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(Sans foi sur les métiers ?) Remaillons les disciplines !


Santé conjuguée n° 56 - avril 2011

« Travailler en équipe, ça ne coule pas toujours de source. Ça demande de faire des choix, de s’organiser. Que dire alors de ces équipes qui ont en plus le projet (l’ambition ?) d’un travail interdisciplinaire ? Un autre atelier proposait de rassembler des acteurs qui cherchent à instaurer un dialogue fécond et une complémentarité entre les différentes disciplines présentes dans leur institution. Quelles sont les conditions favorables à un travail interdisciplinaire dans nos projets ? Qu’est-ce qui nous a permis d’atteindre cette qualité de dialogue ? Quels freins avons-nous observés ? ».

Le mot « discipline », serti dans le concept d’interdisciplinarité1 renvoie à un socle de formation. Dès l’aube du XVéme siècle, précise le Robert, ce mot désignait déjà « les diverses branches de la connaissance ». Au siècle suivant, il s’appliquait tour à tour à « l’instruction », à « la direction morale », à « l’influence ». Dans le langage moderne courant, le mot discipline renvoie souvent à une « règle de conduite commune aux membres d’un corps, d’une collectivité et destinée à y faire régner le bon ordre ». Par extension, le mot désigne aussi « l’obéissance à cette règle ». Quant aux règles « disciplinaires », souvent assorties d’étendards moraux, on sait leur profonde ambivalence dans les corporations, pour ne pas dire leur duplicité structurelle : souci de marquer strictement son territoire, de n’être jugé que par ses pairs, de valoriser avant tout son propre statut par rapport à tous ceux qui louvoient dans les mêmes eaux, etc. A rebours de ces réflexes de type clanique et protectionniste s’imposent en dents de scie depuis déjà bien longtemps des processus d’expérimentation fonctionnelle de l’inter-disciplinarité, centrés essentiellement sur le souci de faire progresser les résultats qualitatifs aux plans clinique ou organisationnel, au bénéfice principal de tiers (patients, usagers, profanes…) en difficulté, en danger et/ou en souffrance. On peut faire remonter la poussée de ce courant à une quarantaine d’années au moins, dans l’effervescence notamment de l’éclosion des premières maisons médicales. On pourrait même considérer que, dès les années 50, l’approche très originale incarnée par les groupes Balint2, nés au Royaume-Uni au sein des cercles de médecins généralistes, fut à sa façon un précurseur et une source d’inspiration pour aller au-delà des discussions collégiales entre « pairs ». Le modèle de la confrontation des points de vue et de l’enrichissement par la mise à plat de questions d’intérêt général pour la pratique y était en tout cas prédominant3. Il suffisait en somme de l’extrapoler ensuite à une palette plus large de disciplines travaillant sur un même site ou autour d’un même enjeu local. Grand remue-mes-tâches à Saint-Léonard Cela se passe en région liégeoise, à la maison médicale Saint-Léonard, une structure jeune (4 ans aujourd’hui), composée de nombreux temps partiels ce qui veut dire que la plupart des travailleurs ont une activité complémentaire. Cela tourne autour du projet « coprofessionnalité »4 entamé en octobre 2009 au sein de cette maison médicale. La méthode poursuivie a été des rencontres individuelles, des rencontres sectorielles et des retours en équipe. Au terme de trois mois d’échanges, une série de propositions ont été faites à l’ensemble de l’équipe. Ces propositions sont autant de chantiers à mettre en œuvre à court, moyen et long termes pour tendre vers plus de coprofessionnalité. En voici la liste : 1) il s’agit de co-construire les horaires pour faire coïncider les horaires des travailleurs à temps partiels afin de se croiser et donc de travailler ensemble le plus souvent possible ; 2) créer une deuxième réunion d’équipe afin de dissocier les temps de gestion institutionnelle et le temps attribué à des réunions casuistiques ; 3) une redéfinition du rôle de la psychologue qui quitte le suivi individuel pour s’inscrire plus dans la supervision d’équipe et le soutien de la fonction ’psy’ de chacun des membres de l’équipe ; 4) le renforcement du secteur infirmier ; 5) la création de cartes blanches permettant à chacun des travailleurs à tour de rôle de présenter à l’ensemble de l’équipe un sujet de son choix, en lien avec sa profession ou non ; 6) la création du secteur social de la maison médicale ; 7) la réflexion sur le rôle du référent pour diversifier les portes d’entrées dans la structure ; 8) organiser une permanence inscription pour présenter au mieux la maison médicale aux nouveaux inscrits ; 9) des outils, grilles d’analyse pour l’animation des réunions de cas ; 10) la création et l’utilisation d’une anamnèse santé systématique réalisée par un soignant ; 11) définir et rendre visible la définition du profil de poste de chacun ; 12) création d’un module pour permettre à chaque nouveau travailleur de comprendre cette dynamique et de s’y inscrire ; 13) la création d’un mandat coprofessionnalité (3 personnes disposant de 2h/mois) pour poursuivre le travail ; 14) l’organisation de l’animation des réunions institutionnelles (un membre du conseil d’administration en partenariat avec un membre de l’équipe) et étude de cas (la psychologue et un mandataire coprofessionnalité) ; 15) une boîte à outil comprenant les outils de chacune des professions réunies dans l’équipe. En résumé, cette méthode permet une meilleure connaissance mutuelle des travailleurs, des moments de rencontres sectorielles et intersectorielles. Elle tient compte de paramètres tels que les horaires, la géographie et la proxémique (notion d’affinité entre travailleurs). Le module accueil permet notamment de participer à une matinée à l’accueil, de découvrir les différents mandats et d’y participer, de s’inscrire dans le calendrier de la vie de l’équipe.

