Introduction
Santé conjuguée n° 60 - avril 2012
Aujourd’hui, les inégalités qui régressaient jusqu’au troisième quart du XXème
siècle se creusent à nouveau. Deux phénomènes, différents mais étroitement
intriqués en rendent compte : la perte de légitimité du politique et la domination
toujours plus insolente de l’économique. Ces phénomènes ne sont pas nouveaux :
la contestation du politique a toujours existé et les intérêts économiques ont
toujours été le moteur principal des actions humaines.
Ces deux derniers siècles, avec l’émergence de régimes démocratiques en
Occident, les pouvoirs politiques et économiques se sont entendus, souvent dans
la douleur, sur des compromis dont une caractéristique était de déployer, petit
à petit, une meilleure redistribution des richesses et une protection contre les
aleas de l’existence (sécurité sociale). Les systèmes de protection sociale mis
en place progressivement à partir de la fin du XIXème siècle étaient soutenus par
les gouvernements afin de lutter contre la crise de légitimité des pouvoirs et
de stimuler l’adhésion à des projets politiques « nouveaux » : Bismarck visait
l’unification allemande, le gouvernement britannique durant la seconde guerre
mondiale tentait d’atténuer les hiérarchies sociales pour motiver la participation
de chacun à l’effort de guerre.
L’âge d’or de l’égalité, favorisé par une forte croissance économique culmine
après 1945 avec une large prise en charge collective des risques encourus par les
individus et la redistribution des richesses via la progressivité de l’impôt.
Le paysage change pendant les années 70. Les évolutions technologiques et
les crises économiques désorganisent et affaiblissent le monde du travail. Le
« marché », à l’origine zone de défi aux autoritarismes et base de l’émancipation
des communes, monte en puissance. Le politique perd ses pouvoirs face à une
économie qui s’affranchit des frontières et lui conteste ses missions : « moins
d’Etat » devient le mot d’ordre en tous domaines, y compris ceux qui touchent à
la solidarité. La critique sociale du capitalisme en tant que facteur d’exclusion
et d’inégalités tombe en panne lors de la chute du communisme tandis que la
critique artiste du capitalisme en tant que facteur d’oppression est récupérée
et dévoyée en renvoyant à l’individu son « autonomie » et des responsabilités
dont il n’est en fait pas maître. Le sens collectif devient ringard tandis que le
capitalisme sacralise le mythe de l’individu autonome, un individu extirpé de
son histoire et de son territoire et dont le statut est désormais identifié à celui de
consommateur libre de ses choix et animé de la seule recherche de son bonheur
et de son intérêt. « Dans le néolibéralisme avancé, l’individu n’est autre que le
nom même du lien social régulé par la loi du profit et de l’intérêt » (Benasayag,
le mythe de l’individu).
Dans ce contexte, les institutions démocratiques sont vécues comme affaiblies
et otages des puissances économiques supranationales. La démocratie
représentative est en souffrance, on la croit de moins en moins capable de
travailler au bien commun. Par contre, le niveau local paraît encore susceptible
de permettre le déploiement d’un vivre-ensemble à l’écoute des citoyens. N’est-ce
pas dans les communes que, dès le Moyen-âge, les aristocraties et les pouvoirs de
droit divin ont été mis en question ? L’émergence de ce que l’on appelle la société
civile constitue la manifestation de ce mouvement de réappropriation de l’espace
public : là où naguère des individus isolés subissaient leur statut de consommateur
à la recherche de leur intérêt personnel, des citoyens s’assemblent, se concertent,
parfois s’associent et portent eux-mêmes leur parole à tous les niveaux de
pouvoir. S’ils ne disposent pas formellement de pouvoir, ces citoyens voient
éclore des possibilités de se faire entendre dans la cité grâce au bourgeonnement
d’organes de la démocratie participative. Par ce biais, ils reprennent confiance
dans la chose publique et dans leur représentation. « La cité apparaît comme un
dispositif critique autoréférentiel (…) une des caractéristique centrale de l’ordre
de cités est en effet d’apporter des limites à la force des forts et de dire qu’ils
ne sont grands (légitimes, autorisés à dévoiler et à user de leur force) que s’ils
intériorisent ces limites et s’y conforment » (Boltanski et Chiapello, Le nouvel
esprit du capitalisme).
Notre cahier explorera donc deux hypothèses. La première : la démocratie
locale constitue un cadre pour réhabiliter la démocratie représentative à travers
le rétablissement de la complémentarité entre démocratie directe (ou semidirecte,
participative) et démocratie représentative. Ou, en d’autres termes,
c’est la parole, c’est l’action des citoyens, déployée dans son milieu proche et
à l’intérieur d’un processus démocratique, qui peut et doit orienter, soutenir,
potentialiser et légitimer le champ de l’action publique, le champ du politique.
