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La démarche ASCOP


Santé conjuguée n°112 - septembre 2025

Concept anglo-saxon apparu dans les années 1990, le goal oriented care (GOC) est soutenu par la Fondation roi Baudouin depuis 2019. Traduite en français par « aide et soins centrés sur les objectifs de la personne » (ASCOP), cette approche peut traverser toute la pratique et accompagner, entre autres, certaines situations complexes, de polypathologie, de fragilité ou de perte d’autonomie.

Premier constat : la moitié des personnes âgées de plus de 65 ans cumulent plus de cinq problèmes de santé. « À un moment donné, les soignants peuvent être perdus dans la prise en charge. Ce sont les maladies qui prédominent et on ne sait plus trop comment aborder la situation. On peut aussi avoir l’impression entre soignants de ne pas aller dans le même sens, chacun centré sur un problème ou préoccupé par son propre champ de compétence ou d’action. On peut en arriver à une certaine perte d’efficience, avoir l’impression que ce que l’on fait ne sert à rien. Et le patient est le premier à en souffrir. On peut aussi se retrouver bloqué dans des situations où on a tout essayé ou presque ; on a l’impression que le patient ne participe pas au plan de soins ou ne s’y retrouve pas… », constate Jean-Luc Belche, professeur au département de médecine générale de l’Université de Liège, initiateur du projet d’appui au goal oriented care soutenu par la Fondation roi Baudouin à travers deux appels à projets lancés en 2022 et 2024. Le département a ainsi pu récolter les expériences de la mise en œuvre concrète de l’ASCOP en première ligne d’aide et de soins, information qu’il partage au travers de séminaires, de publications et d’un site internet. En complément, il développe la promotion et la sensibilisation à l’approche ainsi qu’un réseau d’acteurs ambassadeurs pouvant aider à son développement. Enfin il s’agit également d’adapter en ce sens la formation de base et continue des professionnels.

Une nouvelle perspective

Les objectifs de la personne offrent une nouvelle perspective en apportant du sens et de la cohérence tant aux soignants qu’aux patients. « Les objectifs définis par la personne bénéficiaire ne sont jamais définitifs, ils seront probablement ajustés, modifiés ou remplacés au fil du temps et l’évolution de sa situation. Le processus nécessite donc de la continuité dans la relation et une communication de qualité avec la personne, poursuit Jean-Luc Belche. L’approche ASCOP ne s’arrête en effet pas au moment où l’on a défini les objectifs… elle suppose la définition d’un plan, la mise en œuvre des actions et l’évaluation. Donc de rester dans le dialogue et d’impliquer la personne dans toutes les étapes. Cette approche change la manière de penser et de travailler en tant que professionnel. » Autrement dit : changer de focus, se tourner vers la personne et ses priorités plutôt que vers la maladie et le problème, travailler ensemble, collaborer entre professionnels et avec la personne concernée. « Un shift paradigmatique », synthétise-t-il.
Grâce au Fonds Dr Daniël De Coninck1, piloté par la Fondation roi Baudouin, et grâce au soutien de la Cocof et de l’AViQ, la Fédération des maisons médicales soutient le développement de l’approche ASCOP. Claire Vanderick et Valérie Hubens, chargées de projets en promotion de la santé, coconstruisent actuellement un accompagnement avec trois maisons médicales pilotes dans l’idée de l’étendre à d’autres qui souhaiteraient se lancer. « Le soutien de cette démarche par toute l’équipe est important, insistent-elles. Pour avancer, il faut que chacun sache en quoi elle consiste. » Elles recommandent l’utilisation d’outils2 tels que l’Explorateur d’objectifs, Ma santé positive, Babbelboost ou Eladeb, qui facilitent l’expression et l’émergence des objectifs ou priorités de la personne. Elles réfléchissent également à un processus d’évaluation et à des formations adaptées.
Antenne Tournesol, à Jette, est l’une de ces maisons médicales pilotes. Pour Julie Walravens, infirmière spécialisée en santé communautaire, cet accompagnement dans la mise en place du projet « est un aiguillon qui empêche l’initiative de se couvrir de la poussière du quotidien et des urgences. Aussi une aide pour nous structurer et construire un plan d’action en fonction de ce qui est possible, à notre rythme. Car ça ne vient pas d’un coup ! On réfléchit à ne pas en faire un projet à part, mais à bien l’utiliser dans notre pratique ».

