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L’exemple de l’interdiction de fumer dans les lieux publics


Santé conjuguée n° 52 - avril 2010

Forces et faiblesses de l’étude d’impact en santé dans la lutte contre le tabagisme passif en Suisse. Un processus complexe où le politique se saisit de l’outil.

Dissiper « l’écran de fumée » : les enjeux du débat sur la fumée passive Le débat sur les méfaits du tabac et sur l’opportunité d’une intervention vigoureuse par l’acteur public pour en réglementer la consommation dans certains lieux publics traverse toute la société. Au fédéral, la Confédération helvétique a jusqu’à présent peu légiféré en la matière, à l’exception de quelques dispositions faiblement contraignantes dans la loi sur le travail. La Suisse a signé en 2004 la conventioncadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac, mais ne l’a pas encore ratifiée. Compte tenu des modifications nécessaires au cadre législatif existant, on estime que la ratification suisse ne pourra pas intervenir avant 2010. C’est seulement à partir de 2006, sous la pression exercée par une multitude d’initiatives qui voyaient le jour à la fois aux échelons cantonal et international, que des propositions plus coercitives ont été avancées. Elles sont en cours de discussion au Parlement fédéral. À l’inverse, en vertu de la grande autonomie dont ils disposent dans le système fédéral suisse, certains cantons se sont montrés plus actifs et plusieurs décisions de bannissement de la fumée dans les lieux publics sont déjà en vigueur, ou bien leur acceptation est soumise au vote populaire en 2008. Il faut mentionner toutefois que dans d’autres cantons, le refus d’adopter de telles mesures a été justifié par la nécessité d’attendre que la Confédération légifère au préalable. À Genève, un premier projet de loi demandant une modification à la loi relative aux établissements publics a été déposé au Parlement cantonal en avril 2005. Il préconisait l’interdiction de la fumée dans ces établissements (chambres d’hôtel non incluses) en autorisant la création d’espaces fumeurs, étanches et correctement ventilés. À quelques jours d’intervalle, un groupement de citoyens soutenus par des associations de lutte contre le tabac a lancé une initiative populaire qui élargissait cette interdiction à l’intégralité des lieux publics (définis avec précision dans la proposition) à travers l’ajout d’un article ad hoc dans la Constitution cantonale. L’obligation légale de réunir 10.000 signatures dans un délai maximal de quatre mois a été remplie sans difficulté. En juillet 2005, environ 20.000 signatures ont été déposées auprès de la Chancellerie cantonale. Ce résultat n’est guère surprenant, au regard de l’opinion publique que les enquêtes révélaient très majoritairement favorable à une interdiction de fumer dans les lieux publics. Ainsi, en l’espace de quelques mois, une double sollicitation, l’une par voie parlementaire et l’autre par voie populaire a obligé l’exécutif et le législateur à se positionner par rapport à des mesures conséquentes de lutte contre les méfaits de la fumée passive dans les espaces confinés publics. Bien évidemment, la réussite de cette initiative n’a pas manqué de mobiliser ses opposants, dont l’argumentaire, tout en ne contestant pas la dimension sanitaire du problème met en avant la défense de la valeur des libertés individuelle et commerciale qui seraient menacées par une législation trop restrictive et disproportionnée. Cet antagonisme, opposant fondamentalement le bien-être de la collectivité au bien-être de l’individu, et plus généralement le bien-être des uns au bien-être des autres, caractérisera le débat parlementaire mené depuis 2005 et donnera lieu à de nombreux rebondissements, avant que soit finalement prise la décision de soumettre l’initiative au vote populaire. Le choix de l’évaluation d’impact sur la santé ou comment saisir une « fenêtre d’opportunité » Sur le plan politico-administratif, le caractère sensible et controversé du dossier du tabagisme passif dans les lieux publics a incité le ministre cantonal de la Santé à déployer une stratégie d’anticipation : en l’absence d’une base légale en la matière, il a souhaité malgré tout utiliser les possibilités d’analyse offertes par l’EIS. Dès avril 2005, parallèlement au dépôt du projet de loi et au lancement de l’initiative