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Carine Thibaut : « Les luttes ne s’arrêtent jamais parce qu’elles sont dans la continuité d’un débat sur l’injustice, sur l’inégalité »


Santé conjuguée n°99 - juin 2022

Greenpeace défend activement l’environnement depuis un peu plus de cinquante ans, mais son champ d’action s’étend à de nombreux autres pans de notre société. La porte-parole de l’antenne belge de l’ONG en rappelle les valeurs.

 

 

On connait les actions spectaculaires de Greenpeace pour sauver les baleines ou empêcher des essais nucléaires. Quel est son terrain d’action aujourd’hui ?

C. T. : Le gros enjeu international d’aujourd’hui, c’est le climat : comment réduire de 50 % nos émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 et les ramener à quasiment 0 % d’ici 2050 ? C’est un changement civilisationnel gigantesque qui demande évidemment de repenser l’être humain et ses liens avec les écosystèmes, la nature, et de concevoir un meilleur équilibre. Et puis la question sociale, aussi, qui est au cœur de ces enjeux, se matérialise par les débats sur la transition juste : comment faire pour accompagner les travailleurs, les travailleuses, et les secteurs les plus polluants ? Comment avoir des emplois verts de qualité décente et comment intégrer la question de l’inégalité hommes/femmes, du racisme structurel, de l’impact des politiques climatiques sur les plus précarisés ? Comment construire un mouvement d’alliance plus vaste ? Greenpeace est une organisation de justice environnementale, cela inclut la justice sociale et la transition juste.

Quelles sont les campagnes en cours ?

Nous en menons trois en ce moment en Belgique. L’une sur les énergies fossiles. Sortir des énergies fossiles, c’est la seule chose raisonnable à faire si l’on veut rester en deçà d’une hausse des températures de 1,5 degré. Nous travaillons sur l’interdiction de la publicité des entreprises d’énergies fossiles et de tous les produits les plus polluants, et sur l’interdiction de leur mécénat. Elles utilisent les mêmes stratégies que l’industrie du tabac à l’époque pour empêcher une régulation de leurs activités alors qu’elles sont au courant de leurs effets sur la santé. Elles ont une responsabilité puisqu’elles continuent à investir dans le fossile alors qu’au niveau mondial la pollution atmosphérique tue aujourd’hui plus que le tabac. La deuxième campagne vise une agriculture résiliente qui à la fois protège la nature, permet aux agriculteurs et agricultrices d’en vivre bien et offre une alimentation saine. La troisième campagne interroge les liens entre l’être humain et la nature. Nous voulons protéger les droits humains ainsi que la biodiversité, en sortant des systèmes d’oppression qui les menacent. Nous travaillons directement avec les actrices et acteurs de terrain qui s’opposent aux projets qui détruisent les écosystèmes. Cela va du soutien à « Stop Ali Baba » à Liège, à des actions en Flandre contre l’entreprise 3M qui est responsable d’un énorme scandale de pollution. Greenpeace est très active avec les habitants concernés pour porter plainte, bloquer de gros travaux… Les actions de désobéissance civile non violentes spectaculaires sont toujours dans notre ADN, mais nous recourrons aussi au lobbying, nous réalisons de plus en plus d’investigations et de rapports d’analyse. Nous menons un important travail de communication et un travail avec des groupes de volontaires et d’activistes, de soutien de mouvements citoyens pour construire des mobilisations de masse.

De belles victoires ?

La première, c’est que la préoccupation climatique est particulièrement forte pour la plupart des Belges et des Européens. C’est un mouvement général auquel Youth for climate et Greta Thunberg ont largement participé. Plus concrètement, Greenpeace a fait condamner la Région flamande à revoir ses plans en matière de qualité de l’air. Près d’Anvers, nous avons réussi à bloquer à deux reprises des travaux sur un site pollué, évitant de la sorte d’augmenter la dissémination de la pollution. Greenpeace est depuis toujours très active sur la question du nucléaire, pour rappeler les risques liés à ce type d’énergie et les enjeux que cela pose pour des milliers d’années. Cinq réacteurs nucléaires vont bientôt être fermés – les deux qui resteront auraient dû l’être aussi, c’est une semi-victoire, mais on vient de très loin.

Cela signe la fin du nucléaire en Belgique ?

C’est difficile de prédire la politique énergétique belge – qui est une catastrophe –, mais plusieurs éléments sont sûrs. Avec la guerre en Ukraine, la dépendance aux énergies fossiles n’a jamais été aussi claire et il y a dans ce débat-là deux tensions, d’un côté – c’est là que se situe Greenpeace – l’absolue nécessité de réduire notre consommation d’énergie. Cela passe par l’isolation des bâtiments, l’efficience énergétique et le tout au renouvelable. De l’autre, il y a ceux qui souhaitent le retour au charbon ou la diversification : aller chercher du gaz de schiste (qui est aussi désastreux au point de vue climatique) aux États-Unis ou au Qatar… En tout cas, un mouvement sociétal est enclenché, et à nous de le construire.

Comment réussir à intégrer les enjeux d’environnement, de santé, une énergie renouvelable et le revenu de la population ?