Inciter

La première étape nommée goal incitation (inviter, inciter, inviter la personne et s’inviter soi-même à entrer dans la démarche) permet de poser les bases favorables à la définition des objectifs et au travail en collaboration. « C’est le temps que l’on s’accorde pour que la personne raconte ce qu’elle souhaite de son histoire, de son contexte, de ses valeurs, de ce qui est important pour elle. C’est le temps de renforcer aussi la personne dans ses capacités, ses compétences, son droit à identifier et exprimer ses propres priorités. C’est le temps d’équilibrer la relation avec le soignant, de renforcer la confiance mutuelle. Ce temps est important et sa longueur va varier d’une personne à l’autre. Cette phase est essentielle – même si on connait déjà bien la personne – à la réussite des prochaines étapes », précise Isabelle Heymans, coordinatrice du projet ASCOP à l’Université de Liège. Ce temps investi est du temps gagné pour la suite.
« À Antenne Tournesol, explique Julie Walravens, nous avons d’abord ciblé des patients qui vivaient des situations de douleur chronique. Nous leur avons proposé de participer à un entretien individuel avec un membre de l’équipe de la maison médicale, médecin ou infirmière. La fonction importe peu, même si on sait que les gens n’amènent pas forcément la même chose ni de la même manière selon qui pose la question. C’est surtout le cadre qui prime : être à l’écoute, permettre l’échange. On dresse ensemble un état des lieux de leurs ressources, de leurs difficultés, de ce dont ils ont envie pour le présent, mais aussi de la situation dans le passé et de leurs souhaits. »

Formuler les objectifs et co-construire le plan d’action

L’étape suivante, appelée goal setting (mise en place des objectifs), se découpe en trois temps : la définition des objectifs et des priorités de la personne, la co-construction d’un plan d’action qui s’oriente vers ces objectifs et la mise en œuvre de ce plan. « Cette étape sous-entend une interaction importante entre la personne et le professionnel. C’est dans la collaboration qu’ils vont se mettre d’accord sur les objectifs et la manière de les atteindre. Il est important d’axer cette phase sur une compréhension optimale. La reformulation et l’écrit sont nécessaires ; il y aura aussi de la négociation entre le professionnel et la personne ; il faut tenir compte des valeurs, des préférences, du contexte, des capacités et des ressources de la personne et également tenir compte des limites et des valeurs du professionnel », ajoute Isabelle Heymans.
Julie Walravens : « Une quinzaine de jours après le premier entretien – le temps de décanter – le second permet d’affiner, de compléter. Nous aidons la personne à définir ce qui est important pour elle et quels seraient ses objectifs dans sa vie quotidienne. Ce ne sont donc pas les objectifs du soignant, ce sont les siens. On discute avec elle, on va l’aider parfois à les formuler de manière concrète et surtout on va voir ses ressources personnelles ou autour d’elle pour effectuer les premiers pas vers cet objectif. Celui-ci peut-être de soigner l’état de ses dents par exemple, mais il n’a parfois rien à voir avec le domaine médical : renouer une relation avec quelqu’un de la famille, trouver un engagement sociétal fort, repartir en vacances… »
Une fois l’objectif du patient fixé, il s’agit de voir – toujours avec lui – ce qu’il peut lui-même faire pour l’atteindre. Les soignants doivent rester vigilants à ne pas retomber dans le piège d’amener d’emblée leurs propres solutions. L’idée est d’aider la personne à se (re)mettre en mouvement, à reprendre du pouvoir sur sa propre vie. Et elle s’est souvent déjà mise en route lorsque l’on revient vers elle avec les propositions de l’équipe pour compléter le plan d’action co-construit avec son référent ASCOP. Parfois il s’agit de chercher des solutions ailleurs que dans le champ d’action du professionnel ou de ce qui est acceptable pour lui ; à celui-ci d’être capable également d’identifier, de clarifier ses propres projections, priorités et limites. C’est à cette étape que se concrétise le changement de focus. Cette démarche n’est pas forcément évidente pour la personne non plus… Elle peut avoir besoin de temps et de questionnement personnel pour identifier ce qui est important pour elle.
Pour définir un plan d’action, nommer des objectifs concrets est utile. Isabelle Heymans préconise la méthode SMART : des objectifs spécifiques (tout le monde comprend la même chose), mesurables ou évaluables (on peut vérifier si on a progressé ou pas), acceptables (tant pour la personne que pour les prestataires), réa-listes dans un temps défini. « On ne parvient pas toujours à des objectifs concrets, reconnait-elle. Dans ce cas, on tente d’avancer dans le respect d’une orientation donnée. Parfois on peut aussi découper un objectif général en sous-objectifs évaluables en fonction des situations. L’objectif ira parfois dans le sens d’un développement ou d’une amélioration de la situation de la personne et, parfois, il s’agira plutôt de maintenir un statu quo ou une non-dégradation. » Cette étape implique souvent d’associer des professionnels venus d’horizon divers. L’entourage est également à prendre en considération : c’est un intervenant à part entière. Cette étape est aussi celle, non négligeable, de la concertation interprofessionnelle : mettre différents acteurs ensemble, identifier la contribution de chacun, définir un plan de soins commun. En impliquant la personne et éventuellement ses aidants proches. Le plan peut ensuite être mis en œuvre. Chacun réalise sa part. Il faut aussi prévoir un suivi de la réalisation des actions.