populaire, il a chargé son administration, et en particulier l’unité EIS de la direction générale de la Santé, d’organiser et de lancer la procédure d’évaluation. Attardons-nous un instant sur les motivations ayant présidé ce choix. Il apparaît en effet clairement que la nature controversée de la thématique et la forte polarisation qu’elle suscite chez les parties prenantes ont incité le politique à retenir la faculté d’une aide à la décision à travers le recours à des experts. Cette option ne constitue pas une nouveauté en soi. Sur les thèmes dits de « société », l’expertise scientifique est fréquemment appelée en renfort en tant que source jugée à même de fournir une information impartiale et fondée sur les faits. Par contre, cela traduit a priori la perception de l’outil EIS par le décideur et le positionnement qu’il lui attribue au sein du système de production des connaissances. La dimension participative de l’EIS, et la valeur ajoutée qu’elle est censée apporter, fortement mise en avant dans le référentiel anglo-saxon de l’EIS, apparaît ici peu manifeste. À ce sujet, il est possible d’avancer que cette dimension est aussi fonction du type d’objet soumis à l’analyse, dont le traitement ne se prête pas à une implication large de la population, ou pour lequel l’utilisation des techniques participatives ne constitue pas la meilleure option. Pour autant, la dimension participative n’a pas été totalement absente, car elle a pris la forme d’une contribution de différents acteurs institutionnels au groupe de pilotage de l’EIS. Les critères de sélection retenus ont pris en compte les différents domaines concernés et les sensibilités en jeu. Le groupe de pilotage a ainsi réuni de hauts fonctionnaires appartenant aux départements de la santé, de l’économie et de la justice, des représentants de milieux favorables à des restrictions en matière de fumée et ceux des milieux de l’hôtellerie et de la restauration, globalement opposés à ce type de mesures. Au final, on constate donc que le politico-administratif s’est appuyé sur un dispositif élargi de production de consensus, destiné à donner encore davantage de légitimité à l’expertise scientifique. Cette dernière a été fournie par une structure privée, contractualisée pour l’exécution de l’EIS, sous la supervision de l’unité d’EIS de la direction générale de la Santé. L’option d’anticipation retenue par le décideur politique et son administration a permis de produire une évaluation en phase avec le calendrier politique de l’objet concerné. Cette condition, qui peut s’assimiler à une évidence au regard de la visée prospective et prédictive de l’outil EIS, n’en est pas moins significative dans un contexte où la mise en oeuvre de l’EIS n’en est qu’à ses débuts et où les ressources allouées à son développement demeurent modestes. Dans cette optique, on peut considérer que, en attendant de disposer d’une base légale et fort de son rôle de pilotage du dossier au sein du Gouvernement, le ministre de la Santé a saisi une « fenêtre d’opportunité » sur le plan du processus politico-législatif pour légitimer l’outil EIS parmi les outils de politique publique disponibles et en augmentant les chances d’influencer, de manière efficace, le processus de prise de décision. L’évaluation d’impact sur la santé : quelle efficacité dans l’élaboration d’une politique publique ? La question de l’efficacité occupe une place centrale dans la réflexion sur l’opportunité et la pertinence d’introduire l’EIS parmi les outils d’évaluation prospective en matière de politiques publiques. La vaste étude européenne récemment réalisée à ce sujet a proposé une classification matricielle de l’efficacité, combinant la prise en compte adéquate de la santé, de l’équité et de la communauté avec la modification de la prise de décision résultant des intrants/aspects de ces mêmes catégories. Il en résulte une déclinaison de l’efficacité en quatre catégories :
  • Directe – Modification de la décision ou abandon d’un projet à la suite de l’EIS ;
  • Opportuniste – La décision aurait été prise dans le même sens que les recommandations de l’EIS ;
  • Générale – Explicitation des raisons pour ne pas suivre les recommandations de l’EIS : EIS concluant à des impacts sanitaires positifs ou négligeables, EIS ayant contribué à sensibiliser les décideurs ;
  • Inexistante – EIS ignorée ou écartée.
