Dans un univers de béton et de mal-être, la rencontre avec des sociologues de terrain a permis à des généralistes d’analyser leurs pratiques, et de trouver des solutions associatives.
De la médecine générale dans une cité Il y a 30 ans, deux jeunes médecins décidaient d’exercer la médecine générale au coeur d’une cité de la banlieue parisienne, avec l’envie de mettre en pratique des idées nouvelles fleurissant au sein des mouvements alternatifs et portées par le Syndicat de la médecine générale. Première idée : travailler en groupe dans une « association de fait » égalitaire. Pas de concur rence, chacun participe au projet en travaillant le même temps et en partageant les bénéfices (la « masse commune »). Les dossiers des malades sont communs, la pratique de la médecine est semblable, les gens choisissent la philosophie du cabinet médical plus que la personnalité de l’un ou de l’autre médecin, même si le choix du médecin reste possible, en étant informé du fonctionnement du cabinet. Ce fut fait, malgré l’opposition de l’Ordre des médecins et le scepticisme suscité par ce projet dans la communauté médicale, les deux médecins tinrent bon et s’associèrent une troisième personne, à la fois secrétaire, assistante, conseillère des malades… Deuxième idée : rompre avec le dogme enseigné à l’université selon lequel le malade doit s’adapter au médecin, qui a le savoir et agit forcément pour le bien du malade. Inversant ce dogme, pour agir pour le bien du malade, nous décidions plutôt de nous adapter à ses réalités. Le cabinet médical recevant une population de trente-cinq ethnies différentes, sans être ethnologues ni anthropologues, nous sentions bien que nous allions devoir tenir compte de ces éléments ethnologiques dans notre exercice. Ce ne fut pas un obstacle, mais une nécessité gratifiante dès que nous avons laissé au vestiaire nos préjugés, et les représentations modélisées par notre formation. Tout cela se réalisait dans l’évolution terriblement difficile des grands ensembles de la banlieue parisienne. La crise économique frappait de plein fouet et le chômage se développait de façon catastrophique. L’impact des facteurs sociaux et de la misère économique amplifiait le bouleversement culturel à l’oeuvre au sein des communautés issues de l’immigration, modifiant constamment les repères culturels entre les générations. Vivre dans cet univers de béton est en soi une difficulté qui, associée au reste, fait le terreau du mal vivre et du mal être. La troisième idée fut de croire que si l’exercice de la médecine générale est un art spécifique, il ne peut être solitaire et que face à l’adversité, il fallait travailler avec les autres acteurs de la médecine et aussi, vu la situation, avec les acteurs sociaux. Etant tous professionnels agissant dans le même environnement, nous devions appliquer les mêmes options que pour l’exercice médical. Pas de concurrence entre les structures, chacun devait ramer dans le même sens. D’ou le développement d’un partenariat avec l’autre cabinet médical de la cité, avec les paramédicaux, le service social, la protection maternelle infantile… Pourtant, construire des pratiques coopératives ne fut pas aisé, tant l’individualisme est présent dans la culture du soin. La quatrième idée se révéla après quelques années d’exercice, sur le constat des difficultés de la mise en oeuvre de l’exercice de cette médecine générale au plus près des réalités sociales. Notre dispositif avait de nombreux trous, et nous faisions constamment le grand écart entre ce qu’il était souhaitable de faire et ce qu’il était possible de faire. Nous y étions plus ou moins résignés quand arrivèrent dans la cité des sociologues et des médecins de santé publique. Une sociologie de terrain, la recherche-action La municipalité de Saint-Denis leur avait confié la mission de faire un diagnostic sur l’état de santé de la population de la cité en vue de proposer des « pistes » pour construire des solutions. Ce sont des gens curieux, les chercheurs. Ceux-là étaient venus pour chercher, pour comprendre, et pour agir. Ils s’installèrent deux ans dans la cité et conduisirent une « recherche- action ». La méthode était un peu hésitante, mais il fut vite établi que chacun aurait la parole : les soignants, les institutions, les acteurs sociaux, et la population. En 1986, cette démarche participative était une innovation, fortement suspectée d’utopie. C’était prendre le risque de confronter à la réalité une pensée élaborée dans le confort des certitudes théoriques. M. Bourdieu étant passé par là, ces sociologues et médecin de santé publique1 relevèrent le défi lancé par la ville qui innovait elle aussi, prenant le risque d’être obligée d’agir. Très rapidement ces chercheurs s’intéressèrent à notre cabinet médical et à la nature de ce que nous y faisions. Après avoir analysé nos pratiques à partir de ce qu’en disaient les autres acteurs du soin, du social, et de la population, ils sont venus vers nous en nous demandant de prendre du recul, et de leur expliquer pourquoi nous pratiquions ainsi la médecine générale. Comme nous avions le nez dans le guidon, nous nous sommes d’abord méfiés, quelle légitimité avaient-ils pour nous demander cela ? Où était le piège, qu’avions-nous à gagner, n’y avait-il pas derrière cette recherche la volonté de nous imposer une structure de soins municipale ?Les institutions peinent toujours à comprendre que la santé est une oeuvre transversale