés, reconnus dans des compétences et une clinique spécifique.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
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