Au regard de cette typologie, l’efficacité de l’EIS réalisée dans le canton de Genève pourrait être qualifiée de directe, car elle a joué un rôle à plusieurs étapes du processus législatif et même au-delà, lors de la prise de décision sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics. La contribution de l’EIS à l’élaboration d’argumentaires divers est certainement la plus importante. Cette contribution est intervenue à des moments spécifiques du débat parlementaire, que nous qualifierons de « chassé-croisé » entre coalitions plaidantes opposées. L’EIS a été utilisée pour construire l’argumentaire scientifique du rapport du Gouvernement au Parlement en relation avec l’initiative populaire. S’appuyant sur les éléments d’analyse développés dans l’EIS, le Gouvernement a fait siens les objectifs de l’initiative, tout en demandant au Parlement de la refuser et de lui opposer un contre-projet qui aurait permis de tenir compte de certaines situations spécifiques. Il s’agit en particulier des locaux à caractère privatif situés dans des établissements publics (cellules des lieux de détention ou d’internement) ou privés mais ouverts au public (chambres individuelles des hôpitaux, cliniques et autres lieux de soins). Le Gouvernement s’est par ailleurs prononcé favorablement sur la validité formelle de l’initiative et le Parlement a accepté cette proposition, en renvoyant l’objet, non sans avoir eu de vifs débats en Commission législative à propos des mesures envisagées. La Commission s’est attachée pour l’essentiel à examiner la recevabilité juridique de l’initiative, en se référant à deux avis de droit déjà produits et à un troisième élaboré de manière ad hoc sur demande de la Commission elle-même. Au-delà de l’obligation pour la Commission de trancher la question d’un point de vue légal, il est utile d’observer comment l’expertise juridique externe a servi de « terrain d’affrontement » entre regroupements politiques, rassemblant respectivement les acteurs opposés et favorables à une interdiction de fumer. Bien qu’il semble en partie suivre une opposition classique « gauche/droite » entre partis politiques, le clivage se caractérise aussi par un positionnement variable des partis se classant traditionnellement au centre de l’échiquier politique. La Commission s’est finalement décidée à reconnaître certains problèmes de compatibilité de l’initiative avec le droit supérieur, mais elle a accepté le principe d’une invalidation seulement partielle en proposant une version légèrement amendée. Le débat final en session plénière a fait explicitement ressortir ces fortes polarisations qui opposent idéologiquement les partis leaders des coalitions, les socialistes pour la gauche et les libéraux pour la droite. Les premiers, le problème sanitaire soulevé par l’initiative demeurant pour eux primordial, ont plaidé pour son acceptation, moyennant les adaptations juridiques suggérées par les experts, au nom de la nécessaire limitation par l’État, pour des questions d’intérêt public, de la liberté des individus, dont ferait partie la liberté de fumer. Les seconds ont défendu l’invalidation totale de l’initiative, au nom de la défense des principes de liberté individuelle et de responsabilité du citoyen, qui seraient restreints de manière excessive et contraignante par l’initiative. Au terme des débats, le Parlement, à une faible majorité, s’est prononcé pour une validation partielle de l’initiative, l’adoption de correctifs mineurs dans sa formulation et son renvoi en Commission de la santé, en vue de son traitement ultérieur. Suivant ce renvoi en commission, l’iter parlementaire a connu une phase judiciaire à rebondissements, opposant à nouveau grosso modo les deux groupes parlementaires susmentionnés. Dénonçant l’accord du Parlement à la poursuite de l’examen du dossier, une partie du second groupe, à l’instigation de deux députés, a choisi de contester par voie judiciaire la recevabilité de l’initiative parlementaire en déposant un recours auprès du Tribunal fédéral, l’instance suprême en matière de droit pénal et administratif en Suisse. Le déplacement du débat au niveau judiciaire n’a pas eu un effet suspensif sur les travaux de la Commission de la santé, mais a considérablement retardé la prise de décision du Parlement. En effet, alors que le renvoi en Commission de la santé est intervenu en juin 2006, c’est seulement en mars 2007, après que le Tribunal fédéral eut rendu sa décision, favorable à la recevabilité de l’initiative, que les débats ont pu se poursuivre en plénière. Entre-temps, le Gouvernement avait déposé son contre-projet qui permettait de prendre en compte les situations spécifiques évoquées plus haut. Dans son argumentaire, il s’est une fois encore appuyé