Données, informations, connaissances : vers de meilleures décisions en santé publique ?
Denis A. Roy
Santé conjuguée n° 65 - septembre 2013
La politique de santé au Québec est résolument ancrée dans une vision dynamique : il s’agit avant tout de reconnaître la complexité du système de santé et de soutenir sa vitalité. Le credo de Denis Roy, c’est qu’on gagne beaucoup à mobiliser les connaissances et compétences disponibles, même si elles sont souvent imparfaites, plutôt que de laisser les décisions se prendre sans elles ! Petit aperçu des pistes québécoises.
Décentralisation créative
Au Québec, nous avons opté historiquement pour un système de santé décentralisé ; depuis 2004, des agences régionales ont le mandat d’organiser l’offre des soins sur leur territoire sous le pilotage de centres de santé et des services sociaux, et chacun d’eux ont le mandat d’animer un réseau local de services. L’Institut national de santé publique du Québec est un organisme public qui relève du ministre de la Santé et des Services sociaux et qui agit à titre de centre d’expertises au regard des stratégies de santé publique, des politiques publiques et des actions intersectorielles. Sa mission est de soutenir le ministre et les agences régionales de santé et de services sociaux dans la réalisation de leur mandat de santé publique ; de fournir des services de laboratoires spécialisés ; de superviser le développement, le partage et l’utilisation des connaissances en santé publique.Règles minimales et initiative locale
Une manière de soutenir la créativité, c’est de guider le système à l’aide de règles minimales ; la décentralisation telle qu’elle s’est organisée au Canada s’appuie sur ce principe. En effet, la loi fédérale régissant le système de santé stipule que, pour avoir droit au versement intégral de la contribution fédérale, les provinces doivent respecter cinq conditions relatives aux services assurés : la gestion publique, l’intégralité, l’universalité, la transférabilité et l’accessibilité. À l’intérieur de ces limites, les provinces sont libres d’organiser les services comme elles l’entendent. Au Québec, nous soutenons l’émergence d’une « gouvernance collaborative », impliquant l’État et les forces vives de la société civile, la participation citoyenne, l’apport des scientifiques et l’input multisectoriel. Soulignons que, même si c’est souvent la tendance observée, le transfert de pouvoirs au palier local ne doit pas s’accompagner d’un désengagement et d’une distanciation des paliers supérieurs. Au contraire, les instances centrales et régionales de gouvernance ont plusieurs rôles critiques à jouer pour orienter et soutenir le palier local et concourir à la bonne performance de l’ensemble du système de santé. Le système local est un système complexe qui nécessite une intervention ferme et explicite. Ce qui est important, quand les responsabilités sont réparties entre les paliers d’un système, c’est de viser la complémentarité, d’éviter la duplication des rôles et les incohérences qui peuvent en résulter. Dans un contexte de décentralisation, la gouverne doit assumer un rôle de vigie pour voir à ce que l’équité soit maintenue et les valeurs sociales respectées dans l’ensemble du système. En effet, lorsque les réseaux locaux ont le pouvoir d’établir leurs priorités et d’y allouer des ressources, les services offerts à la population et leur accessibilité pour différents groupes varient inévitablement d’un territoire à l’autre. Certaines variations sont nécessaires pour répondre à des besoins particuliers des populations locales, mais d’autres peuvent être problématiques. Par exemple, si les patients d’un territoire doivent attendre beaucoup plus longtemps qu’ailleurs pour obtenir certains services, ou s’ils ont plus difficilement accès à un médecin de famille, il y a injustice sociale. Dans un autre scénario, un réseau local de santé pourrait décider de rationner certains services en imposant des critères d’éligibilité ou en limitant l’intensité pour chaque usager (par exemple pour les soins à domicile), sans que cela se fasse dans les autres territoires. La décentralisation du pouvoir vers les acteurs de la base laisse les initiatives se prendre par ceux qui ont la meilleure connaissance des réalités locales. Nous tentons, au Québec de respecter un principe fondamental : Les acteurs de la base doivent bénéficier de suffisamment de flexibilité et de marge de manœuvre pour adapter leurs services au contexte et aux besoins locaux, et pour innover si nécessaire. Le palier local doit aussi pouvoir mobiliser du temps et des ressources pour permettre l’expérimentation. S’ils sont constamment surchargés d’activités quotidiennes et de responsabilités administratives, gestionnaires et professionnels n’auront guère l’occasion de prendre des initiatives, d’être créatifs, de partager leurs expériences et de collaborer avec leurs collègues. Pourtant, de telles activités se déroulant à petite échelle jouent un rôle critique dans la transformation des pratiques. Connaissances : mobilisation générale Pour qu’une décentralisation de la santé publique soit viable, la gouvernance doit avoir la capacité de poser un jugement global et intégré sur l’ensemble du système ; mais elle doit aussi soutenir la circulation des informations, la diffusion des innovations, les échanges entre les acteurs : notre vision fondamentale à l’Institut national de santé publique du Québec, c’est que nous devons avant tout soutenir les capacités d’adaptation du système, ce qui consiste à réduire l’incertitude par la mobilisation des données probantes