L’IA en maison de repos : entre promesse et prudence
Frédéric Huel
Santé conjuguée n°112 - septembre 2025
On parle souvent de l’IA comme d’une révolution inévitable, capable de transformer en profondeur nos manières de soigner, de surveiller, d’interagir. Mais si la technologie évolue, c’est aussi à nous, professionnels de terrain, de la mettre à l’épreuve de la réalité des établissements, de nos équipes, de nos résidents.
Au sein de nos structures d’accueil et d’hébergement pour ainés d’HUmani à Montigny-le-Tilleul, Courcelles et Châtelet, nous avons mené deux tests de dispositifs de détection des chutes. Ces dispositifs sont au cœur d’une préoccupation majeure en maison de repos : assurer la sécurité des résidents tout en respectant leur autonomie et leur intimité.
Le premier test concernait un système de capteurs 3D et d’algorithmes de mouvement, fixe, mural, installé dans les chambres, couvrant l’intégralité de l’espace. Il s’agit d’une technologie pensée pour alerter le personnel en temps réel en cas de chute. Son ambition : allier qualité des soins, autonomie des ainés et efficacité organisationnelle. Ce système propose plusieurs fonctionnalités : détection des chutes, bien sûr – lourdes comme molles –, mais aussi surveillance des sorties de lit, détection d’absences prolongées, levée de doute à distance et même analyse post-incident. En cas d’alerte, une notification est envoyée automatiquement au personnel, permettant d’intervenir rapidement. Le système est aussi conçu pour s’adapter à l’aménagement de la chambre et pour couvrir les situations à risque dans des zones non captées, comme les salles de bains.
La levée de doute permet aux soignants de vérifier une situation en direct sans entrer dans la chambre, préservant ainsi l’intimité du résident. Un tableau de bord centralisé offre une vue d’ensemble de toutes les chambres équipées, et les séquences enregistrées après un incident permettent d’analyser les circonstances exactes d’une chute, dans un objectif de prévention.
En théorie, c’est très prometteur. Dans la pratique, le test a montré des résultats en demi-teinte. Si bon nombre de chutes réelles ont été détectées, et si les équipes ont pu intervenir plus rapidement, les faux positifs ont été nombreux. Des mouvements brusques ou anodins étaient parfois interprétés à tort comme des incidents. Cela a conduit à une surcharge d’alertes et à une perte de confiance du personnel dans la fiabilité du dispositif. À l’inverse, quelques chutes – rares, mais notables – n’ont pas été détectées. En somme, la sensibilité du système, bien qu’en progrès, reste perfectible.
Maintenir la confiance
À cela s’ajoute une dimension importante : la perception par les résidents et leurs familles. Bien que le système n’enregistre pas d’images conventionnelles, son apparence de caméra suscite des inquiétudes légitimes. Certains résidents se sont sentis observés, surveillés. L’acceptabilité sociale de ces outils dépend étroitement de la qualité de la communication autour de leur fonctionnement, de leur finalité et de la façon dont les données sont traitées. Le respect de la vie privée ne peut être relégué au second plan. Il en va de la confiance, de la dignité et de la relation entre les soignants et les résidents.
Enfin, un point d’attention important concerne le traitement des données personnelles par les systèmes d’intelligence artificielle. Ces dispositifs collectent de nombreuses informations sensibles sur les résidents, qui doivent impérativement être traitées dans le respect des exigences de confidentialité, de sécurité et du règlement général sur la protection des données. Si ces outils sont souvent hébergés dans le cloud, il est essentiel de garantir que les données sont anonymisées, sécurisées et qu’elles ne peuvent en aucun cas être utilisées en dehors du cadre strictement défini par les institutions de soin. La confiance passe aussi par la transparence sur ce que deviennent les données collectées.