qui associe le médical, le social, la prévention et l’éducation.Puis, nous nous sommes aperçus qu’ils étaient sincères et qu’ils pouvaient nous aider à résoudre nos problèmes. Au cours de longues soirées nous débattions ensemble, chercheurs, municipalité, acteurs du soin de la ville, de l’hôpital, du secteur social, de l’éducation nationale, du centre médicopsychologique, de la protection maternelle infantile et des habitants de la cité, de tout ce qui concernait l’état de santé de la population. Des groupes furent constitués : santé des jeunes, suivi des grossesses, mal être, place des soignants… Avec toujours pour finalité des propositions sur ce qu’il serait bon de faire. Sur chaque thème, la médecine générale avait son mot à dire. De nouvelles associations pour concrétiser d’autres pratiques professionnelles Au terme de l’enquête, il y eut un diagnostic et des propositions. La démarche avait été collective, le partage des savoirs réel et sincère avec les sociologues et les médecins de santé publique, nous avons pu engager avec espoir le changement des pratiques professionnelles. Ce qui a donné lieu à la création d’un des premiers réseaux de soins en France : le réseau VIH 93 Ouest autour de la lutte contre le SIDA et la toxicomanie. Nous avons participé dès le début à la politique de réduction des risques, aux consultations anonymes et gratuites, à la prévention dans les collèges, au lycée… Le réseau a été initié entre acteurs de la santé, comme outil pour relever des défis de santé publique, et aussi comme outil de transformation des pratiques professionnelles. Plus encore, nous avons osé nous lancer, au sein de l’association communautaire Santé-Bien-être, dans la création d’un dispositif d’adultes relais. Le travail des sociologues nous a aidés, nous professionnels du soin, à nous engager dans la construction d’outils permettant de sortir du grand écart entre ce qu’il est souhaitable de faire et ce qu’il est possible de faire. En rendant ce possible abordable, par l’innovation, la transformation des pratiques et des cultures, par de nouvelles collaborations coopératives, par une nouveau regard sur l’existant, ils nous ont permis de concrétiser ce que nous avions perçu dans le travail au cabinet médical, à savoir qu’il existe au sein de la cité les richesses, les savoir- faire et les savoir-être qui nous sont utiles dans l’exercice de notre métier. Il fallait oser le conceptualiser, avant de le faire vivre.
Construire des pratiques coopératives n’a pas été facile, tant l’individualisme règne dans la culture des soignants.Aujourd’hui, l’association emploie onze personnes, issues pour la plupart des cités. Le travail des habitants-relais permet aux médecins généralistes de trouver des solutions vis-à-vis des problématiques sociales qui viennent interférer avec la maladie, la rendant plus difficile à soigner. Très souvent dans ces quartiers, la problématique sociale, culturelle, psychologique est partie prenante de la maladie, elle peut être cause de la pathologie, ou en être un facteur aggravant. Pour proposer un projet thérapeutique, le médecin doit tenir compte de cette réalité. Mais il n’est plus dans son domaine de compétence pour résoudre ces problèmes. Soit il essaie seul, et il est alors débordé par la complexité de la situation, soit il ignore la situation et la masque par la prescription médicamenteuse. C’est pour sortir de cette contradiction que nous faisons appel aux habitants- relais. Ceux-ci établissent un diagnostic de la problématique sociale ou culturelle, puis en accord avec le médecin définissent un accompagnement de la personne pour lui permettre de participer à la résolution du problème. Ce qui permet de rendre faisable le projet thérapeutique proposé par le médecin. Plus la situation est grave et complexe, plus c’est difficile et le succès n’est pas toujours au rendez- vous. Mais le seul fait de travailler ensemble, soignants, habitants-relais, et malade, a déjà une vertu thérapeutique. Ainsi, chaque jour nos correspondants de proximité nous aident à mieux exercer la médecine générale dans cette approche médico-psycho-sociale. Ce n’est pas simple, car il faut trouver l’argent des salaires de ces habitants-relais. Les institutions qui financent, notamment l’Assurance maladie, peinent toujours à comprendre que la santé est une oeuvre transversale qui associe le médical, le social, la prévention et l’éducation, et que le réseau réalise le décloisonnement des pratiques, que l’on y travaille pour un projet commun et non pour défendre les intérêts des uns ou des autres. Le plus difficile reste les transformations culturelles. Mais il est plus facile de s’y atteler quand on a appris à conceptualiser sa pratique professionnelle. C’est cet apprentissage que nous devons aux sociologues.
Travailler ensemble, soignants, habitants-relais, et malade…
Documents joints
- L’équipe de sociologues appartient au département de sociologie de l’université Paris VIII, elle était dirigée par Michel Joubert, avec Fernando Bertolloto, Patricia Bouhnik ; l’équipe de santé publique appartenait au département de santé publique du centre hospitalier universitaire de Bobigny qui est toujours dirigé par le professeur Antoine Lazarus. Ils ont publié chez L’Harmattan Un Quartier en Santé, qui relate cette recherche-action.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 46 - octobre 2008
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