Un premier niveau est de soutenir les gens qui sont dans des situations terribles. Des situations qui préexistaient à la crise actuelle : une famille sur cinq en Belgique, une sur quatre à Bruxelles et en Wallonie, était déjà en précarité énergétique, avait du mal à payer ses factures et se retrouve maintenant obligée de réduire sa consommation. Des gens qui ne peuvent pas se chauffer le matin avant que les enfants aillent à l’école alors que les grandes entreprises d’énergie – depuis le début de la crise qui a commencé avant la guerre en Ukraine – ont enregistré des profits historiques et continuent d’en faire puisque le marché de l’énergie est un marché libéralisé qui fonctionne en partie sur la spéculation. Greenpeace est en faveur de la taxation des surprofits de ces entreprises, une chose qui a déjà été faite après la Seconde Guerre mondiale par le gouvernement Van Acker. Il y a déjà eu des taxations bien plus importantes des entreprises qu’aujourd’hui. L’État doit aller chercher des fonds là où il y en a. Et il y en a clairement auprès de ces grandes entreprises d’énergie. Aussi, sur les factures du gaz, on paie une partie de taxes qui ne devraient pas s’y trouver : des taxes de contribution aux énergies renouvelables par exemple, qui devraient être renvoyées au système fiscal, qui est plus juste parce que basé sur les revenus de chacun. Ce sont des éléments pour lutter contre les inégalités sociales qui ont un impact sur le climat. Car nous savons que plus les sociétés sont inégalitaires, plus elles appauvrissent les ressources sur lesquelles elles vivent. Le modèle actuel tend vers une consommation luxueuse de plus en plus importante.

Comment construire des politiques publiques à la fois climatiques et sociales ?

Il faut sortir d’une logique d’austérité. En Belgique, la question du climat demande a minima 2 % d’investissement du PIB. Donc il faut de l’investissement public, sinon on ne va jamais y arriver. Pour une transition juste, il faut analyser où des emplois vont se créer et revoir la formation professionnelle, la formation technique ; il faut recréer des emplois locaux dans l’agriculture biologique, les circuits courts, l’isolation des bâtiments. L’isolation des bâtiments est un bon exemple de politique win-win. Greenpeace demande un plan Marshall sur cette question.

On ne peut isoler une problématique environnementale, économique ou sociale sans traiter l’ensemble ?

Le climat demande un changement systémique. Sur la question de la ruralité par exemple, nous sommes face à un double enjeu. En matière de mobilité, Greenpeace n’est pas en faveur du remplacement des voitures thermiques par des voitures électriques. Ce n’est pas cela le débat. L’enjeu, c’est de renforcer la mobilité active – évidemment en ville ce sera plus rapide –, de renforcer le transport public, de renforcer l’usage des voitures partagées et d’autres types de mobilité. Il faut aussi repenser l’aménagement du territoire, on l’a vu lors des inondations mortelles de l’été dernier. Le modèle de la maison quatre façades est arrivé en bout de course : on n’arrivera jamais à offrir tous les services publics à tout le monde dans ce système qui est basé sur la voiture. C’est un aménagement du territoire qui est problématique en termes de résilience face aux changements climatiques : nous allons vivre les changements climatiques, les canicules, les inondations. C’est une certitude.

Être militant climatique aujourd’hui, c’est un mode d’action efficace ?

Greenpeace existe depuis un peu plus de cinquante ans. Ça veut dire que nous ne sommes ni dans un sprint ni dans un marathon, mais dans les deux à la fois. Nous devons aller très vite, en tout cas sur la question de l’urgence climatique : toute réduction de gaz à effet de serre et toute diminution d’un dixième de degré comptent pour limiter le nombre de victimes, de morts et les dégâts. Et en même temps, nous sommes sur une durée d’un siècle. C’est l’histoire des luttes, les luttes ne s’arrêtent jamais, parce qu’elles sont dans la continuité d’un débat sur l’injustice, sur l’inégalité. Pour Greenpeace, au moment de sa fondation, l’enjeu était de créer un mouvement environnemental à la hauteur de mouvements féministes et des mouvements de droits civiques des années 1970, de créer un mouvement environnemental de même niveau qui pose la question de la protection de la nature et du climat. Aujourd’hui, les questions se posent un peu différemment, mais ces luttes sont toujours d’actualité. Les jeunes générations sont sur les épaules des anciennes, comme le disait Angela Davis lors de son passage à Bruxelles en avril dernier. On ne peut tout de même pas dire que rien n’a changé… Rien qu’à l’Union européenne, la question du Green Deal, la loi climat… Même la N-VA, pour qui la rationalité économique prime, a été obligée d’avancer en sortant un plan climat à la COP 26, certes insuffisant et peu ambitieux, mais on sent une pression autour de cette question. Être militant aujourd’hui, c’est être capable d’être radical, convaincu et déterminé, et en même temps avoir conscience que c’est un combat de longue haleine.

Comment instiller les valeurs écologiques dans tous les partis ?

Greenpeace n’a jamais d’ennemi ni d’ami permanent. Sur certains dossiers nous pouvons être en désaccord avec les partis écologistes et plus proches sur d’autres. Sur la taxation des multinationales d’énergie, par exemple, on est plus proche du PTB. Sur la crise climatique et vu les limites de la concertation entre les différentes entités, les libéraux flamands proposent dans la prochaine réforme de l’État d’instituer un arbitre qui pourrait faire avancer le dossier… Pour Greenpeace, la question du climat, de la protection de la biodiversité, d’allier environnement et social doit évidemment se trouver dans tous les partis. À ce niveau-là, il y a du travail d’interpellation directe, de lobbying… On sait qu’il se produit un phénomène de bascule quand 25 % de la population défend quelque chose. On a besoin de suffisamment de gens déterminés pour que le débat s’étende à tous les repas de famille. Et on voit que socialement ça bouge un peu partout. Il y a plusieurs limites à une économie fondée sur une croissance infinie. Les deux premières sont les ressources planétaires et le changement climatique. Mais pas seulement : nous entrons dans une ère d’épidémies si nous maintenons une destruction structurelle de la biodiversité et des écosystèmes. Et l’autre limite sur laquelle on tombe, c’est la question sociale. Nous avons besoin de construire un imaginaire qui allie le relèvement des planchers sociaux et le respect des limites planétaires. Non pas une croissance économique, mais une société du bien-être.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°99 - juin 2022

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