Naissance de l’interdisciplinarité en santé

Sans être nécessairement bien répartis, sans pouvoir toujours échapper à des parcours erratiques ou velléitaires, les efforts les plus opiniâtres déployés en matière de pluridisciplinarité ont surtout été pionniers dans deux grandes catégories de secteurs de la santé. D’un côté, les soins de première ligne, pas forcément hyper-lourds mais confrontés au quotidien à la complexité croissante des facteurs multiples de dégradation des états de santé : les aspects socio-économiques (qualification, accès à l’emploi…), les aspects culturels (alphabétisation, émancipation, compréhension des enjeux du vivre-ensemble sans renier ses aspirations et identités…), les aspects environnementaux (habitat, mobilité, infrastructures d’appoint à la vie quotidienne tels les services sociaux, les crèches, les pôles d’information et de pédagogie autour des droits en général, des droits protecteurs en particulier, etc.). L’autre secteur pionnier en la matière est indéniablement celui des avant-postes du trauma et des interventions à haut risque : suivi des toxicomanes, psychiatrie lourde, prise en charge des grossesses non désirées, soins intensifs, accompagnements palliatifs… Si les bénéfices attendus des échanges et discussions de cas entre professionnels de métiers différents au sein d’une même structure sont d’abord explicitement pointés sur les personnes soutenues ou à prendre en charge, les possibles retombées qualitatives du côté des divers professionnels eux-mêmes ne sont pas non plus à négliger ni à sous-estimer. Citons-en quelques cas de figure potentiels : un partage de savoirs plus pertinents pour l’accompagnement – même en pur solo – de la patientèle (meilleure approche globale de tel ou tel usager singulier et/ou meilleure compréhension générale de la catégorie d’usager dans sa diversité et sa complexité) ; une reconnaissance accrue par l’équipe du travail propre à chacun de ses membres (meilleure estime de soi en retour) ; via l’extériorisation de soucis divers et les occasions de partage qu’elle génère, un moindre sentiment d’isolement ou d’impuissance face à des échecs, frustrations ou défis ambiants qui dépassent largement la responsabilité d’un opérateur individuel (ce qui tout à la fois réconforte ou déculpabilise individuellement, peut raccommoder des malentendus interpersonnels liés au non-dit et permet d’envisager des actions de nature plus collective) ; le tissage progressif de relations fonctionnelles plus solides entre collègues (confiance, transmission, complémentarité…) ; d’éventuelles opportunités de co-constructions de compétences (en matière de mise à jour des connaissances cliniques, de référentiels éthiques, de procédures de communication, de formulation de cahiers de charges qualitatifs argumentés à faire valoir auprès des pouvoirs organisateurs dont on dépend, etc.). Maintes fois dans les ateliers ont été évoqués les idéaux de non-hiérarchisation et d’autogestion, davantage encore en ce qui concerne les maisons médicales que pour d’autres structures de première ligne où cohabitent plusieurs disciplines. Mais à entendre les propos de certains participants « entre les lignes » – voire en aparté –, les clivages entre statuts ne sont pas partout ni en permanence dépassés. Dans certaines équipes, il y a de vrais problèmes syndicaux, souligne un observateur. C’est à la fois rassurant, si on parvient à les résoudre sans injustice, et interpellant, si le paravent des idéaux tient lieu de placard à dénis. À sa manière et à sa mesure, en débattant périodiquement de questions de principe plus qu’en se substituant à d’autres acteurs spécialisés dans la gestion de conflits, la scène interdisciplinaire ne pourrait-elle apporter sa pierre de façon anticipatrice et préventive au désamorçage de malaises latents ? Par définition, elle est réellement hétérogène dans sa composition et, de ce fait, est potentiellement enrichissante pour toutes les composantes professionnelles réunies et (re)validante pour les personnes qui les incarnent. C’est une de ses vertus supplémentaires : au-delà des impondérables liés aux caractères singuliers de chaque travailleur/euse et des incompatibilités d’humeurs éventuelles, l’interdisciplinarité devrait rendre à chacun-e, de façon audible et partagée, son dû de compétence dans sa fonction propre et faire ressortir occasionnellement les indices probants de ce que chacun-e ou chaque sous-secteur de l’équipe a pu aussi produire d’éminemment utile, en routine ou dans une situation d’exception, pour le collectif élargi.

Apports des ateliers « Interdisciplinarité »