Évaluer

A-t-on atteint l’objectif défini ? Faut-il le réajuster ? (Il est trop ambitieux, le contexte a changé, il n’est plus pertinent, d’autres priorités ont émergé…) Ces questions sont aussi abordées au fil des rencontres. L’évaluation concerne également le processus : comment la dynamique a-t-elle été vécue par chacun ? Permettre le feedback de la personne bénéficiaire, notamment sur la relation avec le ou les professionnels ou sur la place de son entourage dans ce processus. « Cette étape contribue à soutenir l’équilibre dans la relation entre les acteurs et la place de la personne dans la dynamique », ajoute Isabelle Heymans. Ce schéma permet de recommencer le cycle, de le faire exister au fil du temps et d’ajuster aussi l’approche de l’équipe.

Quels prérequis ?

L’étape d’incitation suffit souvent, mais le processus peut être parfois un peu plus long. Tout le monde n’est pas prêt ni ne souhaite partager explicitement ses besoins ou ses préférences. Parfois la personne aura besoin de guidance. Il s’agit aussi d’adapter le niveau de littératie, l’accès à la langue, à l’écrit. La personne doit être capable de mobiliser – pas nécessairement de façon explicite – ses valeurs et ses préférences pour vérifier que les objectifs définis collent avec ce qui est important pour elle. « Le projet ASCOP permet de dire que leur qualité de vie, leur santé, c’est bien plus que ce problème-là. On réélargit, on rend de l’importance au patient. Cette démarche ne convient toutefois pas à tout le monde. Une situation de dépression rend difficile de se projeter… » dit Julie Walravens.
Du côté du professionnel, il s’agit d’un changement de posture, de manière de travailler. Comment communiquer ? Comment doser l’équilibre de la relation entre soi-même et ses bénéficiaires ? Savoir écouter, savoir traduire ce que l’on comprend pour le vérifier. Oser être interpellé, être bousculé dans ce qu’on conçoit comme bon pour la personne que l’on a en face de soi. « C’est une démarche positive et on avance beaucoup plus loin dans la relation, on découvre les patients sous de nouveaux aspects, on découvre des passions, des talents, constate Julie Walravens. Nous sommes une ressource parmi d’autres, personnelles et professionnelles. »
La démarche peut sembler exigeante, mais le sens nouveau qu’elle apporte dans le travail et le sentiment d’être au plus proche des bénéficiaires sont autant de points positifs mis en avant par celles et ceux qui la pratiquent. Beaucoup de soignants n’ont d’ailleurs pas attendu cette théorisation pour répondre au défi des situations complexes. Sans en porter le nom, la démarche ASCOP est déjà appliquée dans les soins palliatifs, dans certaines situations de soins de santé mentale et elle s’ébauche dans des situations complexes au domicile. « Pourquoi dès lors ne pas l’étendre à d’autres situations de soins ? Le processus a montré un impact sur l’engagement des patients, leur motivation et leur satisfaction. Il a aussi un impact direct et indirect sur la motivation et la satisfaction des soignants qui disposent d’une boussole pour s’y retrouver dans ces situations complexes, soulignent Jean-Luc Belche et Isabelle Heymans. L’un et l’autre conjugués peuvent avoir un effet sur la qualité des soins. » Leur conseil : oser se lancer !

 

  1. P. Boeckstaens et al., Goal-oriented care. A shared language and co-creative practice for health and social care, Fondation Roi Baudoin et Fonds Dr Daniël De Coninck, 2020,
    https://kbs-frb.be.
  2. À retrouver sur https://ascop-francophonie.org, le site rassemble également des témoignages et de nombreuses références.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°112 - septembre 2025

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