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Le difficile enseignement de la démarche clinique

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Santé conjuguée n° 46 - octobre 2008

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Les chemins sont nombreux et complexes qui mènent à un diagnostic. Il importe de les (re-)connaître et de les évaluer pour améliorer la qualité de l’enseignement et l’acquisition progressive du raisonnement clinique des étudiants.

Le sens clinique peut se définir comme une mémoire fidèle ayant enregistré ce qu’il est nécessaire de savoir pour poser le diagnostic des maladies, mise en jeu par une observation impeccable, et utilisée après une appréciation raisonnable mettant chaque constatation à sa juste place. Robert Debré

Thomas

Il a vieilli de dix ans : pâle, les traits tirés, court d’haleine, transpirant profusément au moindre effort, Thomas porte mal ses cinquante ans. Il pénètre dans le cabinet avec précautions, courbé en avant, se tenant le bas du dos. Il urine difficilement depuis quelques jours, et se lève la nuit. Ses pieds ont gonflé inhabituellement depuis une semaine, mais cela semble s’améliorer. L’appétit est heureusement conservé. Sans emploi depuis deux ans, il traîne une existence difficile, s’étant mal remis de l’agression violente subie sans raison apparente il a quelques années et qui l’a laissé angoissé, céphalalgique et incrédule devant la méchanceté des hommes. Il fume pour passer le temps, et tousse entre les cigarettes. Les épisodes infectieux respiratoires se succèdent, acceptés avec fatalisme. Une telle situation clinique éveille chez le clinicien une série d’hypothèses, un maximum de cinq à sept selon la littérature sur le raisonnement clinique, et renvoie également à des scripts de maladies que le médecin a acquis en mémoire. L’enseignement contextualisé par des cas cliniques illustratifs est sans aucun doute indispensable pour l’apprentissage de l’étudiant, idéalement en situation réelle au cabinet d’un maître de stage. Ceci suppose que le maître de stage ait été sensibilisé au raisonnement clinique dans les formations pédagogiques. Un apprentissage de la modestie Tout enseignement de la démarche clinique commence par une leçon de modestie, née de la constatation que nous apprenons par nos erreurs. Si le bon jugement en médecine est basé sur l’expérience, celle-ci repose malheureusement souvent sur de mauvais jugements antérieurs. Les erreurs diagnostiques de nos maîtres devraient occuper une place de choix dans les grandes revues médicales, qui leur préfèrent pourtant les tableaux de chasse. Et pourtant, toutes les études de la littérature consacrées à la performance diagnostique incitent à l’humilité. Les grandes séries s’appuyant essentiellement sur la confrontation aux données autopsiques s’accordent à reconnaître au moins 40 % de discordance entre le diagnostic final et les prévisions cliniques1, ce chiffre ayant curieusement assez peu varié depuis les premières publications. Il faut cependant dans ces 40 % distinguer comme l’on fait Kirch, et Schofii, les erreurs diagnostiques (misdiagnosis) dont les conséquences ont été directement néfastes pour le malade (10 %), les faux négatifs (20 %) et les faux positifs (10 %) qui représentent des discordances qui n’ont pas eu de conséquences directes majeures2. Les maladies en cause sont dans l’ensemble les mêmes : embolie pulmonaire, puis infarctus du myocarde, affections malignes, infections, avec le rôle important récemment des infections opportunistes. Il faut souligner que les erreurs de diagnostic ne concernent pas les maladies rares, mais des maladies fréquentes se présentant de façon oligo-symptomatique ou atypique souvent du fait d’un traitement. Plusieurs maladies peuvent être associées, et la règle de parcimonie (objectif d’un diagnostic unique) est souvent prise en défaut. Enfin, on ne sera pas étonné de noter que les examens complémentaires, échographie, scintigraphie, tomodensitométrie, endoscopie et même biopsie sont une des causes principales d’erreur, alors que l’histoire clinique et l’examen clinique permettent déjà des conclusions exactes dans 60 à 70 % des cas. Avec Fred Siguier3 qui se justifiait auprès de ses étudiants de conserver dans les cours cliniques une certaine liberté de ton, et parfois même quelque ingénuité, nous nous consolerons à notre tour en arguant après d’autres « que l’incertitude est la position même de l’intelligence ».