Parmi les conditions de possibilité d’un bon développement de l’interdisciplinarité dans une équipe, on peut repérer au minimum des conditions de base, une clarification du concept de compétence, une dimension financière, une dimension logistique et organisationnelle, un besoin d’outils pratiques, une dimension éthique… Prérequis et adjuvants L’interdisciplinarité ne peut naître que sur base d’une volonté de tous les membres d’une équipe. Elle ne se limite pas à des réunions spécifiques, mais imprègne aussi le mode de fonctionnement permanent. Il faut donc la conviction et l’adhésion des membres, sans quoi, cela ne peut pas fonctionner. Des témoins, qui ont réfléchi en équipe sur l’interdisciplinarité, ont expliqué combien les nombreux changements dans l’équipe les obligeaient à sans cesse remettre en question leur mode de fonctionnement et à en redéfinir les contours, les enjeux, les objets. D’aucuns insistent sur le fait que la formation devrait poser les balises de l’interdisciplinarité. Les enseignants ont un rôle à jouer. Cependant, si l’interdisciplinarité fait partie plus ou moins intégrante de la formation de certains professionnels, les différentes formations ne sont pas toutes sur le même pied. Certains regrettent que les médecins ne soient pas plus sensibilisés à cette pratique. Lorsque nous parlons de formation, nous devons tenir compte des cours théoriques, mais également des moments de stage. Les professionnels doivent donc prendre leurs responsabilités et être des exemples en matière d’interdisciplinarité lorsqu’ils accueillent des futurs professionnels en stage. S’est également posée la question de la part de l’influence de la société sur la pratique interdisciplinaire. Comment travailler ensemble en tenant compte des compétences de l’autre, alors que la société actuelle exalte l’individualisme et induit l’élitisme ? L’interdisciplinarité n’est-elle pas une valeur à contre-courant ? Dans le champ socio-sanitaire actuel, néanmoins, on peut aussi épingler des facteurs qui poussent à l’interdisciplinarité, tel le suivi de patients chroniques dans leur milieu de vie. Le rôle de professionnels moteurs, qui tirent et nourrissent la démarche, est important et parfois paralysant s’ils quittent l’équipe. Certains postes dans l’équipe peuvent avoir un rôle-clé de passeurs. Ainsi la fonction d’accueil et celle d’infirmier ont été identifiées comme « étant plus à la croisée des autres disciplines ». A l’échelle des réunions interdisciplinaires formelles, des participants ont évoqué l’importance de la présence d’une personne « neutre » (telle la coordinatrice de soins dans les Services infirmiers de soins à domicile), qui permette de pouvoir prendre de la distance… Aspect financier, pouvoir, compétences Travailler en interdisciplinarité, que ce soit autour d’une problématique « patient » ou institutionnelle, nécessite du temps. Et lorsqu’on parle temps dans les équipes, cela renvoie aux conditions qui permettent d’en dégager. Dans le domaine des soins de santé, lorsque nous réfléchissons sur un projet, cela nous éloigne des tâches curatives. Or, le système de financement actuel des soins de santé est principalement axé sur les actes curatifs. Les participants ont identifié le paiement forfaitaire comme facteur favorisant les pratiques interdisciplinaires. Utile mais pas suffisant : il subsiste une difficulté importante quant à l’organisation des rencontres (agenda) et pour trouver le lieu. Des participants ont lié le financement à la relation de pouvoir sous-jacente : socialement, celui qui « rapporte » de l’argent a plus de pouvoir que celui qui n’en rapporte pas. Or, dans l’interdisciplinarité, les relations de pouvoir tendent en principe à être abolies. Ce qui pose néanmoins la question : « quelles relations entre le financement, le pouvoir et l’interdisciplinarité ? ». Certains s’interrogent aussi sur le critère le plus fondamental en termes de rémunération : la formation initiale, l’expérience… ? Une option médiane dans le ballet des disciplines ? En introduction des ateliers traitant de l’interdisciplinarité, furent bien distinguées trois notions parfois mal cernées ou confondues : 1° Pluridisciplinarité (collaboration par juxtaposition) : -plusieurs disciplines réunies ; -pas de recherche de synthèse ; -chacun travaille sur un aspect ; -juxtaposition des productions des disciplines ; -parfois une personne coordonne. 