disponibles et augmenter le niveau d’accord entre les acteurs afin d’appuyer la mise en œuvre d’interventions reconnue efficaces.Toutefois, lorsque confronté à des problèmes complexes pour lesquels nous en disposons pas de solutions évidentes, il faut aussi être en mesure de soutenir la créativité et les comportements adaptatifs afin d’expérimenter de nouvelles approches et innover Tous les domaines En santé publique, une prise de décision éclairée doit s’appuyer sur plusieurs domaines de connaissances, relatives : à l’état de santé, au fardeau de la maladie, aux déterminants de la santé positive, les facteurs de risque ; à l’efficacité d’interventions populationnelles ou systémiques à visée préventive ; aux conditions d’efficacité de ces interventions, en fonction des contextes sociopolitiques et organisationnels à l’intérieur desquels elles s’insèrent1. Tous les types Certaines connaissances sont explicites et codifiées : elles reposent sur des données quantitatives ou qualitatives obtenues grâce à l’observation, la mesure ou l’analyse et peuvent être transmises par différents médias. D’autres sont tacites : les acteurs les acquièrent grâce à leur expérience et leurs interactions avec les autres. Ils font souvent appel à ces connaissances expérientielles de manière intuitive, sans en être conscients. Ces deux types de connaissance ont une place différente selon le problème considéré. Ainsi, pour les problèmes simples, les connaissances scientifiques peuvent avoir la primeur pour guider l’action, de manière quasi unidirectionnelle – reste le défi d’engager une action éprouvée dans un contexte particulier : en effet, même si le problème lui-même est simple, son contexte de gestion est souvent complexe, à l’image des organisations de santé elles-mêmes. Par contre, plus le problème est complexe, plus augmente la part des savoirs expérientiels. Le rapport entre connaissances et action est ici plutôt réciproque et bidirectionnel : l’action est façonnée à partir de connaissances scientifiques et expérientielles, elles-mêmes continuellement enrichies grâce aux apprentissages découlant de l’expérimentation (c’est-à-dire de l’action émergente). Le travail consiste alors à mettre au point des innovations qui amélioreront la performance dans un contexte particulier. Le graphique 2 ci-contre présente l’ensemble des connaissances à mobiliser.Circulez, y’a tout à voir
Pour participer réellement à l’amélioration de la santé publique, les connaissances doivent circuler largement et activement à tous les paliers du système : il s’agit de susciter le débat et la rencontre, de favoriser l’échange. C’est ainsi que les innovations, les expériences tentées à un niveau local peuvent inspirer, enrichir d’autres points du système. Cela permet aussi de construire, de renforcer la cohérence et les consensus. La diffusion est donc une activité extrêmement importante que nous organisons auprès des décideurs aux différents niveaux du système ainsi que vers les medias. Dans ses rapports et avis scientifiques , l’Institut national de santé publique du Québec s’efforce ainsi de diffuser les différents domaines et types de connaissances utiles : ces rapports contiennent des informations sur la situation sanitaire régionale, sur les actions reconnues efficaces et sur leurs conditions de réussite. Nous réalisons également la synthèse des savoirs experts sur différentes questions, en incluant les travaux de recherche courants. Utilité sous conditions Nous observons également que différentes conditions sont nécessaires pour que les connaissances soutiennent effectivement les décisions, à tous les paliers du système : elles doivent être diffusées en temps opportun (le plus possible en temps réel) et au niveau géographique approprié ; le système d’information doit être conçu de manière telle que les personnes utiles aux différents niveaux y aient facilement accès et puissent interroger les données ; il est tout aussi indispensable qu’en amont, les modèles de connaissances aient été construits pour et avec les décideurs, ainsi qu’avec des représentants des populations concernées. Finalement, nous pensons qu’il est très utile de se référer aux recommandations qui suivent pour optimaliser l’utilisation des connaissances (voir tableau page suivante).De la connaissance à l’action
Dans la perspective d’un réseau de santé complexe, la décision devrait toujours être éclairée par les connaissances. Nous définissions celles-ci comme : Un processus de délibération permet tant d’intégrer les connaissances scientifiques pertinentes ainsi que les connaissances expérientielles des parties concernées afin de convenir de stratégies d’action aptes à optimiser la performance du réseau de santé. C’est en menant ce processus que l’on peut parler de « données probantes » : le jugement quant au caractère probant ne peut se construire que sur une approche qui intègre la science et l’expérience réelle des acteurs, selon l’équilibre différencié en fonction de la nature des problèmes décrit ci-dessus. Nous bénéficions ainsi de conditions propices conjuguant les avantages d’une action planifiée, solidement appuyée sur des connaissances maîtrisées, et ceux des des approches dites émergentes, misant sur des expérimentations et de l’innovation, co-construites avec les partenaires du terrrain, Voilà les conditions qui permettront, de notre point de vue, de faire face efficacement aux défis du système de santé d’aujourd’hui et de demain.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 65 - septembre 2013
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