De la plainte au diagnostic

Tout ce qui devrait être enseigné ne peut l’être. On reconnaît habituellement trois dimensions sous-tendant la qualité du diagnostic, qui ne peuvent être séparées qu’artificiellement : la dimension relationnelle, le recueil des données et le raisonnement médical. 1. La dimension relationnelle doit être mise en premier. En effet, ce climat de confiance sous-tendu par une attitude empathique, avec un souci permanent de la « bonne distance » est essentiel pour le recueil de l’histoire clinique et le bon déroulement de l’examen. Cette recommandation n’est pas nouvelle et est si évidente qu’elle ne peut être évoquée que sous forme de conseils, sans être véritablement validée. Des travaux plus récents, tels ceux de Cécile Bolly et coll. sur la narrativité, ont insisté sur l’analyse du « récit » du malade qui permet de mieux comprendre le sens que revêt pour lui la maladie (illness)4. 2. Le recueil des données cliniques est une étape fondamentale du diagnostic, et de l’apprentissage indispensable au futur médecin. Elle conditionne ce diagnostic au moins deux fois sur trois avec quelques examens complémentaires simples au caractère pertinent. Les quelques études qui ont été consacrées à ce sujet font apparaître de façon attendue que les étudiants les plus jeunes ont de la difficulté à ordonner ce questionnement, alors que leurs aînés font un interrogatoire et un examen clinique beaucoup plus rapidement orientés. La transmission de ce savoir spécifique constitue un des défis de l’enseignement médical. 3. Le raisonnement diagnostique, qui fait appel à la psychologie cognitive en faisant référence aux méthodes statistiques de l’aide à la décision médicale. Ces 30 dernières années connurent de nombreux débats pour déterminer quel modèle décrit le mieux les processus mentaux utilisés par les cliniciens experts pour prendre des décisions diagnostiques. C’est un des principaux apports des travaux récents d’Eva5 et de Bowen6 que d’avoir étudié toutes les perspectives d’intégration et de complémentarité de ces modèles, et la nécessité de les enseigner simultanément et précocement aux étudiants. En simplifiant à l’extrême, on distinguera avec Eva des modèles de raisonnement analytique (raisonnement conscient, contrôlé) et d’autres fondés sur un raisonnement non- analytique (raisonnement inconscient, automatique). Si le clinicien expérimenté utilise indifféremment les deux démarches de manière spontanée, la difficulté d’enseigner cette démarche intriquée, faisant appel à des processus mentaux variés et appropriés au contexte, à des étudiants doté d’un seul bagage théorique, est réelle et constitue l’objet de nombreuses études récentes7. Les quatre glorieuses On doit à Sackett8 d’avoir initié le débat dans les années 70 en attribuant à la démarche diagnostique quatre stratégies d’approche différentes. Le clinicien les utilise toutes à des degrés divers selon le type de problème clinique auquel il se voit confronté, tout en fonctionnant la plupart du temps selon le premier schéma (reconnaissance d’un canevas, non-analytique) et le quatrième (méthode hypothético-déductive, analytique) intimement confondus. Ces quatre stratégies d’approche diagnostique en médecine sont : – La reconnaissance d’un archétype, ou d’un canevas ; – L’algorithme, ou arbre décisionnel ; – Le dossier d’investigation, ou stratégie exhaustive ; – La méthode hypothético-déductive. Le recueil des données selon la SOAP Comment garder une trace écrite structurée de la consultation quand on en perçoit toute la complexité ? Le modèle le plus utilisé qui est aussi simple et aisément reproductible est celui de la SOAP-logique. Elaboré par WEED dans les années 1970, il est encore aujourd’hui d’application. Il permet de construire un dossier où chaque contact est noté de manière claire et facilement consultable. S pour subjectif : Quelle est la plainte présentée, que représente-t-elle pour le patient, comment est-elle vécue ? Nous sommes dans le début d’entretien ouvert et dans l’attention portée à l’univers du patient. Il s’agit de noter, si possible avec les mots du patient la raison du contact (RFC :Reason For Contact) qui peut d’ailleurs être codée avec la Classification internationale en soins de santé primaires (CISP). O pour objectif : Quels sont les renseignements cliniques objectivés par le médecin ? Ces informations sont rassemblées par la collecte