2° Interdisciplinarité (dialogue vers une vue synthétique et globale) : -analyse et synthèse à partir des différentes perspectives ; -recherche une vue d’ensemble ; -cadre systémique plus large. 3° Trandisciplinarité (méthode propre qui dépasse les frontières des disciplines) : -rassemble les savoirs au-delà des disciplines ; -dépasse les frontières des disciplines ; -construit ses propres méthodes à partir des problèmes du monde réel. Ainsi, sans doute, comprend-on mieux plusieurs choses : d’abord, l’élargissement du processus, de ses apports potentiels et de sa complexité méthodologique à mesure que l’on passe du « 1° » au « 3° ». Ensuite, les registres très différents de chaque niveau. À la louche, on pourrait dire : que la pluridisciplinarité relève des transactions les plus basiques avec n’importe quel type de partenaire (passation d’informations, sous-traitance, délégation de tâches, etc.) ; que l’ interdisciplinarité relève d’une volonté de partage de savoirs à l’échelle d’une équipe déterminée, dans une visée principale de compréhension et de cohérence des objectifs, dans une visée aussi de maîtrise et si nécessaire d’adaptation des pratiques, des modalités de fonctionnement, des règles éthiques… ; que la transdisciplinarité, elle, relève d’une mobilisation sensiblement plus ambitieuse, impliquant au moins une sorte d’« intellectuel collectif » organisé (chercheurs, praticiens-militants, citoyens…) autour d’une menace à déjouer ou d’un espoir à concrétiser, dont l’envergure dépasse de loin les questions pratiques traitées aux deux autres niveaux. Enfin, que l’interdisciplinarité n’a pas été choisie comme thème d’ateliers simplement parce qu’elle se situait entre deux extrêmes, l’un trop banal, l’autre manifestement trop lourd. Bref, c’était vraiment le concept « sur mesure » dans le cadre du présent congrès et des situations vécues au sein d’équipes socio-sanitaires de première ligne. Un aspect de la transdisciplinarité (celui qui évoque des « savoirs au-delà des disciplines », si toutefois on interprète bien cette formule), pourrait à première vue s’intégrer dans une démarche interdisciplinaire et contribuer à son efficacité. Certaines interventions de participants, dans les ateliers comme dans le film introductif5 compilant des témoignages de professionnels liés aux maisons médicales donnent à penser que se manifestent assez souvent des formes de va-et-vient entre la pratique d’un métier d’aide aux personnes et à des publics tout-venant, d’une part, et le développement sur le tas d’une conscience civique et sociale accrue, d’autre part. D’autres indices inclinent aussi à penser que dans ce type de métier le bagage potentiellement utile du travailleur « y » ou « x » ne se réduit ni à sa formation ni même à sa fonction première dans l’équipe. L’histoire de chaque travailleur est aussi un tissu d’expériences accumulées dans un registre très large6. Face à certains types de situation professionnelle, des pans de cette histoire accumulée pourraient être mobilisés chez tel ou tel travailleur, tantôt pour un décodage culturel, tantôt pour pointer une forme de dépannage peu connue, tantôt pour distinguer dans l’environnement professionnel ou bénévole le profil d’une personne qui aurait des atouts particuliers face à tel ou tel sujet en demande… Des opportunités multiples Les raisons qui conduisent une équipe à envisager une démarche interdisciplinaire peuvent relever de diverses motivations. S’il s’agit d’une problématique touchant à un patient précis, l’équipe va par exemple dresser un constat, analyser la situation particulière, réfléchir aux interventions à mettre en place pour résoudre le