L’accès aux soins, un problème que l’on croyait résolu…
Christian Legrève, Sarguini Latifa
Santé conjuguée n° 56 - avril 2011
Il peut sembler étonnant de parler de difficultés d’accès aux soins dans un pays comme la Belgique. Pourtant cette problématique fait un retour en force et un nombre croissant de personnes en souffre. Comment l’expliquer, quelles solutions envisager ?
La santé et l’espérance de vie d’une personne dépendent de nombreux déterminants (notamment l’éducation, le logement, l’environnement, les modes de vie, l’emploi, la culture) et sont liées à sa situation sociale et économique, sources d’inégalités de santé. Les inégalités commencent tôt dans la vie et elles persistent. Elles se renforcent à la vieillesse et peuvent même se léguer à la génération suivante. Depuis plusieurs décennies, les données épidémiologiques montrent que les écarts se creusent quelle que soit la pathologie étudiée (diabète, maladies cardiovasculaires, cancers…). En quelques mots, les pauvres meurent plus vite que les autres. Accès aux soins : un parcours semé d’embûches L’exclusion sociale ne fait qu’accroitre les inégalités de santé et rende l’accès aux soins de santé encore plus difficile. Aujourd’hui en Belgique, malgré les nombreuses mesures prises, un certain nombre de personnes n’accèdent pas aux soins de santé. Dans notre pays, l’accès aux soins de santé est lié à deux conditions : le statut administratif (être inscrit au registre national) et le domicile (avoir une adresse de référence). Les personnes les plus précarisées n’arrivent pas toujours à réunir ces deux conditions. Ces publics sont très divers : les personnes en ordre de séjour parfois belge, mais sans domicile fixe, les demandeurs d’asile, les personnes en attente d’un regroupement familial, les personnes en procédure de régularisation, les personnes sans séjour légal… Et puis il y a aussi les personnes qui réunissent les deux conditions, mais qui n’ont pas les moyens de se soigner. Pour accéder aux structures de soins, ces personnes doivent pousser la porte du CPAS de leur commune et prouver leur état de besoin. Les procédures seront différentes en fonction de leur situation mais resteront toutes très lentes et contraignantes. Le secret médical sera peu respecté, l’enquête sociale déterminera quel est le CPAS compétent pour la prise en charge. Toutes ces démarches dépassent régulièrement plus de 30 jours (d’ici là, portez-vous bien !). De plus, les réponses du comité de CPAS se font en fonction « du bon plaisir du prince ». Beaucoup ne feront jamais de demande d’aide médicale faute d’informations ou d’accès à la langue. En quête d’explications Au printemps 2010, l’intergroupe liégeois des maisons médicales (IGL) organisait une réunion plénière pour faire le point sur l’accessibilité dans les maisons médicales de la province. En préparation à cette rencontre, une enquête menée auprès des équipes démontrait que le système a atteint un point de saturation qui met sérieusement en difficulté le critère d’accessibilité. Sans parler de la part de rotation, plus de 36.000 personnes sont inscrites en permanence, sur les 400.000 habitants de l’agglomération. Mais ce nombre ne peut plus évoluer significativement. La plupart des maisons médicales ont dû mettre en œuvre un dispositif pour mettre le rythme d’inscription en concordance avec leurs possibilités d’action. Les raisons sont multiples, mais toutes renvoient à la situation actuelle de crise. Il y a une pénurie générale de médecins, dont, paradoxalement, pâtit plus encore la médecine générale. Cette pénurie a été organisée pour des raisons corporatistes. La prise de conscience a lieu, mais le système a une inertie qui fait que la situation devrait encore se dégrader dans les mois, voire les années à venir. Il y a aussi une pénurie d’infirmières. Il y a une aggravation des conditions de vie des couches défavorisées de la société. Les inégalités croissent. Il y a une augmentation de la demande de soins dans les situations difficiles, comme si le médical pouvait soigner le social. Il y a une limitation