Un second test a été mené, cette fois avec un dispositif portable sous forme de bracelet. Présenté comme flexible, fiable et bien moins coûteux que les solutions fixes, il promettait une installation sans travaux et une détection des chutes « lourdes et molles » en tout lieu. Ici encore, les objectifs sont louables : sécuriser les patients tout en rassurant les équipes.
Mais les constats sont similaires au premier test : un taux élevé de faux positifs, des chutes réelles parfois non détectées et une adhésion des résidents limitée. Plusieurs d’entre eux, pourtant identifiés à risque, refusaient de porter le bracelet ou adoptaient des comportements de rejet. Cette non-adhésion, combinée à la charge inutile générée par les fausses alertes, rendait difficile l’intégration du dispositif dans les pratiques du personnel.
Dans les deux cas, c’est moins la promesse qui est en cause que le niveau actuel de maturité technologique. Les algorithmes doivent encore progresser. La sensibilité des capteurs, leur capacité à distinguer une chute d’un geste anodin, reste à perfectionner. Il ne s’agit pas de rejeter ces outils, mais de reconnaitre leur statut de prototypes en évolution. À terme, je reste convaincu que ces solutions deviendront incontournables – pour autant que leur modèle économique puisse s’adapter aux contraintes financières des établissements et à la capacité contributive des résidents.
Certaines structures rapportent des effets positifs suite à l’implémentation de dispositifs de détection de chutes : capacité à mieux comprendre les causes des incidents, amélioration du sentiment de sécurité chez les résidents et soutien au travail des professionnels, notamment pour affiner les traitements. Ces retours soulignent le potentiel de ces technologies. Il reste toutefois essentiel de poursuivre les évaluations dans des contextes variés et sur le long terme, afin de confirmer ces bénéfices dans des conditions indépendantes du cadre promotionnel initial.
D’autres usages de l’IA se développent dans le secteur du soin : suivi des constantes vitales, anticipation des risques médicaux, automatisation de tâches administratives ou de reporting qualité. Des projets comme Naozora, robot d’animation japonais doté d’intelligence artificielle, ont attiré l’attention. Si je n’ai pas moi-même implémenté un tel dispositif dans nos structures, je peux reconnaitre l’attrait de ces approches, à condition de garder un regard critique et une exigence éthique constante. L’intelligence artificielle peut être un formidable outil de soutien, elle peut contribuer à sécuriser, à anticiper, à documenter, mais qu’elle ne doit jamais faire écran à la relation humaine.
Soulager les équipes
Un autre domaine dans lequel l’intelligence artificielle montre un potentiel majeur est le soulagement de la charge administrative des équipes soignantes. Infirmières, aides-soignantes, kinésithérapeutes, ergothérapeutes, logopèdes, mais aussi tout le personnel de réactivation passent aujourd’hui un temps considérable à retranscrire leurs observations dans des dossiers informatisés ou papiers. Or des solutions d’IA, notamment vocales, pourraient permettre d’automatiser et de faciliter la rédaction de ces observations, peu importe l’endroit où l’on se trouve dans l’établissement. Ce gain de temps précieux pourrait être réinvesti dans ce qui fait le cœur du métier de soignant, et particulièrement en maison de repos : la relation humaine, l’écoute, la présence. En ce sens, l’intelligence artificielle représente aussi une réponse à deux défis cruciaux : la pénurie de personnel et la pénibilité du travail. Elle ne remplace pas le soin, elle le rend plus accessible et plus humainement soutenable. Elle ne remplacera jamais un regard, une présence, un mot rassurant. Elle ne peut se déployer qu’à la condition de renforcer – et non d’affaiblir – la qualité de la prise en charge humaine.
L’IA en maison de repos est déjà là, à tâtons, en version bêta. À nous de l’accueillir avec discernement, d’en définir les usages, les limites, et les conditions de mise en œuvre. Ce travail critique, d’expérimentation et d’ajustement est essentiel pour que l’innovation technologique serve réellement le mieux vieillir de nos résidents, et soutienne celles et ceux qui les accompagnent chaque jour.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n°112 - septembre 2025
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