Toxicomanie : plus d’intégration pour davantage d’inclusion
Santé conjuguée n° 74 - mars 2016
Fin 2013, le FEDER (Fonds européen de développement régional, programmation 2014-2020) lançait un appel à projets auquel ont répondu plusieurs acteurs bruxellois1, à l’initiative de Médecins du Monde. Dépassant l’interdisciplinarité pour aller vers l’intersectorialité, ces acteurs proposaient de créer trois nouvelles structures intégrées articulant social et santé. Projet refusé par le FEDER… mais la réflexion continue et nous présentons ici celle de deux acteurs du secteur toxicomanie. Quels sont les enjeux d’une prise en charge intégrée adaptée à un public toxicomane particulièrement fragilisé ? Comment y répondre ? Quels modèles sont les plus appropriés ?
Santé conjuguée : Vous avez imaginé avec toute une série d’acteurs de nouveaux types de modèles de prise en charge intégrée. Quels étaient les enjeux de ces projets pour vos publics ? Éric Husson : On a été approchés par Médecins du Monde et, assez rapidement, la dynamique a fédéré toute une série d’acteurs. L’idée du projet : essayer de mettre sur pied trois structures « multi-agréments » qui réuniraient dans une même unité géographique des opérateurs issus de différents champs du social et de la santé. L’objectif était de répondre à plusieurs enjeux ; d’une part, tous les services se rendent compte que la première ligne est saturée ; d’autre part, certains publics vulnérables circulent peu ou mal entre les différents services, et n’ont pas accès à certains atouts sociaux qui influencent la santé. Nos patients par exemple, ont du mal à accéder à l’emploi ou au logement, ont des difficultés à aller consulter un planning ou un gynécologue… L’idée était donc de rassembler en un lieu une offre socio-sanitaire intégrée. La spécificité de l’appel à projets FEDER était de provoquer la rencontre avec des acteurs de l’économie sociale, un monde en général assez éloigné de nos publics. Or nous pensons aujourd’hui que ceux-ci ont besoin de renouer avec l’emploi, avec des parcours de formation, d’insertion. Nous devons être dans une vision de la santé plus globale, plus inclusive. Jerry Wérenne : Le modèle axé sur le public toxicomane, tel que nous l’avons conçu dans ce projet, était basé sur des expériences décrites dans la littérature. Des études ont montré que pour avoir un impact sur l’épidémie de l’hépatite C, offrir dans un même lieu des programmes d’échanges de seringues et des programmes de traitement de substitution était une bonne chose. Il y a aussi des avantages à intégrer l’offre de traitements de substitution à une offre de consommation à moindre risque. Où ces modèles sont-ils déjà développés ? É.H. : Ce sont des modèles encouragés par l’Organisation mondiale de la santé et par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, qui fait des recommandations pour soutenir ce qu’ils appellent des dispositifs de type comprehensive package, full harm reduction : des stratégies combinées et intégrées de santé publique. J.W. : Concrètement, ce type de modèle a été développé de façon diversifiée, mais il y a notamment le projet Insite à Vancouver2. L’initiative est issue d’une revendication d’usagers pour l’ouverture d’une salle de consommation ; s’y sont ajoutés un programme de traitement de substitution et un programme résidentiel. Sur le terrain belge, un des principaux enjeux est d’arriver à réarticuler les offres de soins et de réduction des risques qui se sont un peu développées séparément. Un des gros problèmes aujourd’hui à Bruxelles réside dans le non accès au logement. De quelle manière votre modèle prend-il cette question en compte ? É.H. : Nos partenaires du Housing First3 avaient rencontré des acteurs de l’économie sociale : Archi Human (groupe de travail qui s’est donné pour mission d’investir les lieux abandonnés de la ville, par la création de petits jardins verticaux intégrant des habitations pour les sans-abri, NDLR)4. L’objectif était d’utiliser des coins en friches entre deux bâtiments de la Région, de construire des logements à très bas coût, très écologiques, très ergonomiques, et de les utiliser dans une logique d’hébergement d’urgence ou de logement pour des publics vulnérables et précaires. On avait aussi imaginé développer des fonctions de « capteurs de logements » et de « capteurs d’emploi », pour essayer de trouver des débouchés dans ces domaines. Le but de ces projets est de faciliter la circulation des usagers entre des services qui seraient réunis en un lieu. N’y a-t-il pas aussi à faire un travail d’accompagnement des publics hors des murs ? É.H. : L’idée est de favoriser l’inclusion de publics extrêmement vulnérables qui ont du mal à accéder aux services de première ligne. Quand c’est possible, nous essayons de les référer vers la première ligne classique et, dans