dirigée et concernent tant l’anamnèse que l’examen clinique et les éventuels examens paraclinique. Il s’agit essentiellement de noter dans le dossier les éléments nouveaux en relation avec la plainte actuelle du patient. A pour appréciation : On ne parle pas ici de diagnostic mais bien d’appréciation à propos d’une situation donnée. En fonction des données recueillies et des hypothèses formulées, il s’agit ici de choisir la ou les hypothèses retenues pour la rencontre médecin-patient. Il s’agit d’une étape essentielle de la consultation puisque c’est elle qui va orienter la fin de consultation. P pour planification : Qu’ai-je décidé d’un commun accord avec le patient pour la suite ? Le terme est très large et comprend tant un traitement médicamenteux que la prescription d’un examen complémentaire, une attitude attentiste, un conseil ou une information donnée au patient. Au terme de la rencontre, les affections identifiées vont être traitées ou guérir spontanément. Si elles présentent un caractère significatif important pour l’histoire médicale du patient, elles sont notées au dossier qui constitue la mémoire du médecin. Si l’affection persiste et a un caractère chronique, elle devient un épisode de maladie significatif noté comme tel au dossier. . La reconnaissance d’un archétype, ou d’un canevas (Pattern-recognition) Un diagnostic certain s’impose d’emblée au début de la consultation sur base d’une présentation typique reconnue par le médecin (exemples : exophtalmie, varicelle, torticolis, …). Cette démarche ne s’applique évidemment que dans une proportion très limitée de consultations et pour des pathologies typiques sans diagnostic différentiel. Le risque est ici de classer trop vite un ensemble de symptômes en pathologie typique sans diagnostic différentiel, par économie de temps et d’investissement intellectuel. Cette méthode recouvre aussi bien la reconnaissance visuelle d’une image connue telle un psoriasis ou une varicelle, que celle d’un tableau typique d’influenza avec forte pyrexie, troubles de la déglutition, myalgies, arthralgies ou encore l’image que présente une colique néphrétique, ne trouvant guère d’attitude antalgique pour calmer sa douleur lombaire irradiant dans le scrotum. . La démarche en algorithme (ou arbre décisionnel) L’algorithme ou arbre décisionnel utilise un cheminement de type binaire pour cheminer par étapes et éliminations successives à un diagnostic. Un exemple ? Le patient ictérique (’jaunisse’) à qui sont posées une série de questions débouchant chacune sur une réponse univoque appelant elle-même d’autres questions, recherches de symptômes ou investigations techniques relève de cette démarche algorithmique préétablie. C’est cette approche qu’utilisent habituellement les programmes informatiques d’aide au diagnostic. Les exemples d’algorithmes diagnostiques sont nombreux (ictère, anomalie du Prostate Specific Antigen, céphalées, vertiges, etc.). La démarche est d’une logique parfaite mais ne tient compte ni de la chronologie, ni de l’histoire naturelle des plaintes ou encore du contexte de celles-ci. L’algorithme peut néanmoins constituer une aide au diagnostic appréciable et est intégré de plus en plus systématiquement au dossier médical informatisé, voire aux logiciels d’appareillages médicaux tels les électrocardiographes, spiromètres, glucomètres ou autres défibrillateurs externes. Il conditionne la prescription d’un grand nombre de médicaments coûteux remboursés pour des affections spécifiques (remboursement Bf), utilisé quotidiennement par des milliers de médecins qui, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, utilisent ainsi des arbres décisionnels sans s’en apercevoir. Leur mode fonctionnement procède par exclusion, n’est guère contextuel et ne s’applique qu’à des tableaux cliniques non-intriqués. . La méthode du dossier d’investigation (ou stratégie exhaustive) Il s’agit du modèle inductif, analytique par excellence, qui consiste à établir sous forme d’inventaire une liste exhaustive de l’ensemble des éléments susceptibles d’aboutir à un diagnostic, sans orientation précise préétablie. Elle garde sa place par exemple lors d’un bilan préopératoire ou d’une mise au point internistique compliquée. Tous les étudiants la connaissent, l’ayant largement pratiquée lors de leurs stages hospitaliers. On doit lui reconnaître une valeur réelle dans l’approche de tableaux complexes par la