Mon spectacle devait sortir en février dans un théâtre que nous appellerons X. Or le directeur revient sur sa promesse verbale et annule quatre accueils de projets, dont le nôtre. Le théâtre Z alors me propose de venir chez lui, mais le spectacle devra sortir début décembre. Formidable, sauf que c’est deux mois plus tôt, et que le metteur en scène est peu libre et que le dramaturge a de sérieux problèmes de santé…
Le projet, à mes yeux, prend l’eau de toute part. Je dis à mes yeux parce que le metteur en scène n’exprime aucun doute, mais je vois bien qu’il n’en mène pas large et ma femme qui s’occupe de la production pousse à ce que le spectacle sorte malgré tout en pensant sincèrement que la création se tient et a du contenu. Moi, par contre, je trouve que le spectacle ne s’ancre pas suffisamment profondément. J’estime que le sortir à ce stade manque de sens. Et le sens je le perds.
Cinq jours à tenir
S’ajoute à cela une crise de couple, une fatigue, la pression… Et surprise : mon corps, ou plutôt mon corps et ma tête me jouent des tours : des pensées suicidaires s’invitent. Au début, de temps en temps. Par exemple l’envie fugace de donner un coup de volant vers le tronc d’un arbre, vers un fleuve… Heureusement très vite je peux réprimer cette zine. Puis ces pensées s’imposent chaque jour. Et j’ai beau me raisonner en me disant que j’aime la vie, ces pensées se multiplient, deviennent légion. Autre exemple : je fais un filage et pendant que je joue, je me demande ce qui se passerait si je me laissais tomber tête première dans la fosse d’orchestre. Ou quel air j’aurais si je fonçais tête première à toute enjambée contre le mur ? À la fin du filage on me dit que je n’étais pas là. C’est le moins qu’on puisse dire. Mais je mords sur ma chique et ne dis rien.
Je garde tout pour moi et me motive en me disant qu’il n’y a plus que cinq jours à tenir avant la première. Mais sur le chemin du retour surgissent les pensées de me jeter sous les roues d’une voiture puis d’un tram, passer sous une tondeuse, retirer la sécurité autour de la lame du mixe-soupe pour m’écerveler… Dans l’appartement, au quatrième étage, la fenêtre ouverte sur le vide m’appelle…
Là je me dis que ça va trop loin. Surtout qu’il y a peu un copain et moi, on s’était confié nos angoisses et entretemps, lui était passé à l’acte. Il s’était suicidé. Du coup j’en parle à ma femme. Effondré je téléphone à ma psychologue qui diagnostique : « décompensation avec pensées suicidaires compulsives dans un état d’épuisement professionnel ».
À ma demande de me mettre à l’abri de moi-même. Elle me demande ce qui me rassurerait en hôpital. Deux choses. La première : ne pas prendre de médicament. Elle me rassure que comme c’est moi qui suis demandeur, c’est à moi de choisir si je veux ou non être médicamenté. La deuxième chose qui me rassurerait : être près d’un arbre.
Une tragi-comédie
Ma psy et mon médecin de famille, à eux deux, arrivent à me dégotter une place dans un hôpital psychiatrique entouré d’arbres. Mais il n’y a de la place que pour le lendemain. Or je ne veux pas être livré seul à la saga de mes pensées suicidaires et surtout je refuse que ma femme se sente responsable de quoi que ce soit « si jamais »… À ma demande finalement ma psy et mon médecin obtiennent que le CHU de Namur m’accueille cette première nuit dans un lit aux urgences. La seule chambre libre est un cachot pour les prisonniers avec un hublot dans la porte pare-balle. Porte qu’il est impossible d’ouvrir de l’intérieur. Je le sais car une infirmière l’avait refermée par inadvertance. J’ai frappé à la porte épaisse et au bout d’un temps elle a fini par m’entendre et l’a calée pour qu’elle reste ouverte. Autant vous dire que le ballet incessant d’allées et venues des ambulances et des brancardiers m’a empêché de dormir. Je profite de cette nuit blanche pour réfléchir. Mes remords d’arrêter me quittent et je finis par ne plus regretter mon choix : faire un pas de côté. Sans doute à temps…
« Il »
Le lendemain j’entre dans une institution de soins spécialisés en santé mentale. Ma femme et moi sommes accueillis par la psychiatre avec qui je vais travailler. C’est la première fois de ma vie que ma femme parle de moi en disant « il » et sans me regarder alors que je suis présent… C’est un choc. Je le dis et ce n’est pas compris. C’est comme si ma parole n’a plus le même poids. Aujourd’hui encore, avec ma femme et mes enfants, mon avis a perdu de sa valeur. Il n’a toujours pas la même étoffe que le leur. Heureusement ce n’est pas le cas avec les amis ni les collègues. Mais revenons à l’hôpital où je décide de travailler tous les jours avec ma psychiatre. Déjà le jour même, le fait de ne plus lutter contre les pensées suicidaires, elles ne m’assaillent plus. Je peux en avoir du recul. En sourire même. J’apprends à mettre les balises pour que pareille situation n’arrive plus. À l’avenir je devrai veiller à toujours garder le sens de ce que je fais. Ce travail je le poursuivrai avec ma psy en dehors de l’hôpital pendant plus de deux ans.
