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David Murgia : « Un artiste, un auteur raconte bien plus de choses sur l’humanité quand il choisit des personnages en situation extrême de fragilité »


Santé conjuguée n°99 - juin 2022

Le comédien joue Pueblo, un texte d’Ascanio Celestini qui met en scène une galerie d’invisibles, de personnages, de gens que nous croisons tous tous les jours dans la vraie vie, sans les voir. Une clocharde qui ne fait pas la manche sur le parking d’un supermarché, un manutentionnaire africain sans papiers, une caissière, un gitan, une tenancière de bar…

Comment un tel récit vivant se construit-il ?

D. M. : C’est un mélange de rencontres et de poétisation, de romance, pour essayer de donner une vie complexe et quotidienne à des personnages que l’on ne voit même pas, des invisibles que l’on ne croise que dans des chroniques, aux informations, quand il s’est passé quelque chose de scandaleux. Ce sont aussi des interviews sociologiques, anthropologiques sur des manutentionnaires africains sans papiers en grève par exemple. Tout un travail sur la précarisation des métiers depuis les années 2000, les call centers, un mouvement du monde du travail qui ne va pas en se structurant. Les interviews ramassent de la matière concrète, l’idée de l’auteur étant de rendre une culture et une vie, quelque chose d’ordinaire, de proche, à des gens dont on a l’impression, quand ils apparaissent dans les journaux, qu’elle n’est qu’exceptionnelle.

C’est une écriture très orale, elle contribue à la proximité souhaitée ?

Le stylo et le papier viennent vraiment très tard, voire jamais, comme dans la tradition et le théâtre de narration qui est assez répandu en Italie, ou comme les contes en francophonie. C’est du théâtre-récit. La volonté est de garder une langue vivante ; elle fonctionne avec ce que le narrateur voit, avec ce qu’il sait, avec ce qu’il perçoit et donc les mots se choisissent un peu différemment chaque jour. Cette écriture permet aussi d’identifier des personnes plus proches du narrateur que des personnages imprimés. Ces personnages deviennent vite des gens que l’on peut croiser ici, au coin de la rue. C’est comme si dire était écrire. Les mots se réimprovisent, et les rapports de force dans l’histoire sont toujours les mêmes.

Ce qui se passe dans Pueblo, c’est ce qui se passe ici et maintenant ?

On se situe dans une périphérie urbaine et humaine à travers laquelle passent des personnages, où se déplient des trajectoires de personnes qui sont en marge, qui sont – que ce soit pour la santé, pour la culture, pour l’accès aux services publics – éloignées des centres d’intérêt du capitalisme : des travailleurs sans papiers, des travailleurs qui gagnent un salaire de merde pour un travail de merde, qui vivent dans l’indignité, mais qui sont constamment menacés de perdre le peu qu’ils ont, de perdre les droits qu’ils n’ont pas.

La visée politique et sociale du texte est manifeste. C’est l’objectif ?

L’enjeu du théâtre n’est peut-être pas de dénoncer, en tout cas pas premièrement d’avoir cet objectif politique. Ces populations, l’auteur dit qu’il les met dans ces histoires parce qu’elles sont plus fragiles. Un artiste, un auteur, dans la littérature ou au théâtre, raconte bien plus de choses sur l’humanité quand il choisit des personnes en situation extrême de fragilité, bien plus qu’avec un président de conseil d’administration en costume-cravate par exemple, qui peut, lui, cacher certains aspects de sa vie. La clocharde sur le parking du supermarché n’a pas de masque à sa disposition et donc elle en raconte plus sur notre humanité.

Montrer cette réalité est essentiel ?

L’enjeu est moins de dire au public quelque chose qu’il ne sait pas ou de changer sa façon de penser que de faire un portrait qui va l’interpeller. C’est l’espoir de créer du doute – comme devant une peinture –, de créer de l’imaginaire devant une situation sociale, d’avoir un regard neuf, rafraîchi.

Comment sensibiliser des gens qui ne fréquentent pas les théâtres ?

C’est la question que l’on pose souvent ! « Tout le monde ne va pas au théâtre », « Tu joues devant un public acquis. » D’abord je ne joue pas du tout devant un public acquis, je ne joue pas du tout devant un public qui remet en cause le capitalisme, pas du tout. Quand je joue à Paris au Théâtre du Rond-Point sur les Champs-Élysées, par exemple, je joue devant un public qui se dit ou qui se croit acquis, mais qui ignore sa violence, qui la cache, qui la nie. C’est très intéressant de jouer devant la bourgeoisie, c’est très intéressant aussi de jouer pour des gens qui sont habitués au théâtre, d’amener ces histoires-là dans ces endroits-là. Ce sont des spectacles qui parlent de notre violence à nous, Blancs, classe dominante, la violence que, nous, nous produisons et que souvent nous, qui sommes de gauche, tolérons et à laquelle nous participons. C’est parfois très bien de jouer devant les violents plutôt que devant les violentés ! Et ce qui est intéressant aussi c’est de mélanger les deux, d’aller aussi au piquet de grève ou dans un squat ou dans un bar. Ce sont des spectacles dont la forme et la technique sont très légères. Deux projecteurs, un accordéon, cela peut se jouer un peu partout… Et c’est ce que l’on fait avec la compagnie, on essaie de sortir des théâtres.

Le public vous adresse des commentaires ?