ce contexte, nous plaidons aussi pour faire reconnaître et renforcer les dispositifs d’accompagnateurs psycho-sociaux. Et quand ce mouvement ne se fait pas, il s’agit d’assurer une prise en charge globale à l’endroit où on les reçoit. J.W. : Il faut jouer sur les deux tableaux : offrir plus de services in situ en s’adossant à des partenaires, car on est de plus en plus la porte d’entrée pour ces publics, et puis les accompagner vers l’extérieur. Le modèle d’accompagnement psycho-social a montré des capacités à vaincre les résistances de part et d’autre, à faire évoluer les représentations chez les patients, qui acquièrent un meilleur mode d’emploi des services existants, et chez les acteurs et intervenants qui ne sont pas habitués à recevoir ce genre de publics. Les centres intégrés que vous avez imaginés dans le cadre de l’appel à projets FEDER mêlent tous des services généralistes et d’autres spécifiquement orientés « toxicomanie ». La mixité des publics est-elle possible ? J.W. : C’est une des questions qui nous avait poussés à créer un pôle plus centré sur les personnes toxicomanes. Ce n’est pas un public toujours facile à mélanger avec les autres. Mais il faut se garder de visions trop simplificatrices. Certains toxicomanes sont suivis aujourd’hui par des médecins généralistes, y compris en solo. Nous voulions une certaine perméabilité : dans les trois modèles, il y avait de la place pour les usagers de drogues. L’idée était aussi que le pôle « toxicomanie » puisse être ouvert à d’autres publics à la marge, d’autres populations qui ne trouvent pas facilement leur place en médecine générale classique. Et peut-être, qu’au fil du temps, il y aurait davantage de circulation et de perméabilité. É.H. : La segmentation bruxelloise du social en fonction de divers ‘publics cible’ est un fameux obstacle à l’accès aux soins de certains publics. La mixité des publics sera peut-être possible un jour, mais il faut aussi que les acteurs, les opérateurs, évoluent dans leurs manières de travailler. Il y a déjà des lieux où la mixité est possible, certaines maisons médicales par exemple, où on retrouve des usagers de drogues, des sans-papiers, des gens en difficultés psychiques parfois très lourdes. Un gros centre pour publics toxicomanes ne risque-t-il pas d’avoir un côté stigmatisant ? J.W. : Il peut y avoir un risque. Le qualificatif « gros » n’est pas ce qui était le plus attractif pour nous. Mais à partir de nos pratiques, de la difficulté des situations rencontrées, le besoin de ressources et de compétences additionnelles se fait sentir. C’est pourquoi il faut jouer sur les deux tableaux : rassembler des offres dans un endroit, mais aussi jouer sur la circulation des publics à travers le système de soins et au-delà du système de soins. Entre les deux, il y aurait certainement à imaginer des modèles qui pourraient travailler le maillage de réseaux autour d’un quartier, avec des services proches, mais pas nécessairement dans un même lieu. Dans le type de services intégrés vers lequel on veut évoluer, ce sont davantage les soins de santé primaires et la santé publique qui sont mis en avant. Même si le modèle d’accès aux soins n’est pas mal en Belgique, il faut adapter les services à certains segments de la population afin de faire tomber des barrières. É.H. : Nous nous rencontrons aujourd’hui à Anderlecht, dans une consultation ambulatoire pour usagers de drogues. Il y a un mois, un voisin me demandait encore ce qu’était ce lieu, alors qu’on accueille ici 350 patients de manière hebdomadaire. Nos publics sont stigmatisés, montrés du doigt, ils subissent la prohibition et ses effets pervers. Nous avons quand même réussi à les intégrer dans le tissu urbain : nos voisins ne savent pas forcément ce que nous faisons et qui vient ici, alors que nous sommes là depuis 1998. Une chose est de mettre les gens ensemble dans un même lieu. Mais comment travailler ensemble ? J.W. : Les synergies réalisées doivent permettre de récupérer du temps pour réfléchir aux modes de fonctionnement. Il ne faut pas se leurrer, il existe déjà des expériences de multi-agrément, les gens sont contents de travailler dans ce cadre-là, mais il y a aussi plein de problèmes, plein de choses à gérer. On est dans des projections. Mais nous avons déjà développé depuis quelques années des concertations avec des acteurs qui travaillent avec des publics similaires, cela crée des façons communes de voir. É.H. : Un volet recherche opérationnelle était prévu sur ces questions, avec tout un travail préparatoire des équipes. On pourrait imaginer des réunions interservices autour de projets communs, ou le développement de fonctions internes au multi-agrément, avec des travailleurs faisant le lien entre les services. Quelle gouvernance mettre en place dans une structure où cohabitent quatre