systématisation rigoureuse du recueil des données qu’elle impose aux médecins inexpérimentés, et une fonction d’apprentissage qui a permis à des générations entières de cliniciens d’apprendre le métier. Cette technique coûteuse en temps et en examens techniques complémentaires se veut par définition aussi peu intuitive que possible afin de ne négliger aucune hypothèse de travail, à fermer toutes les portes comme on le dirait dans le jargon judiciaire. Elle possède les défauts propres à tous les dossiers d’investigations, à savoir la lenteur et l’encombrement progressif par des données parasites suscep tibles de créer un bruit de fond occultant un diagnostic parfois évident. Il met en outre en évidence chez le patient investigué un grand nombre d’anomalies médicalement objectives (disease), ignorées jusque là, sans retentissement pathologique évident, et auquel la médecine n’apporte pas nécessairement une solution. Leur irruption à l’avant-plan des conclusions fournies par le médecin peut faire oublier la maladie vécue par le patient (illness), et pour laquelle il a consulté. C’est cette méthode de travail à laquelle sont formés les stagiaires hospitaliers, dont Sackett rapporte non sans humour que « chacun a appris à travailler de la sorte pour ne plus jamais l’utiliser par la suite ». . La méthode hypothético-déductive La méthode hypothético-déductive (hypothetico- deductive strategy) est sans doute la plus utilisée en médecine, sans lui être spécifique. Claude Bernard, Karl Popper et Conan Doyle y ont attaché leur nom, chacun dans leur domaine, bien avant que Sackett ne la décrive comme une démarche diagnostique. Au départ d’une écoute attentive du récit du patient, le médecin voit affluer mentalement une série de situations cliniques antérieurement rencontrées compatibles avec la description actuelle. Assez rapidement, ces divers tableaux cliniques vont se préciser grâce aux symptômes-clés (cues) que le patient signale jusqu’à n’en garder que les plus conformes (scripts), qui seront aussitôt hiérarchisés en termes de ressemblance avec la réalité présente. Le médecin se construit de la sorte une série d’hypothèses de travail qui se verront rapidement renforcées ou infirmées par l’anamnèse et l’examen clinique. On remarquera au passage qu’il s’agit d’une démarche strictement inverse à celle des traités, dans lesquels chaque pathologie appelle une liste de symptômes et d’investigations cliniques. Tel Sherlock Homes, le praticien part ici d’hypothèses diagnostiques rapidement posées, affinées (infirmées ou confirmées) par une série d’indices qui l’amèneront à en déduire une série de conclusions. On définira ainsi cette stratégie comme la formulation à partir des premières données du patient d’une courte liste de diagnostics potentiels (hypothèses), liste enrichie et hiérarchisée par la connaissance antérieure que le médecin a de son patient. Sur base des hypothèses (maximum 5 à 7, dans les premières minutes de la consultation), le médecin va cibler la collecte d’informations verbales et cliniques, ce qui tend à réduire cette liste pour arriver au diagnostic le plus probable. Une douleur abdominale modérée chez une jeune adolescente (premières données du patient) fera, par exemple, évoquer rapidement les hypothèses diagnostiques de douleurs prémenstruelles, colopathie fonctionnelle, gastrite, grossesse débutante, appendicite à bas bruit. Parmi les manoeuvres qui tendent à réduire cette liste outre l’anamnèse, l’examen clinique et l’éventuelle biologie, le temps pourra également être utilisé ici comme outil diagnostique pour confirmer ou infirmer telle hypothèse. Largement utilisée, pédagogique, la méthode hypothético-déductive anime la quasi-totalité de nos tours cliniques, dont les participants raisonnent à voix haute. Elle suppose néanmoins que le problème soit bien identifié, et donc ait été clarifié au préalable. L’apprentissage préalable par l’étudiant d’une description précise et univoque du tableau clinique (douleur abdominale modérée de la fosse iliaque gauche, chez une adolescente pubère, apyrétique, non-réglée le mois passé) doit être acquis, ainsi que la capacité d’un recueil fiable des données anamnestiques. Si différentes hypothèses se voient proposées, chacune est tour à tour confrontée aux données cliniques (testée) avant de se voir vérifiée. Les hypothèses qui ne paraissent pas pouvoir expliquer l’ensemble des données