problème. La décision ne sera pas systématiquement de mettre en place une réponse opérationnelle de type interdisciplinaire. Mais si c’est le cas, parallèlement à l’analyse de la problématique, une analyse des ressources existantes devra alors être menée. Autres cas de figure : la problématique institutionnelle dans une équipe en construction. Dans ce cas, avant de s’établir ensemble, les travailleurs issus de professions différentes réfléchissent sur le projet et sur la manière dont ils voudraient le voir fonctionner. Il en va bien sûr autrement si l’on a affaire à une problématique institutionnelle dans une institution « en crise » pour diverses raisons (croissance trop importante de travailleurs, multiplication des disciplines représentées…). Pour subsister, des équipes confrontées à ce genre de situation se voient dans l’obligation de revoir la manière dont elles coordonnent les soins. Un travail de fond est alors mené pour redéfinir le projet institutionnel. Ce travail est fondamental et nécessaire. Ce qui est commun à toutes ces démarches, c’est que travailler en interdisciplinarité est toujours un processus. Idéalement, il serait plus indiqué de se reposer certaines questions de base régulièrement et d’en relancer l’analyse pour vérifier la solidité de l’adhésion de tous au mode présent de fonctionnement. Une réflexion dans le cadre d’un tel processus est moins coûteuse en temps, en énergie, en finances et en investissement humain qu’une crise institutionnelle. Organisation et outils concrets L’organisation matérielle n’est pas négligeable dans un mode de fonctionnement interdisciplinaire. Très logiquement, il est important d’avoir un lieu commun où se réunir. Mais sans sacrifier pour autant à la souplesse. Comme l’ont souligné des participants, « il est parfois judicieux de se décentraliser du lieu de travail » et « lorsque nous souhaitons inclure le patient dans le processus, son domicile peut être un lieu adéquat ». A cela s’ajoute l’organisation humaine : travailler en interdisciplinarité sous-entend que chacun ait une ou plusieurs tâches à réaliser, mais cela ne veut pas dire que nous faisons tout tous ensemble. Une relation basée sur la confiance est donc fondamentale. Il semble que pour gérer cette interdisciplinarité, le fait d’avoir une personne de référence permette la facilitation de la pratique. La gestion de l’interdisciplinarité par cette personne permet aux autres de réaliser les tâches issues de leur profession. Les qualités que doit posséder cette personne de référence sont de l’ordre, la gestion financière, des capacités d’analyse de situation, de gestion des ressources humaines, des qualités pédagogiques. Il semble clair pour les participants aussi que l’interdisciplinarité est interne à une institution, mais aussi externe à l’institution. Même en équipe, nous ne pouvons pas répondre à tous les besoins des patients, nous avons besoin de nous appuyer sur des ressources tierces. La collaboration externe est aussi importante pour l’équipe que pour le patient. A maintes reprises, dans les témoignages développés en atelier, ont été évoqués des instances thématiques (le cercle assurance-qualité, les groupes prévention, les cellules promotion de la santé, etc.) et d’autres outils méthodologiques facilitateurs7 destinés soit à renouveler la réflexion sur des procédures de travail courantes8, soit à soutenir les délibérations collégiales relatives aux priorités des équipes. On épinglera enfin, dans les deux sessions de l’atelier, l’apport de l’équipe du Méridien, par la voix notamment d’un médecin psychiatre qui reviendra sur les notions d’accueil, sur l’importance du lien, sur les notions de transfert et de hiérarchie subjectale et sur la notion de profession-compétence. Et par ailleurs l’apport de la maison médicale du Nord, qui très tôt avait fait le choix de ne pas imposer un « réseau interne » mais de travailler avec ce qui existait dans le quartier. Par la suite, le passage au financement forfaitaire aidant, on a davantage internalisé, avec un