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Pourquoi faut-il se parler autant ?


Santé conjuguée n°89 - décembre 2019

D’où vient cette fureur de la collaboration ? Et quelle est encore la place des prestataires et des patients dans ces systèmes complexes ? Est-ce qu’on manque la cible ?

Le vieillissement de la population, la croissance des inégalités sociales, les phénomènes migratoires et la crise climatique engendrent des situations sociosanitaires qui se répercutent sur le système de santé. À Bruxelles par exemple : 23,8 % de personnes isolées, des disparités énormes entre communes (taux de chômage de 24 % à Saint-Josse contre 9 % à Woluwe-Saint-Pierre, écart d’espérance de vie de 2,5 ans entre les communes les plus pauvres et les plus riches), un enfant sur quatre grandit dans un ménage sans revenus du travail, de nombreuses pathologies métaboliques ou respiratoires en lien avec la qualité de l’air… La ville concentre une grande précarité, beaucoup de gens en détresse psychique, et cela pèse lourd sur les épaules des professionnels de santé qui ne savent plus par quel bout aborder des situations aussi complexes. En Wallonie, qui n’est pas en reste en matière de précarité, l’impact du vieillissement de la population et celui des professionnels de santé (surtout des médecins généralistes) menacent l’équilibre du système. Il faut donc le rendre plus résilient à ces phénomènes, et pour changer : il faut collaborer.

Noyés dans les structures

Face à ces défis, les politiques et les organisations créent des réformes, des fusions, des projets pilotes pour tester de nouvelles manières de fonctionner. La logique est bonne : faire communiquer les professionnels et les patients, partager les compétences : bref tout ce que les maisons médicales et tant d’autres revendiquent depuis près de quarante ans. Ce qui pose problème n’est pas l’intention, mais la manière. Comme toujours dans notre petite Belgique, c’est « chacun à sa sauce ». Mais sans chef de cuisine, tout cela manque de liant. Prestataires et patients se retrouvent au centre de réformes fédérales (réforme 107 en santé mentale, projets pilotes maladies chroniques…), régionales (réforme premières lignes flamande et francophone à Bruxelles, réformes au niveau de l’Agence pour une vie de qualité en Wallonie) et locales (création de réseaux en tout genre). Mon patient a un diabète ? C’est un trajet de soin, via un réseau local multidisciplinaire. Il a un problème de santé mentale ? Hop, vers le réseau santé mentale, après être éventuellement passé par un « psy de première ligne » pour l’aiguiller. Il a une situation complexe et chronique ? Un projet pilote, s’il est dans la bonne zone. Et s’il a tout ça en même temps ? Eh bien, pas de chance ! Parfois, ces réformes impliquent la première ligne malgré elle : hospitalisations à domicile, retours précoces après accouchement sans moyens supplémentaires pour les recevoir… La liste est longue.

Des alibis

Chaque réseau voulant développer « la participation » et la « coconstruction », il invite les professionnels et les patients à des réunions de coordination toujours plus chronophages. Plus grave, il y a l’effet « pot de fleurs » : inviter des associations de patients ou de professionnels sans leur donner les moyens de prendre une réelle place (horaires impossibles, pas de moyens financiers ni de formation). Depuis quelques années, les associations de patients se voient ainsi conviées à toutes sortes de réunions très locales ou de politique fédérale, car le monde s’est subitement rendu compte que les patients pouvaient avoir un avis. Non préparées à cette nouvelle façon de les inclure, ces associations semblent débordées, même si elles militent de leur côté pour se faire une vraie place bien méritée. Côté organisation, on se désole : « plus personne » ne veut s’investir, se mettre dans tel groupe de travail. Mais il faut bien qu’il y ait des gens sur le terrain pour bosser sinon plus rien ne tourne !

On n’a pas le choix

On sort d’un paradigme divisé par professions hiérarchisées où domine la figure du médecin spécialiste, pour un monde où les connaissances se démultiplient et les frontières se brouillent. On apprend à travailler en équipe, à respecter l’autre métier, à comprendre son intérêt. On parle enfin de la place du patient, d’avoir des objectifs de vie autres que les objectifs thérapeutiques de ses soignants. Pour faire circuler ces idées, nous avons besoin de soutien. Et donc de structures… de coordination. C’est le serpent qui se mord la queue ? Non, pas si c’est fait de manière intelligente. Soutenir les professionnels de première ligne, encourager la vision généraliste, simplifier la vie des patients et des soignants, donner des outils pour s’y retrouver dans le paysage santé, aider à la communication entre la première ligne et l’hôpital : oui, c’est ce qu’il nous faut et j’espère que le moment d’en finir avec le modèle biomédical, l’approche par maladie, est enfin arrivé.

Diviser pour mieux régner ?

Il reste une question politique non traitée. À force de découper, de faire du très local et d’enrôler les prestataires et les patients dans toutes sortes de structures bottom-up, qui se pose encore la question de la stratégie politique à échelle nationale ou européenne ? On craint pour notre Sécurité sociale, pour nos pensions. On constate le taux de chômage et les inégalités croissantes, on parle de l’urgence climatique, de crise du logement ou de l’enseignement et on sait que toutes ces problématiques conditionnent la santé. Alors pourquoi n’agit-on pas au niveau global ? Parce que la « droite flamande » pense qu’il faut relancer l’économie en activant les individus et en soutenant les plus entreprenants et les gros employeurs, tandis que la « gauche wallonne » défend la protection du bien commun, d’un tissu social solide pour ne laisser personne sur la touche ? C’est plus nuancé. Ces idées a priori contraires pourraient déboucher sur des programmes qui tiennent la route si on osait se poser la question du modèle sociétal que l’on souhaite. La croissance est-elle réellement sans limites ? Quand et comment arrêter cette machine folle qui détruit notre planète ? Que créer à la place de la société capitaliste ? Ici se pose la question de la limite de la démocratie telle qu’on la connait, et plus encore la question éthique de l’effet du pouvoir. Est-on réellement bloqué sur un clivage idéologique au niveau fédéral ou assiste-t-on à un combat d’égo entre des professionnels de la politique qui se battent pour la répartition des dossiers et des lieux de pouvoir ? Entre des partis flamands à bout de « l’immobilisme » francophone et des partis francophones exaspérés des généralisations, du mépris et de la « vision productiviste » flamande ? Et Bruxelles dans tout ça ? Si clivage idéologique il y a, comment sortir du divorce la tête haute pour enfin reparler de long terme et de vision globale ? Car c’est de cela qu’on a besoin : un leadership qui concerte le terrain et qui programme une politique de santé cohérente.

Alors que faire ?

Réfléchir avant d’agir, et agir avec une vision globale. À chaque niveau, se demander comment mettre de la cohérence dans nos actions pour éviter de foncer dans un nouveau projet qui ajoute « une couche à la lasagne ». Il s’agirait plutôt de la rendre plus digeste. Et c’est fort heureusement la tendance : beaucoup contribuent à bâtir plus d’harmonie au sein du système de santé ou ailleurs. Choisir où nous, individus ou organisations, mettons notre énergie : qu’est-ce qui est le plus important et comment faire bien les choses sans s’en mettre trop sur les épaules ? Prendre de la distance par rapport à nos actions, aller voir ce qui se trame à un autre niveau qui nous impacte parfois plus, mais qui nous parait inaccessible. Et travailler à cette question : comment agir sur ce qui parait inaccessible ? Sortir de son cadre institutionnel et s’allier à d’autres pour profiter de regards neufs devient alors évident. Et la boucle est bouclée : se rencontrer, collaborer pour construire un futur agréable.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n°89 - décembre 2019

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