Naima Bouti termine sa dernière année de baccalauréat en soins infirmiers. Elle parle ici avec enthousiasme du séminaire interdisciplinaire décrit par Pierre-Joël Schellens dans l’article précédent : une mise en question des représentations véhiculées lors des formations, à l’hôpital et dans l’organisation des soins.
Tu as participé aux séminaires interdisciplinaires organisés à l’université, qu’en as-tu retiré ? C’est génial ! On a travaillé entre pharmaciens, infirmiers, médecins, ostéopathes, kinésithérapeutes, sans compter ceux qui font le master en santé publique (dont un journaliste !)… En réalité, c’est fou de trouver ça génial : on devrait avoir des cours en commun dès le départ. Chacun a une mission propre mais on est tous face à la même personne ; or nos cours sont séparés, pendant toute la formation – il y a juste ce séminaire en fin de parcours : c’est trop peu. Au fond, vous arrivez en fin d’études sans bien vous connaître ? Oui, alors il y a des idées toutes faites qui circulent, je l’ai bien vu dans ce séminaire : l’infirmière c’est « la gentille qui a tant de patience, qui est si dévouée, si courageuse – moi je ne pourrais jamais », etc. Pendant les stages en hôpital, ils nous voient courir tout le temps… mais au final ils n’ont aucune idée de ce qu’on fait en réalité, de ce dont on est capables. Les patients non plus d’ailleurs – mais pour des professionnels, c’est grave ! Cette méconnaissance joue à tous les niveaux. Chacun travaille sur son petit morceau de corps… je sais plus ou moins ce que fait un ergothérapeute, mais pas de manière assez précise pour faire appel à lui : je n’y penserai pas car je ne sais pas vraiment à quels besoins il peut répondre. C’est absurde ! C’est comme un chirurgien qui ne connaîtrait pas les techniques, les instruments disponibles. Comment exprimerais-tu « ce dont les infirmiers sont capables » ? Les infirmiers doivent pouvoir collaborer avec les autres professionnels : leur connaissance des autres disciplines, leur capacité de communiquer avec les autres, est donc fondamentale, et on ne l’apprend pas pendant la formation. Cela ne va pas de soi (différents outils ont été créés, notamment au Canada, pour faciliter la communication). Ils doivent aussi être autonomes, c’est-à-dire pouvoir agir en dehors d’une prescription médicale ; mais personne ne connaît vraiment ce rôle, et pendant les stages on ne nous l’enseigne pas vraiment. En fait, cette capacité d’autonomie n’est pas reconnue – ni le fait qu’on puisse donner des avis pertinents. Et cela peut entraîner un cercle vicieux : si tu sens qu’on te sous-estime, qu’on n’attend pas de toi un avis compétent, il est parfois difficile de prendre position dans un groupe de professionnels. Où se situent les infirmiers dans la hiérarchie professionnelle à l’hôpital ? Au milieu : il y a d’abord le médecin, puis le kinésithérapeute, puis l’infirmier, le psychologue, l’assistant social, l’aide-soignant. A l’hôpital, où nous faisons beaucoup de stages dès la première année, cette hiérarchie joue dans toutes les relations entre soignants. La situation des infirmiers est particulière en Belgique car il y a deux types de formation, qui durent chacun trois ans : le brevet d’infirmier hospitalier en enseignement secondaire et le baccalauréat en soins infirmiers qui est à un niveau d’enseignement supérieur de type universitaire. Il me semble que chacun des deux diplômes a ses qualités et ses inconvénients. Le réel problème, il me semble, c’est la différence de niveau d’enseignement, brevet-bachelier ou même bachelier-bachelier : il varie grandement d’une école à l’autre. Or nous devrions tous avoir accès à UNE formation uniforme, intégrant d’emblée la vision humaniste des soins. Car à terme, le problème est que les gens, y compris les professionnels de santé, ne voient pas bien les différences de niveaux, et cela joue sur la reconnaissance : certains médecins sous-estiment complètement les connaissances des bacheliers – même dans les cours ! En troisième année, un médecin a commencé son cours en nous expliquant la différence entre une infection et une inflammation… ! De manière plus générale, comment les différentes disciplines communiquent-elles à l’hôpital ? Certains services organisent des réunions interdisciplinaires, comme par exemple en gériatrie. Mais dans les services qui ne s’occupent pas de maladies chroniques, ça existe moins voire pas du tout ! On le voit d’ailleurs bien au niveau de l’espace : dans un service classique, les bureaux sont bien séparés : là les médecins, ici les infirmières, ailleurs les kinésithérapeutes. On pourrait imaginer un grand bureau collectif, pour bien marquer qu’on travaille ensemble, pour qu’on puisse communiquer de manière plus fluide. Mais ça, ce serait une révolution ! L’intérêt de l’interdisciplinarité n’est pas compris à l’hôpital ? Si si, tout le monde comprend ça, et beaucoup d’étudiants en médecine flippent, ils voudraient plus déléguer, ils demandent que les paramédicaux prennent plus en charge – sans doute plus encore à l’hôpital où ils sont tout le temps dans le ‘rush’, qu’en médecine générale où les relations se construisent sur le long terme… Mais finalement ça reste assez théorique : il est toujours difficile de mettre en pratique l’interdisciplinarité dans certains services, les vieilles habitudes persistent – c’est normal, puisque la formation reste cloisonnée. N’y a-t-il pas de nouvelles pistes qui reconnaissent mieux le rôle de l’infirmière ? Ce qui me passionne le plus c’est le dispositif qui a été formulé avec le plan cancer 2009 : une infirmière-relais spécifique à l’oncologie travaille en parallèle avec le médecin oncologue. Elle est présente dès l’annonce du diagnostic, car on sait l’importance de ce moment sur le vécu d’une maladie à long terme ; et après l’annonce, elle travaille toujours en parallèle avec le médecin, elle assure la continuité des soins et la prise en charge de son patient tant à l’hôpital qu’à domicile, elle doit donc connaître le travail de tous ceux qui vont intervenir tout au long de la maladie. C’est un vrai référent. Le médecin et l’infirmière ne sont pas centrés sur les mêmes aspects, mais ces deux disciplines doivent grandir ensemble. Le duo infirmière/médecin est incontournable, il devrait être d’office obligatoire (c’est différent avec le kinésithérapeute, l’ergonomiste, qui ne sont pas nécessaires présents dans toutes les situations). C’est surréaliste d’imaginer que le médecin peut tout faire tout seul ! Le médecin prend des responsabilités, mais l’infirmière en première ligne est capable de relayer le médecin dans différents actes techniques : faire une radio, recoudre une plaie superficielle… Or légalement elle ne peut pas, c’est une aberration : on apprend à recoudre des plaies superficielles car dans le boulot on sera amenées à les défaire… donc on est capable de recoudre, mais on ne peut pas. Il y a plein d’autres trucs qu’on apprend mais qu’on n’a pas le droit de faire, cela provoque une perte de sens. La complémentarité médecin-infirmière est claire pour toutes les infirmières ? Je pense que dans un contexte hospitalier, peu d’infirmières ont conscience du rôle de référent qu’elles doivent pouvoir jouer. D’un autre côté, elles déplorent souvent que le médecin n’ait pas le temps de passer voir un patient qui le demande, et qu’en même temps elles ne soient pas autorisées à prendre certaines choses en main ; par exemple à parler du diagnostic – que le médecin ne leur a éventuellement pas communiqué. Alors qu’on pourrait discuter pour savoir qui est le mieux placé pour parler du diagnostic ; parfois c’est l’infirmière car elle n’a pas ce statut tout-puissant, le patient ose lui dire plus de choses (par exemple que ses selles sont rouges !). Et le médecin ne peut pas tout voir, il ne fait que passer, il ne peut pas cerner la personne de manière globale, se demander pourquoi elle est tombé malade, ce que cette maladie va entraîner dans sa vie. Tandis que les infirmières ont des échanges sur les patients pendant 3h chaque jour, et au niveau purement technique, elles sont normalement formées à agir si le médecin n’est pas disponible. Le médecin n’a pas toutes les clés en main pour faire des choix éclairés : il n’a pas toute l’expertise nécessaire pour certains aspects. S’il communiquait mieux avec les autres soignants, s’il déléguait plus, il ferait de meilleurs choix. Par exemple, au moment de la sortie : certains médecins s’intéressent aux aspects psycho-sociaux (les ressources financières du patient, son entourage, qui s’occupera de lui, qui fera ses courses etc.) ; là, c’est important de consulter le kinésithérapeute qui peut dire ce qu’il en est au point de vue mobilité. Revenons au séminaire… A la deuxième séance, on nous a soumis un cas clinique ; chacun devait expliciter son rôle par rapport à ce cas, et se demander ensuite, d’une part : « jusqu’où je vais ? » d’autre part « quels sont les angles morts ? ». Là, on se rend compte que certaines choses passent à la trappe parce qu’on ne sait pas bien ce que font les autres – « tu crois que je fais ça, mais en fait non »… Après, il fallait dire comment on prendrait en charge le patient. Nous, les bacheliers, nous avons été formés selon le modèle québécois du caring et du « patient partenaire », où le patient est réellement acteur : ce n’est pas lui qui est au centre avec tous les soignants autour, mais bien sa santé, donc il est lui aussi « soignant », c’est un réel partenaire, avec son expertise, ses désirs, ses projets. On a bien vu dans le séminaire que les médecins, les kinésithérapeutes, les pharmaciens n’ont pas été tous formés de cette manière ou en tout cas, qu’ils n’y adhéraient pas tous… Ils ont appris à être « autour du patient » : c’est une approche respectueuse, tu n’imposes pas, tu expliques, tu laisses le choix – mais le partenariat c’est différent, on fait vraiment équipe. A Montréal, il y a des patients partenaires qui enseignent aux professionnels ce que c’est que de vivre tous les jours avec un cancer, un diabète.Une conclusion ?
La moyenne d’une carrière d’infirmière en hôpital est de 5 à 7 ans – et 80% des infirmières travaillent à l’hôpital ! Alors oui, il y a pénurie. Et c’est vrai qu’avec la montée des maladies chroniques, il faut faire des économies ; mais la manière la plus intelligente de le faire, c’est de renforcer les soins de santé primaires. Ce ne sera possible que s’il y a des professionnels formés pour ça, des professionnels qui se rencontrent dès le début de leurs études, qui apprennent à travailler ensemble et à partager les compétences. Je pense qu’il est important de valoriser la profession infirmière. Elle attirerait plus de gens si elle était mieux reconnue, valorisée, moins frustrante aussi. Et pour cela, on a besoin d’une formation unique, d’un programme dépoussiéré et d’un accès à l’échelon supérieur, à savoir le master en science infirmière. Donc la conclusion est claire : il faut réformer le système de santé, en commençant par l’enseignement !Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 74 - mars 2016
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