A l’aide de cartes, on peut mettre en perspective une consultation.
Tout a commencé par la réflexion d’un interne : « Tu me parles des préférences et des attentes du patient, je ne comprends pas ce que tu veux dire ». Nous étions en entretien de supervision, cet étudiant finissait ses études, et je découvrais avec stupeur qu’une notion aussi importante et évidente pour moi lui était étrangère. Pour lui, la médecine était une science ; en tant que médecin, il « savait » et le patient « recevait » ou devrais-je dire « subissait » ce savoir. Les seuls mots accordés au patient étaient du registre de la sémiologie en réponse à l’interrogatoire médical, puis LE médecin lui indiquait ce qu’il devait faire : suivre ses conseils, prendre son traitement… Le patient était un « corps souffrant » qu’il fallait soigner ou, au mieux, un « individu à soigner » passif et docile, en aucun cas un « sujet » acteur de la consultation, du soin, de la décision. Les trois branches de l’« Evidence Base Medicine »* Comment introduire le doute, le questionnement de l’autre et de soi-même ? Apporter les outils d’une réflexion, tout en laissant l’interne suivre son propre cheminement ? L’aider à aborder la complexité, sans qu’il se sente perdu, à explorer la richesse des interactions sans qu’il se sente agressé ? Comment lui donner les outils d’une analyse critique de l’information médicale ? Ce sont aussi les interrogations de mes confrères, maîtres de stage se sentant parfois perdu dans les entretiens de « rétroaction pédagogique », qui m’ont amenée à imaginer une carte, outil pédagogique, permettant de structurer la supervision. Cela aurait pu être un autre modèle, qu’importe, l’essentiel est de « réfléchir sur » (en javanais pédagogique, « se mettre en métacognition »). Les cartes heuristiques (origine grecque : l’art de trouver) offrent un outil qui met en arborescence différents éléments, permettant de structurer et/ou de faire émerger de l’information, de noter les liens, de réfléchir sur ce qui s’est joué. La carte conceptuelle que j’ai dessinée est fondée sur les trois éléments de l’Evidence Base Medicine : l’utilisation des meilleures données actuelle de la recherche, le contexte clinique, les préférences et attentes du patient. L’Evidence Base Medicine est malheureusement souvent réduite « aux données de la science », à la capacité d’aller chercher une information fiable et validée d’un bon niveau de preuve : les étudiants ignorent souvent les deux autres éléments du triptyque : le contexte clinique dont le médecin en tant qu’individu fait partie intégrante, et les préférences et attentes du patient.
Voici quelques exemples concrets ce travail.
Ne croyez pas que les internes font de jolies
cartes sur ordinateur ! A la fin de la consultation,
ils utilisent du papier et des crayons, cartographiant
les éléments essentiels dans un
premier jet. Pendant la supervision, nous la re-
crayonnons à souhait.
• Mme A. arrive en urgence, au milieu des
consultations programmées, « J’ai un oedème
de Quincke » articule-t-elle, le propos empâté
par une langue qui a doublé de volume. Sa prise
en charge va durer toute la matinée par des
allers-retours entre le cabinet et la salle d’attente.
Lisons ensemble la carte que l’interne a faite :
« Elle était survoltée, logorrhéique. Je me suis
sentie submergée, incapable de réfléchir, envahie
par le flot de paroles ininterrompu qui m’assaillait.
En même temps, j’avais l’impression
d’être manipulée ». Comment réfléchir dans
une telle situation ? Doit-elle l’hospitaliser ou
peut-elle la prendre en charge au cabinet ? Les
données de son examen, les informations du
dossier, la surveillance qu’elle va organiser lui
permettent de décider d’un traitement et d’une
surveillance en salle d’attente. Elle achèvera
cette interminable consultation, dans un sentiment
de peur et de colère, devant une dernière
demande remettant en cause la prise en charge
qu’elle a faite. « En dessinant ma carte, j’ai
pris conscience de tous les sentiments qui m’ont
agitée et parasitée ».
La supervision portera sur les ressources qu’elle
a mobilisées pour garder son calme, sur les
recherches à faire sur ses interrogations
diagnostiques, puis sur le difficile travail de
relation d’aide face à cette patiente, ressentie
comme manipulatrice, générant des sentiments
très négatifs chez le médecin.
• Mr B. consulte pour une toux. Comment A.
en dessinant sa carte se trouve confronté à ses
peurs.
« Je n’étais pas sûr de vouloir faire une carte,
c’était une consultation tellement banale et puis
en la dessinant je me suis rendu compte de ce
qui s’était passé. Il toussait avec une auscultation
de bronchite, j’ai été vérifier sur Internet,
et je l’ai mis sous antibiotique. En fait, il a
commencé à m’expliquer que son père était
mort d’un cancer du poumon. Moi, j’ai toujours
peur de me tromper, de passer à côté du bon
diagnostic, je pense toujours au pire ; alors nos
peurs sont rentrées en résonance. J’ai prescrit
pour me rassurer, les antibiotiques, une radio
pulmonaire.»
La supervision a porté sur l’analyse critique des
documents de recherche. « Finalement, je me
rends compte que je voulais le mettre sous
antibiotique, alors j’ai été chercher un article
qui me confortait dans ma décision. ». Nous
avons commencé un travail réflexif sur ses
peurs et leurs influences dans ses prises de
décision, mais reconnaissez qu’il avait déjà bien
analysé la situation en écrivant sa carte.
* Melle B. demande un renouvellement de pilule
en fin de consultation : « C’est agaçant !…».
Mais on peut aller plus loin : c’est ce que font
des externes en groupe d’échange de pratique.
Le groupe a bien discuté, mais l’analyse
s’enlise. Caroline a pris goût aux cartes pendant
son stage d’externe. Elle propose de dessiner
la consultation, en particulier la branche « désirs
et attentes de la patiente ». La seule information
présente est l’attente d’une contraception. Les
branches vides demandent à être complétées :
que sait-on de son contexte social ? « Peut-être
a-t-elle des problèmes financiers, c’est pour ça
qu’elle essaie de faire deux consultations en
une ? ». « Si c’est financier, il faudrait peut-
être l’orienter vers une demande de Couverture
maladie universelle (CMU) ! ». « Comment on
fait une demande de CMU ? ». Que sait-on de
son histoire, de ses peurs ? « Peut-être a-t-elle
peur de l’examen gynéco ? ». « Peut-être
qu’elle a un passé qui explique sa peur ?».
Quels sont ses savoirs, ses croyances ? « Peut-
être qu’elle manque d’information ? ».
« Comment peut-on donner une information et
être sûrs qu’elle est bien passée ?».
La supervision a donc consisté ici à réguler les
échanges d’un groupe devenu dynamique et
questionnant.
Voici quelques-unes des questions que l’étudiant
va pouvoir se poser, seul ou avec l’aide
de l’enseignant, progressant dans son évaluation
personnelle et dans sa formation.
L’enseignant ne transmet pas un savoir : il aide
l’interne à structurer sa propre recherche.
Ainsi, nous abordons les prémisses de la systémique,
commençons une incursion en anthropologie,
discutons sur le diagnostic éducatif,
réfléchissons sur la relation d’aide. A l’étudiant
de poursuivre ses recherches, de s’interroger,
accompagné et guidé par l’enseignant dans son
travail de réflexion.
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 46 - octobre 2008
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