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Egalité salariale : chronique d’une mort annoncée ?

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Santé conjuguée n° 63 - janvier 2013

Après une belle et longue carrière à la Confédération des syndicats chrétiens – CSC, Fernand Antonioli met à profit son temps libéré pour exercer un mandat de conseiller communal. Mais son intérêt pour nous est qu’il détient une petite partie de l’histoire des anciennes maisons médicales de la région liégeoise. Et les histoires, il les raconte comme on les aime, avec des convictions non dissimulées !

En 1975, en tant que citoyen et avec d’autres, Fernand Antonioli soutient la création de la maison médicale du quartier du Berleur à Grâce-Hollogne. Un projet qui connaîtra une crise très profonde, une chute, mais pas une fin. Une nouvelle équipe se reconstruira et, bien des années plus tard, deviendra la maison médicale Aquarelle, toujours active à Grâce Hollogne.

Salaire égal pour tous !

La maison médicale de Berleur voit le jour au sein d’un projet plus global d’animation du quartier. Au départ, des habitants, citoyens, militants se rassemblent autour de groupes d’action, chapeautés par une asbl faîtière. Parmi eux : un service santé de quartier. Chaque groupe, à l’intérieur de l’asbl, s’autofinance et s’autogère. L’ensemble étant supervisé par un comptable qui vérifie la bonne gestion des finances. « Au sein de l’asbl, la maison médicale s’autogérait et avait comme objectif de développer un conseil de patients qui avait un droit d’avis sur le mode de fonctionnement de la maison médicale. Dans le système traditionnel des conseils de patients, ces derniers peuvent donner un avis en tant que patient, c’est-à-dire de personnes dans une position de « malade » vis-à-vis du personnel soignant. On trouvait à l’époque, quand on a pensé la structure, que c’était une situation de dépendance, et on a organisé le système pour mettre les patients en situation de pouvoir. Cela s’est fait par le biais de l’asbl faîtière, qui jouait un rôle d’autorité collective des usagers et des porteurs de projets. ». Cependant, c’est bien la maison médicale qui décide de ses modes d’organisation. « A l’intérieur de la maison médicale, il y a eu un truc dès le départ qui était un peu utopique, les fondateurs (des médecins et des infirmières, ndlr) ont décidé de démarrer avec des revenus identiques pour tout le monde. A l’époque, ce qui était particulier, c’est que l’équipe était constituée d’indépendants qui s’associaient. Ils ont choisi de mettre leurs revenus dans un pot commun qu’ils géraient ensemble et répartissaient entre travailleurs, au départ de manière égalitaire. La sensibilité par rapport au gain est différente, dans le système forfaitaire. Au fil du temps, cela a posé des problèmes parce que les médecins, qui avaient défendu le principe de départ, trouvaient qu’ils étaient mal payés par rapport au travail des infirmières. Ils ont alors voulu revaloriser leurs conditions salariales. Ce qui ne s’est pas fait sans mal et qui a provoqué beaucoup de conflits. ». Ceci rejoint la question du capital, explique Fernand Antonioli. La question à cette époque est : quelle échelle de rémunération faut-il appliquer, basée sur quels critères ? Une égalité contestée Et là, en gros, à côté des discours empreints d’idéologie égalitaire, mon interlocuteur identifie deux logiques à l’oeuvre. Une logique externe : « La valorisation sociale du travail n’est pas fixée à l’intérieur de la maison médicale, mais à l’extérieur. Ce sont les études, la reconnaissance sociale, le type de remboursement qu’on accepte pour tel et tel acte. De fait, cela établissait une sorte de hiérarchie, ainsi qu’une forme de pouvoir. ». Et une logique interne : « Si on dit qu’on a comme objectif de faire du travail de prévention et que ce travail n’est pas valorisé financièrement, dans un système où le financement se fait par le travail curatif, ce travail est « improductif ». Donc tout ce qui est prévention, éducation à la santé, journal à destination des patients (rédigé principalement par les infirmières), cela apparaissait dans les comptes comme des coûts. A l’intérieur d’une entreprise qui développe une logique financière, ce qui rapporte n’a pas la même valeur que ce qui coûte. Au moment d’établir les rémunérations des uns et des autres, les deux logiques se sont superposées au discours idéologique qui dit qu’on fait un système autogestionnaire plus ou moins égalitaire. A partir du moment où il y a eu contestation, on a donc voulu valoriser (et ça a fait l’objet de discussions) la qualification professionnelle, la prestation des heures de nuit et de weekend, et une série de critères du même ordre. C’était au nom d’une pénibilité du travail et du fait que certains ramenaient de l’argent tandis que d’autres postes étaient un coût… La bagarre s’est cristallisée autour de la réduction des postes de coût. Ce qui a fait l’explosion de la maison médicale, ça a été que le secteur infirmier était considéré comme non ou pas assez rentable, donc il fallait réduire le personnel infirmier pour permettre d’améliorer les revenus des médecins. ».