sur les conclusions de l’EIS. Même si en mai 2007, à la suite à la décision favorable du Tribunal fédéral et dans un souci de clarification du débat devant le peuple, le Gouvernement a finalement décidé de retirer son contre-projet, les questionnements soulevés ont cependant fait l’objet d’un traitement conséquent lors des auditions auxquelles a procédé la Commission de la santé. Sur ce point, il est donc pertinent d’ajouter que l’EIS a servi de « catalyseur » pour traiter et améliorer les aspects les plus équivoques de l’initiative. En septembre 2007, la Commission de la santé a déposé les conclusions de ses travaux devant le Parlement. De fait, l’acceptation de l’initiative par le Tribunal fédéral, le retrait consécutif du contre-projet du Gouvernement et le traitement exhaustif de la problématique par la Commission de la santé ont laissé peu de marge de manoeuvre aux parlementaires. Après des débats formels entre les deux groupes opposés, réitérant fondamentalement les arguments avancés lors des précédentes joutes, le Parlement a approuvé à une confortable majorité de recommander au peuple l’adoption de l’initiative populaire. À l’occasion du vote du 24 février 2008, le peuple souverain l’a acceptée par plus de 79% des votants. Il convient enfin de noter que les possibles effets directs de l’EIS ne peuvent être appréciés dans leur intégralité dans la mesure où une série de recommandations émises ne pourra être mise en oeuvre qu’ultérieurement. Elle comprend notamment les impacts négatifs potentiels de la nouvelle loi pour lesquels il serait opportun d’assurer une surveillance attentive : sur l’évolution réelle du chiffre d’affaires à partir d’un échantillon d’établissements, sur la capacité des instances habilitées à faire respecter la nouvelle réglementation (en particulier la police), sur le devenir du problème du bruit résultant du stationnement des fumeurs à l’extérieur des établissements. Les effets de ricochet et l’internalisation du débat : la fumée passive dans l’administration publique Le long et passionné débat sur la fumée passive que nous venons d’exposer n’a pas manqué de soulever des questionnements similaires au sein de l’administration cantonale genevoise. Dans un contexte où l’État se trouve fortement interpellé par une majeure partie de ses citoyens pour qu’il réglemente la question de la fumée passive dans un souci de protection de la santé du plus grand nombre, peut-il justifier de ne pas prendre les mêmes mesures au sein de sa propre administration ? Avec un personnel dépassant les 15.000 personnes, le corps enseignant non compris, l’État est de loin le premier employeur cantonal. Il est donc évident qu’il lui est imposé de se comporter de manière exemplaire. Cette alternative apparaît d’autant plus nécessaire que l’État a la charge de gérer des lieux publics ou des lieux privés ouverts au public pour lesquels des exceptions à l’interdiction générale de fumer avaient été réclamées avec beaucoup de véhémence lors du débat parlementaire. En matière de fumée passive, le Canton de Genève a adopté, depuis 1996, une attitude proactive. À travers sa politique L’État sans fumée, mais pas sans fumeur, il a souhaité inciter tous les services de l’administration à bannir la fumée de leurs locaux, de sorte qu’aucun employé de l’administration ne soit exposé à la fumée passive. Cette politique passe par l’application de mesures techniques (ventilation adéquate, cloisonnement, etc.) et organisationnelles (création d’espaces fumeurs et suppression des cendriers en dehors de ces espaces), la définition de critères d’aménagement pour les espaces fumeurs (distance raisonnable et nombre suffisant, signalisation claire et identifiable, bonne ventilation) et la réalisation d’actions sur le comportement (information, sensibilisation, règles écrites). Cette approche sur une base volontaire a eu des résultats positifs et a indéniablement amélioré la situation, tout en montrant ses limites, singulièrement si on la compare avec la démarche de certaines institutions autonomes dépendant de l’État, tels les hôpitaux ou les universités, qui ont décidé de bannir complètement la fumée. La question de franchir le pas vers des options plus restrictives a été posée en décembre 2006. Il est symptomatique de noter que les termes du débat sont semblables à ceux ayant nourri les discussions parlementaires. Si la « donne » scientifique sur les méfaits du tabac est encore une fois largement admise, les discussions portent principalement sur la possibilité d’une interdiction généralisée, eu égard au principe de proportionnalité (n’est-il pas envisageable de créer des espaces fumeurs ad hoc, étanches et suffisamment ventilés ?) et surtout aux pertes de productivité économique