risque de perdition d’autonomie pour les patients. Mais on a aussi vu les apports du forfait : un estompement assez heureux des notions de temps rentable et de temps non rentable, un impact sur la manière d’investir effectivement l’interdisciplinarité en tant que lieu de pouvoir partagé. Si formellement le pouvoir c’est l’affaire du conseil d’administration, pour nous c’est bien davantage la réunion d’équipe, dit en substance un des médecins fondateurs. Responsabilités, règles, horizon éthique Travailler en interdisciplinarité oblige à définir clairement les tâches de chacun sur base des compétences. Il faut toutefois être vigilant de façon à respecter un certain nombre de règles et de normes issues de la législation, en les explicitant auprès du personnel chaque fois que nécessaire. La délégation de tâches, par exemple, peut se montrer un « piège » pour certaines personnes mal informées sur les responsabilités qui pourraient leur incomber. Une analyse plus poussée doit donc être réalisée chaque fois que l’on hésite sur le fait de savoir si les tâches en question relèvent bien des compétences issues de la profession concernée. Tant qu’il n’y a pas de souci ni de problème, on assume facilement, mais une fois que les choses s’embrouillent ou dégénèrent la nature humaine peut se rétracter très vite et les gros conflits s’amonceler… Même pour ce qui est des formalités légales aussi routinières et anodines à première vue que les prescriptions de soins infirmiers ou de kinésithérapie signées par le médecin traitant et permettant des remboursements par l’assurance maladie, qui jurerait dans les équipes qu’il en maîtrise toutes les implications juridiques ou assurancielles en cas d’accident thérapeutique ou de confusion sur le type de soins à prodiguer ? A priori chacune des professions est compétente dans son domaine. Les métiers ne sont pas les mêmes, ils sont complémentaires et il est fondamental de s’inscrire ensemble dans cette perspective et non dans une perspective de relation de pouvoir. Mais l’obligation va au-delà. De nombreuses personnes ont évoqué le fait que pour travailler en interdisciplinarité, il fallait de la connaissance et de la reconnaissance. Pour travailler harmonieusement, il semble important de bien connaître non seulement le travail, le rôle et la fonction de la personne avec qui on est amené à travailler, mais également les représentations qu’elle a de son propre rôle. La question de la subsidiarité dans les tâches est fondamentale et doit se construire sur base d’un consensus en tenant compte des représentations que chacun se fait de son propre rôle, mais également de celui de l’autre. Lors des ateliers, d’autres questions de nature éthique se sont posées. La première consiste à savoir à qui profite l’interdisciplinarité : est-ce pour le patient ou est-ce pour le confort de l’équipe ? À l’extrême, se pose la question de savoir si nous pouvons travailler de manière interdisciplinaire lorsque le patient refuse que ses données soient partagées à l’intérieur de l’équipe. Un enjeu de la promotion de la santé est de permettre au patient de rester autonome. Les maisons médicales adhèrent à cette finalité. Pour ce faire, elles suggèrent l’utilisation de l’interdisciplinarité. L’interdisciplinarité permet d’aborder le patient via de multiples abords issus des professions représentées. Les déterminants de la santé sur lesquels nous pouvons agir seront plus nombreux lorsque nous travaillons en interdisciplinarité. Nos actions auront donc plus de chance de porter des fruits. Cependant, nous ne devons pas oublier la place que nous laissons au patient. L’autonomie est la capacité qu’a une personne à faire elle-même ses choix. Que faisons-nous si le patient ne veut pas ? Quelle place lui laissons-nous réellement dans son processus de choix ? Est-ce qu’en voulant agir « pour son bien », nous ne lui ôtons pas de l’autonomie, du pouvoir de décider ? En définitive, n’est-ce pas le patient qui doit avoir le choix de la manière dont il souhaite être accompagné ?