Organiser l’autorité collective

Tout ça s’est joué avec un jeu d’alliances dans les autres projets rassemblés au sein de l’asbl faîtière. « Les rapports de force ont changé, d’autant qu’il y avait des alliances qui se faisaient en dehors des structures de décision et qui prévalaient sur le débat démocratique. ». Car dans n’importe quelle institution humaine il y a des jeux d’influence. « On a beau mettre n’importe quelle instance en place pour gérer le pouvoir au sein d’une institution, au bout d’un certain temps, il y a des jeux de pouvoir et d’influence. Les principes sont des garde-fous. Ils se traduisent dans des statuts. Les statuts servent à encadrer les stratégies personnelles et à organiser les rapports de force. Toute la phase d’élaboration des statuts consiste à déterminer « comment on va vivre ensemble ». Se contenter de statuts sommaires, c’est le signe d’une relative inconscience… C’est pour ça que je ne suis pas pour l’autogestion comme telle. L’autogestion ce n’est pas l’anarchie. On a tendance à penser l’autogestion en dehors de tout système et quand on veut la faire fonctionner, elle se heurte au système. L’autogestion ne se fait pas sur des objectifs uniquement internes, ça se fait par rapport à une logique externe. Dans votre cas, c’est tout le mouvement, le projet politique des maisons médicales. S’il n’y a pas une référence externe, s’il n’y a pas des valeurs et un système de régulation externe qui se superpose au système d’organisation interne, et si en même temps il n’y a pas des mécanismes de soutien avec de la formation par exemple, ça ne peut pas fonctionner. A la CSC, on a eu le même genre de chose. L’ancien secrétaire général avait voulu permettre à des groupes de s’autogérer au niveau du chômage. Mais il n’y avait pas d’encadrement, on ne formait pas les gens. Ça a duré moins d’un an, parce que s’autogérer c’est difficile ! Ça veut dire que par rapport à une gestion où il y a un chef qui organise et distribue le travail, ce sont les travailleurs qui se répartissent le travail et qui fonctionnent d’une manière égalitaire, c’est beaucoup plus exigent. On doit organiser une autorité collective. ».

La bérézina

Mais revenons à l’histoire de l’histoire… « Le médecin fondateur qui avait le plus de charisme a quitté le projet parce qu’on lui proposait un poste au niveau des mutuelles. De l’extérieur, il a continué à intervenir dans les conflits pour soutenir la logique des médecins, trouvant que c’était normal qu’ils soient plus payés. Or le projet n’était viable que si les salaires n’augmentaient pas. En fonction des prétentions accrues des médecins, il fallait rationaliser le système et diminuer le nombre d’infirmières. Même si la maison médicale s’autogérait, il y avait cette sorte de « contrôle ouvrier » à travers le conseil d’administration de l’asbl faîtière. La porte de sortie des médecins a été de jouer dans le système. La composition et la présidence du conseil d’administration ont changé, il y a eu des interactions entre les personnes qui ont fait exploser l’ensemble de l’édifice. Le licenciement des infirmières a été entériné par le conseil d’administration. C’était la déconfiture. Après tout ça, à la maison médicale, il est resté une structure minimale. A ce moment-là il n’y avait plus vraiment de projet, ils ont continué à fonctionner comme un groupe de médecins. Le nouveau projet est né sur un traumatisme… ». J’ai envie de retenir deux éléments de cette histoire ancienne, deux éléments qui interrogent notre présent. Tout d’abord, en maison médicale, on a l’habitude de dire que « le patient est au centre ». Et c’est vrai. Dans le travail du soin, les exemples sont sans fin. Cela s’explique par le fait que le modèle des maisons médicales (autogestion comprise) a été historiquement pensé au service de la qualité des soins de première ligne. Cependant, le témoignage de Fernand Antonioli illustre comment, dans le travail de gestion, au moment d’arbitrer l’attribution des moyens financiers, la notion de « bénéfice santé pour le patient » peut se voir supplantée par d’autres types d’intérêts. Le second élément apporte un élément de compréhension du premier. Le capital symbolique est probablement le moins conscient, et certainement le moins « géré » en maison médicale. Les lieux de décision et de pouvoir (l’assemblée générale, le conseil d’administration, etc.) sont pensés comme si ce capital n’avait pas à s’y exprimer. Pourquoi estce ainsi ? Il faudrait probablement regarder au croisement de la sociologie et de la psychologie pour mieux comprendre.

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 63 - janvier 2013

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