augurées. Par rapport au débat politicolégislatif, ce dernier argument remplace celui d’une menace de diminution dramatique du chiffre d’affaires qui pèserait sur les propriétaires et les tenanciers d’établissements publics. Dans le cas de l’administration publique, les données probantes et les consultations d’experts ayant confirmé l’impossibilité d’éliminer complètement le risque sanitaire lors de la création d’espaces fumeurs, l’essentiel des discussions s’est alors concentré sur la question de la productivité. Dans cette perspective, l’unité d’EIS a été sollicitée pour apporter un éclairage scientifique. Sa légitimité acquise à l’occasion du pilotage de l’EIS sur la fumée passive et sa fonction officielle d’évaluation octroyée par le politique l’ont « naturellement » désignée comme l’intervenant le plus pertinent pour fournir une appréciation objective et équilibrée. Le principe d’autorité qui en a résulté a justifié l’utilisation de son analyse comme élément clef de la réponse aux craintes de pertes de productivité. Cette expertise a conclu que l’interdiction de fumer dans l’administration publique se traduirait par un bénéfice financier net, plus ou moins grand selon les hypothèses retenues. Le Gouvernement a été convaincu par les arguments présentés et l’interdiction de fumer dans tous les bâtiments de l’administration publique a été imposée à partir du 1er janvier 2008. L’évaluation d’impact sur la santé : de l’efficacité ponctuelle aux défis de l’institutionnalisation L’interdiction de fumer dans les lieux publics constitue un exemple particulièrement intéressant sur la manière dont l’EIS peut être utilisée pour alimenter le débat politique et public et contribuer au façonnement des politiques publiques. L’efficacité manifeste de l’EIS concourt à en consolider l’assise en tant qu’outil pertinent d’évaluation prospective en matière de politiques publiques. Toutefois, il convient de ne pas sous-estimer le rôle des facteurs contextuels favorables à son efficacité, pas plus que les difficultés inhérentes à son éventuelle utilisation sur une base plus systématique et élargie par les acteurs politico-administratifs du canton de Genève. En relation avec la dimension contextuelle, l’EIS réalisée a sans aucun doute bénéficié d’une configuration d’ensemble propice. En premier lieu, la relation causale scientifiquement bien établie, notamment entre les mesures préconisées par l’initiative populaire et les implications en termes de santé publique, a contribué à placer l’EIS dans un rôle de « résolveur de problèmes » venant confirmer à l’aide d’une analyse solidement étayée le constat sur les méfaits du tabagisme passif, très largement accepté au-delà des clivages partisans. En second lieu, la nature « idéologique » du débat politique, focalisée dès lors sur le terrain des valeurs a incité le Gouvernement à faire appel au système expert comme source d’autorité pour la rédaction des argumentaires, confirmant du même coup la pertinence des contenus proposés par cette même EIS. Enfin, l’utilisation par le Gouvernement de la fenêtre d’opportunité a permis à l’EIS d’être constamment en phase avec le processus décisionnel et d’augmenter ainsi ses chances de pouvoir l’influencer. Or, une telle configuration d’ensemble relève davantage de l’exception que de la règle. Tout d’abord, nombre de politiques (par exemple du logement, de la jeunesse, des transports) se caractérisent par une grande complexité et par leur interdépendance avec d’autres politiques. Dans ce cas de figure, l’EIS intervient davantage pour souligner les options a priori les plus favorables à la santé et pour sensibiliser les décideurs aux déterminants de la santé. Son efficacité peut tout au plus être qualifiée de générale et n’est pas de nature à lui accorder une priorité particulière parmi les outils de politique publique. Ensuite, la possibilité de suivre correctement le tempo du processus décisionnel exige généralement un dispositif plus ferme et plus élaboré que la simple exploitation d’une occasion ponctuelle d’action, aussi habile soit-elle. Cette exigence requiert que soient réunies certaines conditions, parmi lesquelles on peut citer à titre d’exemple :
  • Pouvoir anticiper régulièrement les principaux enjeux ;
  • Établir les modalités et éventuellement les priorités en matière d’évaluation ;
  • Disposer d’un solide réseau de collaborations au sein de l’administration aussi bien pour l’identification des objets à évaluer que pour leur appui en phase d’analyse ;
  • Réussir à mobiliser les ressources (humaines et financières) nécessaires au fonctionnement du dispositif d’évaluation. Plus fondamentalement, cette disposition soulève la question des modalités d’institutionnalisation de l’EIS.
