Sud:quand les communautés prennent part à la santé
Sow Abdoulaye, Van der Vennet Jean
Santé conjuguée n° 63 - janvier 2013
Deux personnes, deux regards. L’une venant du Nord, l’autre du Sud. Deux regards singuliers mais complémentaires sur les notions de cogestion, ou de partage du capital, dans les pays du Sud.
Sociologue de la santé, Jean Van der Vennet a travaillé il y a une trentaine d’années dans une maison médicale avant d’intégrer le Groupe d’étude pour une réforme de la médecine (GERM). Aujourd’hui chercheur à l’Institut de médecine tropicale d’Anvers, il a dans ses bagages une expérience de coopération en Bolivie et de nombreux échanges avec le Sud. Il nous livre quelques réflexions sur le partage du capital, en regard avec la situation des systèmes de santé dans le Sud.Du capital d’Etat…
Les centres de santé de première ligne dans le Sud sont le plus souvent des services publics. Le centre de santé est propriété de l’Etat, les agents de santé sont des fonctionnaires. « C’était en tout cas le cas partout en Afrique, jusqu’il y a environ quinze ans. Mais les choses sont en train de changer. ». Parmi les évolutions en cours : l’apparition d’un nombre de plus en plus important de centres de santé confessionnels et associatifs de première ligne. A Lubumbashi, désormais, seuls 7% des centres de santé dépendent encore de l’Etat. 15% sont des centres confessionnels, les autres sont privés. A l’origine de la création de ces centres communautaires ? Le constat d’une couverture territoriale insuffisante par les services publics. « J’ai participé à la naissance de trois centres de santé communautaires à Santa Cruz, en Bolivie, se remémore Jean Van der Vennet. La création de ces centres repose sur le développement fulgurant de certaines zones urbaines. » Car à Santa Cruz, c’est bien d’une véritable explosion démographique qu’il s’agit : la ville est passée de 65 000 habitants en 1960 à 1 600 000 aujourd’hui. « Conséquence : la ville ne suit pas, les services de santé non plus. La population a manifesté son mécontentement de ne plus avoir accès à la santé. Les coopérations belge et hollandaise ont alors lancé un processus de discussion avec les usagers, dans le but de créer des centres de santé communautaire. ». Plusieurs modèles de détention du capital coexistent donc : structures publiques, centres confessionnels ou associatifs, centres privés lucratifs. L’un d’eux, qui s’est développé au Mali, est atypique : des médecins jusquelà issus d’une formation biomédicale et hospitalière s’inventent au jour le jour un rôle de médecin de famille. Ces « médecins de campagne » installent leur structure privée un peu partout dans les villages, tout en y réalisant des activités communautaires. Par la suite, l’Etat malien a, par une loi, créé les associations de santé communautaires (ASACO) et leur a confié les centres de santé existant ainsi que ceux en devenir. Les ASACO regroupent un certain nombre de villages ou des quartiers de la ville et sont propriétaires des centres de santé de leur ressort. Elles les gèrent et engagent le personnel. … à la participation des communautés La participation communautaire, une autre forme de capital. Dans presque tous les pays, des tentatives de participation des communautés à la santé sont organisées. Des comités de santé sont instaurés, auxquels on attribue toute une série de rôles. Des rôles possibles ou impossibles à gérer, précise le sociologue. La cogestion d’un centre de santé ou encore la cogestion d’un système de médicaments par exemple. « C’est bien que cela existe, mais ce n’est ni nécessaire ni suffisant à la participation. Dans beaucoup de cas, la population n’a pas été formée à cette participation. ». Cette participation prend des tournures variées. Dans un cas, la population apporte maind’oeuvre et matériaux pour construire un centre de santé. Dans un autre, la planification de la politique de santé d’un cercle administratif s’organise par le biais d’une vaste consultation de la population. « La notion de capital est donc très différente d’une situation à l’autre. Mais il y a une réelle appropriation de ce capital par les populations. ». Ceci dit, que ce soit en Afrique ou en Amérique latine, on ne peut parler d’autogestion à proprement parler, préciset- il. Une exception notable : l’expérience de l’organisation non-gouvernementale Fraternité Médicale Guinée. Fraternité Médicale Guinée, les « maisons médicales » guinéennes ? Abdoulaye Sow est médecin généraliste et de santé publique. Il dirige l’association Fraternité Médicale Guinée. Remontons avec lui le fil du temps jusqu’aux origines du projet. En Guinée, pays de 12 millions d’habitants, le ministère de la Santé et de l’Hygiène publique organise de façon pyramidale ses propres services : hôpitaux, centres de santé, postes de santé. Il autorise aussi, par le biais de conventions, l’exercice de la santé par le secteur privé lucratif et par le secteur associatif et confessionnel. Car les structures publiques sont insuffisantes pour couvrir le territoire. « L’installation de l’organisation non-gouvernementale Fraternité Médicale Guinée, il y a 18 ans répondait à deux besoins, relate Abdoulaye Sow : la nécessité d’une plus grande couverture géographique et la prise en compte de publics défavorisés, d’une part. La nécessité, pour des jeunes médecins sans emploi, de se créer un gagnepain d’autre part. ». L’association de soins de première ligne installe donc quatre centres de santé associatifs en zones rurales et urbaines. Dans chacun d’eux, une équipe médicale (de 6 à 24 personnes) de médecins, d’infirmières, de sages-femmes et d’assistants sociaux. « Ce sont des structures de proximité dans des quartiers défavorisés, explique le médecin. Aujourd’hui, nous nous occupons plus particulièrement de populations qui ne sont pas prises en compte par l’Etat : malades mentaux, prostituées, orphelins vulnérables ou encore routiers. ».De l’installation à la gestion