cliniques (règle de parcimonie : ne retenir que l’hypothèse qui paraît la plus cohérente et la plus adéquate) se verront tour-à-tour éliminées en appliquant le principe limpide de Sherlock Holmes : on ne comprend une question que grâce à sa solution et une solution en tant que réponse à une question. L’explication en est simple : le médecin Conan Doyle avait utilisé pour le personnage de son détective amateur Sherlock Holmes (et son infaillible méthode d’investigation) sa propre formation sémiologique. La démarche hypothético-déductive est évolutive, et doit se modifier en fonction non seulement des résultats des tests mais aussi de l’évolution clinique. Si un diagnostic d’appendicite sera posé en quelques minutes, celui d’une démence d’Alzheimer pourra s’étendre sur plusieurs mois ou années. C’est là qu’intervient la décision médicale : le choix des examens complémentaires ou du traitement doit être pesé, en fonction du risque éventuel et des bénéfices attendus. Par ailleurs, au lit du malade, les hypothèses sont plus souvent évoquées de façon itérative successivement en fonction des résultats, et il est rare que d’emblée toutes les hypothèses soient envisagées. Le graphique ci-dessous, inspiré de Bowen dans un article récent du New England Journal of Medecine9, illustre ce processus de raisonnement. Il introduit la notion de illness-script en faisant référence à la capacité du clinicien de mettre en évidence des hypothèses diagnostiques en fonction de scenarios antérieurs qui lui sont connus. Le contexte de la consultation est également un élément essentiel de celle-ci car il peut interférer avec les résultats attendus, ne serait-ce qu’en fonction de la disponibilité ou non d’une aide médicale ou de technologies diagnostiques utiles au praticien. La connaissance antérieure et la qualité de la relation construite au fil du temps avec le patient joue également un rôle important de même que l’expérience antérieure acquise par une pratique professionnelle diversifiée et pertinente. pestiaux_1.jpg Une pédagogie revue et actualisée . Stratégies analytique et non-analytique : indissociables Vers où se dirige la recherche sur le raisonnement clinique et ses implications pour l’apprentissage et l’enseignement ? Dans un éditorial de la revue Pédagogie médicale, Martine Chamberland10 revient sur deux articles de synthèse parus récemment, respectivement de Nendaz et coll.11 et de Eva, traduit par Bordage12 et en dresse un bilan pour les praticiens. Tout en reconnaissant que les connaissances spécifiques sont à la base de l’expertise, Eva met surtout en exergue les résultats concernant les processus de raisonnement clinique, qu’il subdivise en stratégies analytiques et non- analytiques sans possibilité de les départager en termes d’efficacité. L’article de Nendaz et coll. complète bien le premier texte en présentant, en plus, une synthèse descriptive des travaux concernant les connaissances spécifiques. Mis en perspective, ces deux articles peuvent clairement alimenter la réflexion des enseignants qui souhaitent évaluer, améliorer ou développer des activités d’apprentissage et d’enseignement du raisonnement clinique. Quelles en sont les conclusions, applicables à notre enseignement ? La première est de confirmer qu’il n’y a pas de stratégie unique pour résoudre un problème clinique mais que plusieurs chemins sont possibles pour y parvenir. L’utilisation préférentielle d’une stratégie analytique, par exemple, le processus hypothético-déductif, ou d’une stratégie non-analytique, par exemple, la reconnaissance d’un archétype (pattern recognition), ou encore le recours à des stratégies mixtes dépendent des situations cliniques auxquelles le clinicien est confronté. Méfiez-vous de celui qui ne veut connaître qu’une seule méthode, un seul instrument, expérimental ou théorique. Il finit par s’occuper plus de la méthode que du problème à résoudre. (Platt, 1964). On devrait dès lors davantage parler de répertoire de stratégies utiles. Selon que les situations cliniques sont routinières ou inhabituelles, simples ou complexes, le clinicien active et utilise différentes stratégies pour résoudre le problème. L’enseignement médical devrait le prendre en compte, en proposant aux étudiants un apprentissage simultané, intriqué et répété de ces démarches complémentaires tout au long de leur cursus. pestiaux_2.jpg Figure 2. Exemple d’approche non-analytique