Documents joints

  1. 1. Sur ce dernier terme, voir aussi l’encadré « Une option médiane dans le ballet des disciplines ? ».
  2. 2. Plus d’information sur www.balint.be. On relèvera à ce propos que ces dernières années, en Belgique, ces groupes – qui travaillent essentiellement la question des enjeux et difficultés de la relation de soins, en se penchant tant sur les affects des soignants que sur ceux des soignés – ont considérablement élargi l’éventail des professionnels conviés à leurs échanges et réflexions périodiques.
  3. 3. Ce modèle est aussi fort pratiqué dans la constellation des groupes d’entraide (plus d’information sur www.self-help.be).
  4. 4. Le thème de la coprofessionnalité a été évoqué lors du congrès de médecine générale de Nice auquel un des médecins de la maison médicale a participé. Il faut souligner l’opportunité d’un subside, mis en priorité sur le souci d’améliorer la collaboration entre les travailleurs et donc de réfléchir à cette notion d’interdisciplinarité. Ce subside correspond à deux mi-temps d’une durée de trois mois permettant d’organiser des moments de rencontre, de prendre du recul, de se documenter et de réfléchir à des pistes de travail à proposer à l’équipe. Laquelle a alors défini la coprofessionnalité comme un « processus qui permettrait d’adapter la prise en charge psycho-médico-sociale des patients et de favoriser la qualité des soins par une approche globale de la santé et une spécificité des réponses proposées. Pour ce faire, les professionnels échangent et agissent en tenant compte du contexte de travail, des apports de chacun en fonction de ses compétences, de ses particularités et des obstacles rencontrés ».
  5. 5. Consultable sur www.maisonmedicale.org
  6. 6. Qui parfois peut puiser dans des expériences professionnelles antérieures passablement différentes, voire à première vue largement hors champ.
  7. 7. Parmi les plus souvent cités : la fameuse méthode SWOT, acronyme anglo-saxon de Strengths (forces), Weaknesses (faiblesses), Opportunities (opportunités) et Threats (menaces) et la technique baptisée « maturity matrix » (avec l’aide d’un expert externe, chacun répond d’abord à un questionnaire où il donne sa version de « l’état de maturité » de la pratique au sein d’une équipe ; la parole individuelle de chacun a le même poids et l’exercice débouche ensuite sur une réunion de synthèse et de discussion des résultats où s’élabore par consensus une matrice de l’équipe rendant compte du niveau de maturité de chaque dimension abordée – voir aussi note suivante).En complément, nous citerons les démarches d’évaluation qualitatives à Bruxelles et les Plans d’Action en Wallonie.
  8. 8. Commentaires en vrac présentés en substance par une infirmière travaillant depuis dix ans dans une maison médicale de Marcinelle et ayant participé à une mise en œuvre des outils « SWOT » et « maturity matrix » : on dit des choses qu’on ne dirait peut-être pas en dehors de ce contexte, cela pousse la réflexion sur des axes inattendus (au fond, qui est en charge de la gestion du personnel au sein de l’équipe ? Que penser de la manière de récolter les informations sur les patients et de la manière dont ces informations circulent ?), cela peut aussi conduire à être moins ambitieux tous azimuts mais plus méthodique sur des priorités sélectionnées (diabète, accueil, prévention…) et au bout du compte, si cela demande beaucoup d’énergie, cela permet aussi plus de cohésion, une meilleure répartition des missions, une cohérence accrue avec notre vision de la santé et nos objectifs, ce qui retentit d’une manière ou d’une autre sur les patients…