Dans le couloir de l’hôpital, une pensionnaire de moins de dix-huit ans (la plupart sont jeunes) me reconnaît. Elle m’a vu jouer une pièce de théâtre tragi-comique avec l’école et elle avait adoré. On parle peu, mais bien. Elle me dit pourquoi elle est ici. Elle ne s’entend pas avec ses parents qui veulent qu’elle les écoute. « Et eux, pourquoi ne m’écoutent-ils pas ? Mes parents veulent m’armer pour la vie, mais moi j’ai pas envie de faire la guerre ! »
Pour beaucoup j’ai l’âge d’être le grand-père. La plupart me demandent très vite et plus d’une fois pendant la journée de les prendre « à bras » (dans les bras). Ils sont touchants, je suis touché. Ce qui me frappe, c’est qu’il n’y a jamais un mot de trop ni un mot de trop peu. Contrairement à nous dans la vie « normale » où l’on a tendance à trop peu dire ou trop en dire. L’une me dit qu’elle rêve d’un grand amour, qu’elle sait bien, qu’elle est un peu fleur bleue, qu’elle est une romantique, mais elle trouve qu’il n’y a pas assez d’amour dans le monde. Un autre : « Moi je veux pas d’enfant. Tu as vu comment ils prennent soin de la planète, ils la défrichent, la volent, la violent. Les oiseaux disparaissent mille fois plus vite que nature, qu’est-ce qu’on fera quand il n’y aura plus de chant d’oiseau ? » Une plus âgée : « Moi je suis ici parce que je peux pas vivre sans amour. Mon homme m’a larguée, il dit que laide comme je suis, je ne retrouverai jamais personne »… Or elle est loin d’être un laideron, que du contraire. Puis qu’est-ce qu’un laideron ? Qu’est-ce qu’une beauté ? Une autre me demande comment dire à un jeune patient qu’elle l’aime, mais qui n’arrête pas de parler aux autres femmes via Facebook. Je lui suggère de lui parler en direct… Elle me saute dans les bras et va tenter de surmonter sa timidité pour le faire. Un(e) autre me dit que ça se voit que je ne sais pas si elle est une femme ou s’il est un homme. « À la maison dans ma chambre j’ai déjà mon cercueil, mon épitaphe aussi : La vie une bonne chose de faite ! » On parle à cœur ouvert… de notre cœur. La seule chose qui nous importe ici, c’est l’amour, l’amitié, ceux qui habitent notre cœur, bref, l’Amour. Le reste… On apprend que dans la section fermée juste en face de la nôtre vient d’arriver une femme qui a tué son mari de quatorze coups de couteau de cuisine. Elle avait peur de ne pas l’aimer assez, peur de ne pas l’aimer jusqu’au bout… Ça nous fait vachement réfléchir. En silence.
Pourquoi ?