dans le raisonnement clinique13. Ces observations récentes sont innovantes par rapport à la vision simpliste des années soixante limitant la démarche d’apprentissage non- analytique à des tableaux cliniques simples tels le zona, la varicelle ou la colique néphrétique et réservant les méthodes analytiques aux apprentissages complexes. Une vision actualisée des processus d’apprentissage plaiderait pour la possibilité d’utiliser les deux démarches dans bon nombre de matières à enseigner, appartenant à des domaines aussi éloignés que la propédeutique, l’imagerie ou la cardiologie. Mieux, la combinaison judicieuse de ces deux modes d’approches améliorerait le taux d’acquisition des connaissances. Une récente étude14 proposée à un groupe d’étudiants en psychologie, naïfs de toute connaissance électrocardiographique, est instructive à sujet. Répartis en trois séries, la première se familiarisant au dépistage électrocardiographique d’un infarctus du myocarde par simple comparaison d’images de nécrose associée à une onde de Pardee (approche non-analytique, procédant par simple similarité, proche du jeu des dix erreurs), la deuxième étudiant le même phénomène mais en acquérant les critères théoriques de reconnaissance d’une ischémie aiguë au départ d’une étude théorique de l’onde normale (approche analytique, utilisée dans l’enseignement classique de l’électrocardiogramme), la troisième combinant les deux méthodes en complétant l’apprentissage de la première série par une formation théorique leur permettant de confronter leur observation intuitive à l’explication ultérieure des phénomènes électriques (approche mixte). Si le taux de réussite des deux premières séries est fort proche en terme de reconnaissance du diagnostic, il se voit notablement supplanté par le troisième groupe combinant les deux méthodes, capables de cumuler l’efficacité de la reconnaissance de modèle et la précision de l’application raisonnée de critères. pestiaux_3.jpg . Un enseignement ouvert au monde extérieur Comment les enseignants peuvent-ils s’inspirer de cette recherche pour améliorer et développer des activités d’apprentissage et d’enseignement qui favorisent l’acquisition progressive du raisonnement clinique chez leurs étudiants ? Les acquis récents des sciences de l’apprentissage, c’est-à-dire l’interactivité, la gestion personnelle de sa formation dans un contexte signifiant et motivant, qui présente des tâches authentiques et qui favorise le rappel, l’élaboration et le transfert des connaissances demeurent de rigueur. Quant à l’apprentissage spécifique du raisonnement clinique, une représentation conceptuelle solidaire est nécessaire chez les enseignants, avec une finalité explicite d’apprentissages ancrés durant toute la durée du curriculum. Le processus du raisonnement clinique est complexe et son apprentissage doit intervenir aussi précocement que possible en contexte de résolution de problèmes, avec des situations cliniques spécifiques. Ces activités doivent permettre aux étudiants d’expérimenter et de développer un répertoire éclectique de stratégies de raisonnement clinique (analytiques, non analytiques, mixtes) intégrant aussi largement que possible les connaissances biomédicales théoriques étudiées antérieurement. L’apprentissage à la rédaction de synthèses, prototypes, scripts de maladie et schémas favorisera l’organisation structurée des connaissances. Dans l’optique d’un arrimage mutuel optimal, les activités d’enseignement doivent également permettre aux étudiants de développer simultanément les stratégies de raisonnement clinique et les connaissances spécifiques. La place de la formation clinique lors des stages, qui s’échelonne sur plusieurs années, devient ainsi centrale dans cet apprentissage mixte, et il est dès lors absolument nécessaire de maximiser leur impact. La pratique seule demeure néanmoins insuffisante et ne saurait libérer les enseignants d’une supervision explicite15. Dans cette optique, une formation pédagogique accrue, allant de pair avec un engagement sur base volontaire de maîtres de stage accrédités pour l’enseignement clinique sera nécessaire dans l’avenir. Enseigner la résolution de problèmes en pratique quotidienne exige des maîtres de stage cliniciens qu’ils soient en mesure non seulement d’appliquer le raisonnement clinique mais aussi d’expliciter correctement son processus et les stratégies utilisées pour y parvenir.