Ce qui ressort souvent des échanges avec la salle après la représentation, c’est la manière dont le public voit – j’en suis assez content, car c’est un des objectifs que je me donne avec ce spectacle. La qualité des mots dits crée des images. La particularité du théâtre permet que chacun voie sa propre histoire, son propre personnage, sa propre clocharde, sa propre cabane sur le parking du supermarché. Voir les choses met le spectateur dans une dynamique d’action.

La clocharde « ne fait pas la manche » : le préciser, c’est une question de dignité du personnage ?

Cela permet de jouer avec d’autres perceptions. On se demande pourquoi elle ne fait pas la manche, certaines pensent qu’elle est riche, qu’elle a de l’argent de côté… Que s’imagine le spectateur à propos des personnages ? On entre ensuite dans le détail de leur vie, de leur passé. La clocharde qui ne fait pas la manche, son activité principale, on ne la voit pas : la nuit, elle récolte des déchets dans les containers et les donne à un gitan contre quelques pièces de monnaie. Elle range les caddies et le magasin lui donne en échange des produits périmés… La vérité, on la découvre dans le spectacle, mais sans savoir si c’est vraiment vrai, car c’est le narrateur, le personnage qui raconte qui se met lui-même à imaginer pour se rapprocher de la vie de ces gens qui sont tenus à l’écart. Pour essayer de comprendre comment ils vivent la réalité du travail, la réalité sociale. C’est un acte de rapprochement, un acte de compassion. C’est en essayant d’imaginer, d’écouter, de ressentir ce que l’autre en face de moi peut vivre que je vais commencer à comprendre réellement ce qu’il est en train de vivre. C’est le mouvement du narrateur vers ses personnages. Et cela peut aussi être celui du spectateur vers la société.

Cette notion de périphérie, cette exclusion, à l’heure actuelle, on sent que beaucoup s’en rapprochent…

Nous sommes tous prochainement potentiellement les personnages de Pueblo… Ce sont vraiment les derniers, les broyés du capitalisme. Ceux qui portent le poids le plus lourd, ceux qui peuvent travailler douze heures par jour pour la moitié de notre salaire, sans reconnaissance aucune et même en étant constamment menacés par la police… Ce sont ceux qui n’arrivent pas jusqu’à chez nous parce qu’ils meurent en Méditerranée, des gens qui n’ont même pas de nom, pas de visage. C’est ce que notre société et nous nous cautionnons, c’est le capitalisme comme il fonctionne aujourd’hui. Mais ce n’est pas encore tout à fait nous… On aime à se dire que le narrateur du spectacle n’est pas comme la clocharde, mais donnons-lui encore un mois ou deux et il pourrait le devenir. C’est précisément ce qui le rend attentif. Attentif aux autres. C’est un mécanisme du capitalisme moderne que l’on observe souvent : les classes précaires préfèrent marcher sur les classes qui sont en dessous d’elles et ressembler davantage à celles qui sont au-dessus plutôt que de créer des solidarités. Tout pour ne pas être le dernier.

La porosité entre la scène et la vie est une évidence ?

Oui, ce sont des personnages et des territoires que je vois, que j’ai observés. Plus je vois de choses, plus le spectateur peut en voir. C’est important pour moi de travailler ce qui est actuel dans une classe populaire, dans une classe travailleuse. Des mots comme « capitalisme », « classe ouvrière », « lumpenprolétariat » que l’on n’utilise plus, qu’est-ce que ça veut encore dire aujourd’hui ? On discute beaucoup de l’intermittence par exemple, celle du statut des artistes en particulier, mais nous sommes dans une société qui crée de plus en plus d’intermittents, qui n’arrête pas de fragiliser les droits au travail. Ces gens qui roulent à vélo pour nous apporter nos pizzas, ces gens qui nettoient nos toilettes contre des tickets services… Cette fragilisation, c’est l’avenir du travail.

Cette conscience politique et sociale traverse l’ensemble de votre parcours de comédien ?

Ces questions politiques et sociales traversent tout ce que je fais en plateau, mais je ne crois pas qu’elles doivent être l’action première, ce qui me met en mouvement. Je ne vais pas affronter un texte comme celui de Pueblo ou un autre pour dire ceci ou pour changer cela, sinon je me trompe de moyens politiques pour le faire et je rends sans doute aussi un piètre service à l’art parce que je ne vais pas attaquer la complexité humaine par le bon bout.

L’art est cependant un vecteur d’édification, non ?

L’art peut nous enrichir de la condition humaine et ça, c’est politique. Ça m’intéresse de comprendre pourquoi une société si inégalitaire passe son temps à nous dire qu’elle ne l’est pas du tout. Pourquoi la société passe-t-elle son temps à nous dire que nous avons l’égalité des chances, que nous avons tous les mêmes droits ? Qu’est-ce que c’est que ce mensonge ? Qu’est-ce qui se cache derrière ? Comment ça fonctionne ? Pourquoi l’un a droit à ceci et l’autre pas ? Ces questions m’ont toujours intéressé et je trouve qu’elles racontent beaucoup de nous. Elles racontent beaucoup de la violence : qu’est-ce que je cautionne même activement à force de ne rien changer ? Je milite aussi politiquement dans la vie sociale. Tout ce que j’apprends en racontant nourrit ma vie et ce qui nourrit ma vie me permet de mieux raconter.

Cet article est paru dans la revue:

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