des capacités des pouvoirs publics. Plus s’affirme dans notre système politique la tendance à l’allègement fiscal, et plus s’amenuisent les moyens de l’action publique. Les principes des maisons médicales sont de plus en plus connus et reconnus dans le réseau. Pour cette raison, sans doute, de plus en plus d’organismes orientent les gens vers nous. Mais nous ne sommes plus en mesure de leur assurer à tous un suivi de qualité. Aujourd’hui, malgré leur volonté, les maisons médicales ne peuvent plus garantir sans limite un de leurs principes fondateurs : l’accessibilité des soins. Il n’y a pas lieu que les maisons médicales portent seules la responsabilité du manque d’accès aux soins de santé, mais elles ont un rôle de vigie à assumer. Elles ont une liberté de parole et d’action, et une position qui les oblige à provoquer la réaction. L’IGL prévoit, dans les mois qui viennent, d’inviter les acteurs locaux à une réflexion large sur les moyens d’agir sur cette situation. Une des dimensions du problème est qu’il ne faut pas confondre accessibilité (de droit) et accès aux soins (de fait). Il se trouve aujourd’hui un certain nombre de situations de besoin qui ne rentrent pas dans les critères du système de santé. Les normes de l’inclusion sociale qui régissent l’accès n’ont pas évolué avec les situations sociales engendrées par le néolibéralisme. C’est probablement un des aspects sur lesquels une action citoyenne des acteurs de la santé pourrait se porter. Il doit être intolérable à un travailleur de santé lucide et éthiquement responsable de laisser en-dehors de son action la part la plus criante des problèmes. Mais les situations les plus graves ne doivent pas masquer la généralisation, moins spectaculaire, de mauvaises conditions d’existence. Et il ne faut pas, non plus, confondre accès aux soins et accès à la santé. Les missions des maisons médicales les orientent vers la santé, et leurs moyens, et/ou leur organisation, vers les soins. Elles ont là une responsabilité à prendre1. Enfin, il faut relever une contradiction sur laquelle nous devons nous pencher, sans fausse pudeur, sans culpabilité, avec lucidité et détermination. On peut faire des liens entre l’évolution des conditions de travail en maison médicale et l’évolution de l’accès aux soins. D’une certaine manière, on peut dire que la revendication de meilleures conditions de travail renforce le manque d’accessibilité2. On peut encore avancer que c’est un choix institutionnel de laisser peser sur les conditions de travail le manque de ressources qui limite l’accessibilité.La quête de solutions : un parcours semé d’embûches
La Fédération des associations de médecins généralistes de Bruxelles (FAMGB) qui comprend des médecins de maisons médicales bruxelloises et des médecins solos a depuis de nombreuses années mis en place une commission CPAS qui négocie avec les 19 CPAS de la ville des pratiques communes afin que les soignants puissent suivre au mieux leurs patients qui en dépendent. Elle a réalisé un outil intéressant pour les médecins généralistes expliquant les différentes procédures à suivre en fonction des CPAS. Si cet outil est précieux, il a une espérance de vie limitée à six ans, temps d’une législature. Certains médecins restent cependant réticents à travailler avec des patients pris en charge par les CPAS. Ils disent être confrontés à de nombreuses contraintes administratives, de nombreux retards dans le paiement de leurs honoraires et aux difficultés de langue chez ces personnes. À Bruxelles toujours, dans le paysage des structures de soins de première ligne, Médecins du Monde travaille avec les personnes les plus vulnérables. Cette association constate qu’il est de plus en plus difficile d’orienter des patients vers la première ligne de médecine générale car ces structures sont saturées et les réseaux existants prennent de moins en moins de nouveaux patients. Elle est également confrontée à la lourdeur administrative des CPAS. Pour contrer ces difficultés et permettre l’accès plus rapidement aux soins pour les femmes et pour les