Le lendemain, à trois, on décide d’aller à la piscine en ville. On s’est motivé les uns les autres pour dépasser notre mauvaise petite voix : celle qui censure. L’une se trouve trop blanche, l’autre trop grosse et moi trop poilu. On décide plutôt d’écouter notre envie. Quand on descend muni de notre maillot, on nous dit que l’activité piscine est annulée. Je demande pourquoi nous n’avons pas été mis au courant plus tôt. Se rendent-ils compte de l’impact de ce non-respect ? Je constate aussi que seuls celles et ceux qui demandent de travailler avec un psy obtiennent un rendez-vous. « Ça doit venir d’eux »… Aussi j’invite mes « amis de maisonnée » à se prendre en main. Je suis aussi choqué qu’au repas les soignants mangent entre eux et ne se mélangent pas à nous. Les blouses blanches ensemble ? Je m’interroge sur le fait que ce n’est pas un grand chef coq qui fait la cuisine pour redonner le goût de manger et de vivre à tous ceux qui, par leur présence dans cette maison, témoignent que le monde ne tourne pas si rond qu’il le dit. Que du contraire. Et pourquoi ne pas participer à la vaisselle ? Pourquoi quand le lave-vaisselle est en panne, on nous donne des assiettes en plastique qu’on jette après, alors que cela révolte les jeunes qui ne croient plus en ce monde qui ne respecte pas « la terre notre mère » ?
Fermé en dehors des heures
Ce qui me frappe dès le début, c’est le cliquetis des clés. La douche est fermée à clé en dehors des heures. Qu’est-ce que ça veut dire « en dehors des heures » ? Les cabinets des médecins, des psys sont fermés à clé, la cantine et la cuisine sont fermées en dehors des heures, le petit salon fermé à clé, la salle de bricolage fermée à clé en dehors des heures d’activités. La salle des soignants est aussi fermée à clé, là où il faut frapper, attendre pour demander si on peut aller se promener, là où ils parlent entre blouses blanches. Pourquoi pas aussi avec nous ?
Je me souviens un jour que je me servais un verre d’eau à la cantine où on me dit qu’il est trop tard. Je regarde l’heure. 18 h 47. Or, l’horaire du souper est limité entre dix-huit heures et dix-neuf heures. On me rétorque que la fin du service est annoncée à 18 h 45. Je réponds que ça ne vient pas à deux minutes et qu’on peut rester à la salle à manger jusqu’à dix-neuf heures. Mais non, l’intransigeance est la mesure.
Un soir, l’infirmière à qui je demande de prendre ma tension comme me l’avait suggéré le médecin au matin refuse de la prendre… Comme elle n’avait rien reçu comme consigne de celui-ci, elle ne me croyait pas. Je lui ai dit qu’elle pouvait vérifier le lendemain, non, sans consigne c’est non. « Qu’est-ce que ça vous coûte de le faire », lui ai-je demandé. Elle m’a rétorqué : si tout le monde me le demande je ne m’en sortirai pas. Alors que personne d’autre que moi le lui demandait…
La quille !
Je suis le seul à me promener dans le bois et chaque fois que j’en reviens on me demande si j’ai encore vu le chevreuil, le pic-vert… Une jeune femme vient me trouver en courant, elle vient d’obtenir un travail de factrice. Elle va pouvoir sortir. « La quille ! Et toi ? » Moi je sortirai très vite parce que, me dit-on, je m’y suis pris à temps. Souvent, me disent les soignants, les patients ont attendu trop longtemps, viennent quand c’est trop tard. Pourquoi ? À cause du regard des autres ? Il est vrai que moi j’avais peur de ne plus jamais être repris. Dans aucun théâtre. Et bien non, j’ai déjà joué près d’une centaine de fois Rage dedans qui est cette histoire. Je voulais témoigner de toutes les beautés que j’y ai vues. Des cœurs des femmes et des hommes que j’y ai rencontrés et qui devraient éclairer la marche de notre monde.
Ça vous semblera peut-être curieux, mais j’affirme que je suis heureux d’avoir vécu cette aventure, heureux d’en être sorti et surtout pas à n’importe quel prix. Car je suis retourné dire bonjour à mes « camarades » de maisonnée. J’y ai revu la rebelle qui ne voulait pas faire la guerre quand ses parents ne songeaient qu’à l’armer pour la vie. Elle sortait le lendemain, mais elle avait perdu la pétillance dans ses yeux, la vivacité de ses pensées simples, justes. Elle était cassée. Comment peut-on médicamenter sans respecter la personne ? Certains soignants me diront que je, nous les avons fait réfléchir. Je les crois. Mais est-ce que cela suffit ?
Cet article est paru dans la revue:
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