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 56 - avril 2011

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Au départ, le constat des inégalités

Inégalités et soins de santé primaires

Le niveau mondial de la santé s’améliore mais aujourd’hui encore les inégalités demeurent criantes et de nouveaux défis s’annoncent dans un futur proche. Pour répondre aux besoins de maintenant et de demain, l’Organisation mondiale de la(…)

- Porignon Denis

Un cadre pour des soins de santé primaires communautaires

L’apport des soins de santé primaires est largement démontré, que ce soit en termes d’efficacité ou d’accessibilité. Par leur proximité avec la population, ils sont en outre le lieu où peut se déployer la dimension communautaire(…)

- Adeagbo Ade

Partout dans le monde, des centres de santé adaptés aux besoins de la population

Au Brésil, la santé comme un droit politique

Organiser le système de santé comme un droit politique qu’il importe de faire respecter, tel est le défi que s’est lancé le Brésil. Au bout de cette logique, des équipes de santé familiale constituent le socle(…)

- de Negri Armando

Passer d’un système de maladie à un système de santé : l’expérience du Canada

La santé n’est pas seulement une chose à laquelle on accède dans le cabinet d’un médecin ou un autre prestataire des soins de santé. Elle commence dans nos familles et nos foyers, dans nos écoles et(…)

- Thibault Simone

La santé mentale comme porte d’entrée à l’installation d’un service de santé de première ligne

A partir d’un programme « vertical » de santé mentale, une dynamique de connaissance réciproque entre intervenants de santé et population débouche sur la création d’un service de santé polyvalent de première ligne.

- Sow Abdoulaye

Un centre de santé communautaire en milieu rural dans une région de Roumanie

En Roumanie, l’implantation d’un centre de santé dans un milieu rural déshérité a non seulement permis une accessibilité géographique aux soins mais a aussi ouvert la voie à un changement du rapport à la santé.

- Farkas-Pall Zsuzsanna

Mais qui sont-ils ?

Des critères à tous les niveaux

Notre voyage du Brésil au Canada et de Guinée en Roumanie nous a appris que les centres de santé de premier niveau peuvent montrer bien des visages différents. Pourtant des traits communs les rassemblent et rendent(…)

- Isabelle Heymans, Van der Vennet Jean

Faisons les vivre !

Epilogue