enfants de moins de six ans, Médecins du Monde propose la création d’un fonds public qui préfinancerait les prestataires de soins pour tous les soins pré-, péri- et postnataux de la maman et de l’enfant jusqu’à ses six ans. Ce fonds serait également chargé d’identifier et de recouvrer le paiement auprès de l’organisme ou de la personne responsable du paiement. Le prestataire de soins ou la personne à qui des soins sont refusés pourrait interpeller ce fonds. Celui-ci ne créerait aucun nouveau droit mais garantirait l’accès effectif et inconditionnel aux soins de base comme prévu par les cadres législatifs européen et belge. Si nos maisons médicales ont considérablement contribué à l’accessibilité des soins de santé pour les plus démunis, entre autres par la mise en place du forfait3, le constat de Médecins du Monde a néanmoins suscité des débats dans l’intergroupe bruxellois. Plusieurs maisons médicales bruxelloises ont développé des démarches d’évaluation qualitative (projet DEQ) sur le thème de l’accessibilité. Aujourd’hui quasi toutes les maisons médicales ont arrêté de prendre de nouveaux patients afin de maintenir un travail de qualité. Malheureusement, à Bruxelles, les besoins croissent et même si de nouvelles maisons médicales voient le jour chaque année, elles n’arrivent pas à absorber toutes les demandes. Certaines maisons médicales ont de longues listes d’attentes. Si elles ont limité l’inscription aux patients ordinaires, elles restent vigilantes de laisser l’accès aux patients avec une aide médicale urgente (AMU) et pratiquent ainsi une discrimination positive (la seule que nous pouvons leur offrir). Et pourtant, les communes du croissant pauvre de la Région bruxelloise (le bas de Saint-Gilles, de Molenbeek et Schaerbeek, les Marolles et Laeken) ont de plus en plus de difficulté à inscrire tous les patients avec une AMU. Les maisons médicales schaerbeekoises se sont organisées en se partageant le territoire de la commune, chaque maison médicale déterminant une zone pour la prise en charge des personnes avec une AMU. Cette répartition permet également à une nouvelle maison médicale de trouver un équilibre entre les patients avec mutuelle et ceux qui sont sans mutuelle. Dans l’intergroupe bruxellois, nous poursuivons la réflexion à la mise en place de cette organisation sur d’autres communes telles que Bruxelles, Anderlecht ou Molenbeek. Une autre réponse a été, en avril 2007 au niveau fédéral, l’instauration du statut OMNIO. La volonté du législateur est de faciliter l’accès aux soins de santé aux personnes en situation de précarité économique. Malheureusement, l’accès à ce statut nécessite les deux conditions (numéro au registre national et domicile) et les personnes radiées d’office ne peuvent en bénéficier. Cela exclut les sans domicile fixe et les personnes précarisées qui déménagent régulièrement. De plus, ce statut n’est pas automatique, il nécessite différentes démarches administratives et la recherche de plusieurs documents (exercice fiscal, preuve de revenus, attestation sur l’honneur). Si cette mesure doit toucher les personnes précarisées, elle soutient leur exclusion par la contrainte administrative qu’elle suscite. Nous constatons que la volonté d’ouvrir l’accès aux soins de santé mobilise beaucoup de moyens au niveau régional et fédéral, mais les besoins augmentent et la pauvreté va galopant. Tant que les matières politiques n’interagissent pas entre elles, la santé ne sera pas prise dans sa globalité et nous continuerons à maintenir des inégalités de santé.Documents joints
- 1. Lire, à ce sujet, Coralie Ladavid, « Accessibilité à la santé » ; in Santé conjuguée n°47 ; janvier 2009.
- 2. Jean-Marie Léonard, « Les conditions de travail du personnel soignant », Santé conjuguée n°47, janvier 2009.
- 3. Voir à ce sujet l’article de Thierry Wathelet « les maisons médicales : une alternative pour une meilleure accessibilité », Santé conjuguée janvier 2004, n°27.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 56 - avril 2011
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