Documents joints

  1. Hughes Rousset, « Le diagnostic clinique en médecine », Annales de médecine interne 1999, vol. 150, no1, pp. 17-23.
  2. Gore Dennis C. ; Gregory S. Ryan, « Historical perspective on medical errors : Richard Cabot and the Institute of Medicine » ; Journal of the American College of Surgeons 2003, vol. 197, no4, pp. 609611.
  3. Fred Siguier, Maladies vedettes, 1957, Masson (épuisé). (4)
  4. Cécile Bolly, L’éthique en chemin, démarche et créativité pour les soignants, en collaboration avec Véronique Grandjean, Michel Vanhalewyn et Serge Vidal, Ed. Weyrich, Neufchâteau, 2003. Ed. L’Harmattan, 2004.
  5. Kevin W Eva, « What every teacher needs to know about clinical reasoning » Medical Education 2004 ; 39 : 98–106.
  6. Judith L.Bowen, M.D., « Educational Strategies to Promote Clinical. Diagnostic Reasoning », N Engl J Med 2006; 355 : 2217-25.
  7. EVA Kevin W., « Ce que tout enseignant devrait savoir concernant le raisonnement clinique. What every teacher needs to know about clinical reasoning », Pédagogie Médicale. 2005, vol. 6, no4, pp. 225-234.
  8. Haynes RB, Sackett DL, Guyatt GH, et al. Clinical epidemiology : how to do clinical practice research. 3rd edition. Philadelphia, PA : Lippincott Williams & Wilkins, 2006.
  9. Judith L.Bowen, M.D., « Educational Strategies to Promote Clinical. Diagnostic Reasoning », N Engl J Med 2006 ; 355 :2217-25.
  10. Martine Chamberland, « Comment exploiter les résultats de la recherche pour améliorer nos activités d’enseignement et d’apprentissage du raisonnement clinique ? », Pédagogie Médicale – Novembre 2005 -Volume 6 – Numéro 4.
  11. Nendaz M, Charlin B, LeBlanc V, Bordage G. « Le raisonnement clinique : données issues de la recherche et implications pour l’enseignement », Pédagogie Médicale 2005 ; 6 :234-53.
  12. Eva KW. « Ce que tout enseignant devrait savoir concernant le raisonnement clinique », Pédagogie Médicale 2005 ; 6 :224-33.2001 ; 2 :9-17.
  13. ibid.
  14. Ark T, Brooks LR, Eva KW. The best of both worlds : adoption of a combined (analytic and nonanalytic) reasoning strategy improves diagnostic accuracy relative to either strategy in isolation. Presented at the annual meeting at the Association of American Medical Colleges ; Boston, MA ; November 2004.
  15. Chamberland M, Hivon R. « Les compétences de l’enseignant clinicien et le modèle de rôle en formation clinique », Pédagogie Médicale 2005 ; 6 :98-111.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 46 - octobre 2008

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