Mais venons-en à ce qui nous intéresse plus particulièrement, au modèle organisationnel et de gestion de ces centres de santé, ainsi qu’au rôle joué dans tout ça par les populations locales. Première étape : l’installation. « L’organisation non-gouvernementale, association responsable de l’installation des centres a envoyé ses animateurs sur le terrain pour y faire un diagnostic communautaire : identifier les besoins de la population, mais aussi leur capacité à apporter une contribution au projet. Identifier aussi ce qui existait déjà, comme par exemple des cabinets clandestins ou la présence de tradipraticiens. ». Pour réaliser cet état des lieux, autorités locales, sages des quartiers, jeunes, femmes, personnes âgées sont consultés. Sur cette base, un plan d’installation est établi. « En milieu urbain, nous avons demandé à la communauté d’identifier une maison à louer, explique notre interlocuteur. En milieu rural, nous avons cherché des terrains pour la construction des centres, en collaboration avec la communauté qui nous a aussi apporté une aide pour le déblayage et pour le sable. ». Un appel d’offre est alors lancé pour recruter le personnel. Les salariés, une fois engagés sont formés et encadrés pendant environ trois mois, notamment sur le diagnostic et le travail communautaire. Deuxième chaînon du récit : la gestion d’un centre de santé, le partage du capital. Un comité de gestion est mis sur pied. Il comprend deux personnes, choisies pour leurs compétences, un médecin et un pharmacien par exemple, chargés de la gestion quotidienne du centre (personnel, matériel médical, commande de médicaments, planification des gardes…). L’originalité du modèle, c’est que ce comité est contrôlé dans toutes ses activités par le conseil de gestion, constitué de trois membres de l’équipe élus pour deux ans par l’ensemble des travailleurs. Trois membres, quel que soit leur niveau d’étude. « Une fille de salle ou un gardien peuvent être membre du conseil. ». « Le conseil de gestion contrôle toutes les activités du comité de gestion, s’occupe de tout ce qui est cohésion d’équipe, planification des dépenses, valide tous les budgets proposés par le comité de gestion. ». Une assemblée générale, réunissant tous les membres du personnel se tient aussi tous les mois. Le comité de gestion y présente tout ce qui a été réalisé pendant le mois écoulé ; l’assemblée générale vote le budget prévisionnel. Il est à noter que le financement du centre se base sur les recettes issues des consultations et de la vente de médicaments, ainsi que sur les subventions d’organisation nongouvernementale internationales pour des projets spécifiques (prise en charge du SIDA, programme de santé mentale). Les quatre centres dépendent directement de l’organisation non-gouvernementale Fraternité Médicale Guinée qui détient l’autorisation de l’Etat pour leur installation. L’organisation non-gouvernementale garantit la mise en oeuvre d’une solidarité inter-centres : « Si un centre de santé est en faillite, cela va être compensé par les autres centres, explique Abdoulaye Sow. Bien sûr, cela peut générer des tensions, si c’est toujours le même centre qui ne rapporte aucun solde par exemple. Il y a donc une solidarité, mais avec certaines conditions : il y a un risque de fermeture si ces conditions ne sont pas respectées. ». « L’autogestion ? Non, ce n’est pas une utopie ! » Troisième élément : la participation locale. « Dans nos associations, dépeint Abdoulaye Sow, un comité consultatif composé de personnes issues de la population vient tous les deux mois discuter avec le conseil de gestion. L’objectif : faire remonter les besoins de la population. ». Autre forme de participation : pour pallier la difficulté d’équilibrer activités de soin et d’éducation à la santé, les quatre centres ont misé sur la collaboration avec des « relais communautaires », des bénévoles formés pour les activités de promotion de la santé. Le vice-président du conseil d’administration de l’organisation non-gouvernementale est aussi issu de la société civile. « L’autogestion ? Non ce n’est pas une utopie !, conclut Abdoulaye Sow. C’est même très motivant pour nous. Mais il y a énormément de défis à relever ! ». Les liens avec les groupes vulnérables, la formation des médecins aux pratiques communautaires, l’articulation entre travail communautaire et les soins, l’élargissement de l’échelle de ces expérimentations, et leur intégration dans les politiques publiques en sont quelque uns, et non des moindres.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 63 - janvier 2013
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