À ce sujet, l’analyse critique de l’expérience québécoise en matière d’EIS a clairement souligné le caractère multidimensionnel, à la fois normatif et cognitif, institutionnel et politique, de la mise en oeuvre d’une disposition légale contraignante et qui appelle un changement de la culture organisationnelle de l’administration publique. Le défi du passage d’une logique administrative fonctionnant sur une base verticale et fortement cloisonnée à une logique horizontale, largement ouverte et participative, représente le principal défi à l’institutionnalisation réussie de l’EIS. La mise en perspective des expériences des collectivités locales suisses en la matière, dont celle de Genève a montré à l’évidence que ce changement « paradigmatique » exige que soient réunies un certain nombre de conditions. Il apparaît tout d’abord que la culture de l’évaluation elle-même se doit d’être consolidée dans la mesure où l’évaluation est pour une bonne part perçue aujourd’hui au sein de la fonction publique comme relevant du dispositif de sanction plutôt que de celui de l’amélioration continue. Des efforts permanents doivent être entrepris ensuite pour bâtir une définition commune et partagée de la santé, comme celle sur laquelle est fondée la méthodologie de l’EIS. Cette étape s’avère décisive pour lever l’ambiguïté latente quant aux intentions prétendument hégémoniques de la santé sur les autres politiques publiques. Dans le même ordre d’idées, le partage et la diffusion des connaissances sont préférables à la seule et systématique utilisation de l’expertise scientifique, à plus forte raison lorsqu’on prétend manier de l’information qui ne relève plus exclusivement d’une approche par les données probantes issues de la recherche épidémiologique et médicale. L’EIS doit enfin s’adapter à la multiplication des outils d’évaluation prospective, particulièrement en matière d’environnement et de développement durable, et expliciter sa spécificité et sa complémentarité par rapport à ces derniers. Cette réflexion sur la culture organisationnelle ne peut être dissociée de celle sur la disponibilité des ressources, humaines et financières, nécessaires à la mise en oeuvre de l’EIS. À ce propos, il faut souligner que les ressources disponibles ou mobilisables et le modèle général retenu pour l’élaboration de l’EIS sont interdépendants. À ce jour, les expériences suisses en matière d’EIS se caractérisent dans l’ensemble par une disponibilité de ressources relativement limitée, qui n’assure qu’un modèle de mise en oeuvre de l’EIS fondée d’une part sur la sélection d’objets ponctuels sur lesquels exécuter des évaluations et, d’autre part, sur la prédilection de l’approche d’évaluation rapide, moins exigeante en ressources et permettant de « décupler » le nombre d’évaluations. Le glissement vers un modèle plus systématique de sélection et de traitement des objets (politique, programme ou projet) par l’EIS implique une redéfinition dans l’allocation des ressources, notamment si l’EIS a le statut d’exigence légale. L’EIS se trouve dès lors confrontée à la question de son efficience. Sur ce point, les analyses coût-avantage réalisées à ce jour semblent suggérer que l’EIS rapporte plus qu’elle ne coûte. En conclusion, le défi qui attend le canton de Genève dans l’élaboration efficace de l’EIS réside dans la capacité à donner corps à son article de loi en tenant compte des contraintes liées à l’évolution de la culture organisationnelle et à l’allocation des ressources. Le règlement d’application de l’EIS, qui devrait voir le jour en 2008, précisera comment assumer cette tâche complexe. Les modalités de sa mise en oeuvre détermineront la place et l’importance que l’EIS aura dans l’avenir parmi les outils d’élaboration des politiques publiques.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 52 - avril 2010

Les pages ’actualités’ du n° 52

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Sources

Quelques sources utilisées pour construire ce cahier

– Guide pratique : Évaluation d’impact sur la santé lors de l’élaboration des projets de loi et règlement au Québec : http://publications.msss.gouv.qc.ca/acrobat/f/documentation/2006/06-245-01.pdf – Les expériences d’évaluation d’impact sur la santé au Royaume-Uni et leur traduction dans(…)

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