conseils d’administration, dans une vision commune, tout en gardant la spécificité et la légitimité de chacun ? Tout cela devait être mis au travail. Quelle place souhaiteriez-vous donner à la participation de vos publics dans ces projets ? J.W. : On ne les a pas jusqu’ici inclus dans notre réflexion globale sur l’intégration des services, mais on a déjà expérimenté ici, au Projet Lama, l’accueil d’un comptoir éphémère qui faisait de la réduction des risques. Cela a été très apprécié. Impliquer plus nos publics, c’est une réflexion que nous avons. Mais c’est difficile de le faire tant qu’on n’est que sur le soin. Quand on ouvre la réflexion vers la réduction des risques et probablement encore plus si on va vers l’insertion socio-professionnelle et le logement, on devrait pouvoir impliquer davantage nos publics. Dans l’accompagnement psycho-social de l’hépatite C, la dimension de « capacitation » des patients est d’ailleurs de plus en plus mise au travail. É.H. : Nos publics ont une bonne représentation de la difficulté dans laquelle certains services se trouvent. J’ai le sentiment que si on a une démarche explicative par rapport aux enjeux, une bonne partie des publics nous suivraient dans une structure de type intégré, pour autant qu’une série de garanties en lien avec la confidentialité soient respectées. Les publics peuvent d’ailleurs être un vrai moteur pour ces projets. On entend toujours parler de la saturation des services. La priorité n’est-elle pas simplement de mettre du financement pour mieux répondre aux besoins « de base » ? J.W. : Une façon de donner des éléments de réponse, c’est de réfléchir à la question de la pénurie de médecins. Au niveau macro, c’est démontré : on va vers une période où il n’y n’aura plus assez de médecins généralistes. Mais sur le terrain, cette pénurie est relative : dans certains créneaux, on ne trouve pas de médecins, et dans d’autres les médecins ne trouvent pas de place pour mettre leurs cabinets. Il y a un effort d’organisation et de soutien à la pratique qui doit être fait dans une optique d’approche globale des soins de base pour tous plutôt que dans un sens d’hypertechnologie pour quelques-uns. Comment voyez-vous le futur ? É.H. : Ce qui serait porteur, ce serait que ces dynamiques soient soutenues par les pouvoirs publics dans différents quartiers bruxellois. Les travaux de Jan De Maeseneer qui a développé des modélisations de santé publique en Belgique5 s’inspirent des derniers travaux de l’Organisation mondiale de la santé sur la nécessité de renforcer la première ligne aujourd’hui. Il évoque explicitement le besoin de développer des petites structures intégrées. J.W. : On plaide pour un soutien fort des pouvoirs publics à du maillage. C’est la seule perspective soutenable à long terme en termes de coût et de réponse aux problèmes de santé de façon globale. Il faut essayer de tirer avantage de l’anarchie pragmatique belge, qui a permis à plein d’initiatives diversifiées de se mettre en place sur le terrain, et arriver à mettre tout cela ensemble. Trouver une cohérence et une capacité de se projeter dans des objectifs communs.Documents joints
- Partenaires du projet : Mass de Bruxelles, Lama asbl, Transit asbl, Médecin du Monde, Dune asbl, Réseau Hépatite C Bruxelles, Liaison antiprohibitionniste, Modus Vivendi asbl, Réseau d’aide aux toxicomanes, Fedito Bruxelloise, Fédération des services sociaux, Fédération laïque des centres de plannings familiaux, Fédération des maisons médicales, Santé Communauté Participation, City Dev, Laboratoires cliniques de l’université catholique de Louvain, Le Méridien, L’école de santé publique de l’université libre de Bruxelles, Medikuregem, La Gerbe, le Planning du Midi, Life Tech Brussels, Smes, Housing First Brussels.
- http://supervisedinjection.vch.ca/
- Le projet ‘Housing First’ consiste à mettre en place des solutions répondant à la situation des personnes à la rue qui combinent des problématiques de santé mentale, d’assuétudes et sont généralement exclues de la plupart des services spécialisés et généralistes. Ce projet vise à développer des articulations avec le reste du secteur de manière décloisonnée et à impliquer dans sa réflexion les différents champs : santé mentale, sans-abrisme, toxicomanie, logement. http://www.housingfirstbelgium.be/
- http://www.vegetalcity.net/topics/refuges-de-diogene-luc-schuiten-tedx-liege/ Lire « Luc Schuiten : pour une ville archi-humaine », Alter Échos n° 398 du 05.03.2015, Julie Luong.
- De Maeseneer J, Aertgeerts B, Remmen R, Devroey D. (réd), « Together we change. Soins de santé de première ligne : maintenant plus que jamais ! », Bruxelles, le 9 décembre 2014, voir le résumé dans ce dossier.
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 74 - mars 2016
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