Le centre des Enfants de Dieu prend en charge des enfants de la rue avec une méthode audacieuse et originale : ce sont les jeunes et non les adultes qui « gèrent » le centre selon les règles strictes de la démocratie. Des ministres gavroches sont devenus experts en matière de gestion des ressources alimentaires, des dépenses et de l’organisation générale du centre.
Il faut s’éloigner d’une bonne quinzaine de kilomètres du centre-ville de Kigali, sur la route menant à l’aéroport, puis quitter le bitume pour un chemin de terre, avant d’arriver dans le domaine des « Enfants de Dieu » dans le quartier de Ndera. Précisons d’emblée que l’appellation, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’a aucune connotation religieuse. Point de pères blancs ou noirs ici. Juste un directeur, une vingtaine d’employés et cent trente enfants arrachés de la rue, des « enfants de Dieu qui ont droit au même respect et aux mêmes droits que tout être humain ». Voilà pour la définition. Comme dans les autres centres de ce type, les enfants pris en charge relèvent de trois catégories : les orphelins véritables, les enfants qui ont quitté la maison familiale pour cause de pauvreté et les enfants qui ne connaissent pas leur origine. Ils ont entre sept et dix-neuf ans, et si certains ont l’air plus jeune encore, c’est que la vie de rue ne favorise pas une croissance harmonieuse. Ici, seuls les garçons sont acceptés. Non pas que les filles ne soient pas concernées par le phénomène. « Au départ, on accueillait aussi les filles, mais des couples ont commencé à se former, au risque de transformer ce centre voué à l’éducation en centre de reproduction », sourit Callixte Rafiki, le directeur. « Les filles sont donc allées dans une autre maison à Butare ». Ici, tous les enfants vont à l’école ou en formation professionnelle. Des ministres en culottes courtes Mais ce qui différencie ce centre des multiples autres que l’on trouve dans la capitale, c’est son projet pédagogique hors norme. « Ici, nous avons donné le pouvoir aux enfants », lance Callixte. Avec un humour de showman, le directeur explique le fonctionnement particulier de cette transmission de pouvoir on ne peut plus démocratique. « Nous organisons des élections tous les ans pour élire les ministres et les secrétaires d’État. Il y a sept ministères généraux : l’administration, la santé, l’éducation, le sport et la culture, l’agriculture, les affaires sociales, et les affaires internes. Et chaque ministre doit préparer un plan d’action et le soumettre au gouvernement ». Les décisions parfois impopulaires vu le manque récurrent d’argent pour faire fonctionner le centre sont beaucoup plus facilement acceptées par les enfants. « Avant, quand les enfants recevaient trop peu à manger, c’était la révolution ici. Maintenant, quand les ministres votent la diminution de la ration alimentaire journalière car il faut tenir plusieurs mois avec des réserves insuffisantes, les enfants acceptent la décision. ». Mais il y a des décisions plus agréables aussi : les ministres ont, par exemple, jugé raisonnable que les « grands » (les plus de quatorze ans) aient des explications sur le SIDA et puissent disposer de préservatifs à l’infirmerie ou chez le directeur. Décision acceptée sans problème par les adultes : « Nous préférons leur donner des chaussures, comme ils les appellent, que d’aller leur rendre visite à l’hôpital ! ». Selon les règles en vigueur, aucune sortie d’argent ne peut être effectuée sans la signature du ministre concerné… et du directeur du centre, évidemment. Mais quid lorsque la dépense émane du directeur ? Seul le ministre a le dernier mot ! Une procédure qui a créé un incident. « J’avais besoin d’un nouvel ordinateur pour pouvoir travailler et je fais donc une demande à mon ministre de l’Administration, âgé de quinze ans. Mais celui-ci a refusé de signer ma demande. Je le convoque et il m’explique : j’ai discuté avec le ministre des Affaires internes et nous avons tout juste assez d’argent pour payer six mois de nourriture. Alors, cet ordinateur est une nécessité pour vous, mais pas une priorité pour le centre ». L’incident a eu le mérite de prouver aux enfants qu’ils avaient réellement le pouvoir, qu’on les prenait au sérieux et qu’ils pouvaient être certains que l’argent accordé par les bailleurs servait vraiment les bénéficiaires et non pas des intermédiaires… Mais ça a aussi crispé les employés, choqués d’être soumis au bon vouloir des enfants. « Et pourquoi pas ministre d’Etat ? » À la fois terrifié et ravi de l’efficacité redoutable d’un système qu’il a lui-même mis en place, Callixte a introduit des garde-fous : la possibilité de revenir sur une décision avec l’accord de cinq ministres sur sept et en cas de force majeure : un droit de veto du directeur en invoquant la sauvegarde des intérêts de l’enfant. Il reste plus que jamais convaincu de la pertinence du système et n’hésite pas à s’appuyer sur Gandhi : « Si tu veux faire quelque chose pour moi mais sans moi, c’est contre moi. En clair, un projet qui implique le bénéficiaire est plus sûr de réussir. Nous sommes en train de préparer ces enfants de la rue à réintégrer la société. Pour cela, ils doivent retrouver confiance en eux et dans les adultes. C’est pourquoi nous devons travailler en toute transparence et les associer à la gestion directe du projet. Quant aux employés, ils ne sont là que parce qu’il y a les enfants. Les boss, ce sont les jeunes, pas nous », poursuit Callixte. Et ça marche ! « Avant, je dormais au bord de la route, je ne servais à rien ni personne. Aujourd’hui, je suis ministre de la Culture et des Sports et j’encadre les petits. On me donne la possibilité d’être quelqu’un et d’être responsable. Je sais que je peux gérer ma vie », explique Eugène avec une maturité étonnante pour ses quinze ans. Il ne compte d’ailleurs pas en rester à cet apprentissage de la politique : « Je veux étudier, atteindre un bon niveau. Et, pourquoi pas, devenir ministre d’État. ». En attendant, ici, les projets innovants ne manquent pas. Les Enfants de Dieu ont droit à une demi-heure d’antenne par semaine sur l’une des principales radios du Rwanda où ils se sont déjà permis d’interviewer sans langue de bois la ministre chargée de la Famille. Entre ministres, on peut se parler franchement, non ?Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 63 - janvier 2013
Les pages ’actualités’ du n° 63
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