Nous nous demanderons aussi, au travers de réflexions théoriques et de l’examen
de réalisations concrètes, à quelles conditions cette hypothèse peut se réaliser.
Nous proposons d’analyser cette question de l’enjeu démocratique à travers
la grille de lecture santé (selon sa définition de l’Organisation mondiale de la
santé : « … état de complet bien-être physique, mental et social, et pas seulement
en une absence de maladie… ») non seulement parce que c’est le mode de lecture
« naturel » pour le mouvement des maisons médicales, mais aussi parce que
les questions de santé s’ancrent dans le quotidien et dans le milieu de vie des
citoyens dont l’échelon communal constitue le niveau de pouvoir public le plus
proche. Ce niveau est aussi celui où existe une proximité entre représentants et
citoyens, dans un cadre de vie partagé. Les questions de santé sont transversales
et portent tant sur l’accès aux soins de santé et les politiques de prévention que
sur les déterminants non médicaux de la santé. La double dimension individuelle/
collective de la santé peut contribuer à éclairer les relations systémiques et la
nécessaire articulation des niveaux de pouvoir. L’analyse des problèmes de santé
met en évidence les effets micros et macros du néolibéralisme. Des actions à ce
niveau peuvent répondre potentiellement aux attentes du citoyen postmoderne :
action concrète et visible, implication et responsabilisation personnelles,
activation des relations sociales dans la globalité et la proximité, mise à distance
des discours idéologiques.
La seconde hypothèse – que, remontant le fil logique, nous explorerons en
premier lieu – sera donc celle de la pertinence de la grille de lecture «santé» à
l’échelle locale. Ensuite nous nous demanderons si et en quoi elle est susceptible
de contribuer à un renouveau démocratique.
Gaëlle Chapoix et Axel Hoffman
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 60 - avril 2012
Les pages ’actualités’ du n° 60
Faut-il punir les patients ’négligents’ ?
Le patient « indiscipliné » est-il un dangereux incivique, passible de se voir refuser l’accès aux soins ?
L’enquête 11/11/11
Quel est le problème prin-cipal de votre public ? Et qu’attendez-vous des maisons médicales ? Ce sont les deux questions que le groupe Re-Germ a posées aux acteurs de la société civile avec lesquels les maisons(…)
Le mensonge ou l’impôt ?
Les inégalités sont un facteur de mauvaise santé. Le progrès, dans sa version libérale, creuse les inégalités. Donc le progrès, dans sa version libérale est un facteur de mauvaise santé. Logique !
Rendons à César…
Une réaction à l’article de Jacques Morel paru dans Santé conjuguée numéro 57 : « Des mots pour ne pas parler que des maux… mais de la santé. Cinquante ans du GERM et de sa descendance(…)
La santé, une grille de lecture pertinente à l’échelon local ?
Quels rôles pour les pouvoirs locaux ?
Venant du niveau « macro » de la politique de santé, l’ancienne ministre des Affaires sociales et de la Santé Magda De Galan, aujourd’hui bourgmestre de Forest a repris les fonctions de l’échevinat de la Santé.(…)
Une grille pertinente ?
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Ma santé, ma commune, points de vue de citoyens-patients
Notre cahier explore deux hypothèses : la première : la démocratie locale constitue un cadre pour réhabiliter la démocratie représentative à travers le rétablissement de la complémentarité entre démocratie directe (ou semi-directe, participative) et démocratie représentative.(…)
La structuration de l’action communale en santé
Quelle démarche locale pour agir sur les déterminants de la santé et réduire des inégalités sociales de santé
Dans un contexte où se conjuguent la croissance des inégalités et le désengagement de l’Etat, la pertinence de l’investissement local en faveur de la santé se manifeste au travers de multiples initiatives telles les ’Villessanté’ ou(…)
Projets communaux de santé : une priorité, un luxe ou un risque d’« effet subside » en plus ?
Pour échapper aux effets pervers de la dispersion des compétences politiques en ce qui concerne les déterminants de santé, les projets de promotion de la santé doivent s’appuyer sur un travail transversal au niveau local. C’est(…)
’Charleroi Ville-santé’… Illustrations d’une dynamique locale
A Charleroi, l’implication de la ville et des habitants dans les projets ’Villessanté’ a débouché sur la réalisation de nombreuses actions très concrètes. Et ce n’est pas fini…
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La complexité des facteurs influençant la santé implique de faire travailler ensemble des acteurs multiples : habitants, politiques, professionnels, associatifs. Ces acteurs privilégient des modes d’intervention différents, disposent de moyens et de compétences spécifiques difficiles à(…)
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La création d’une maison médicale par un pouvoir local, en l’occurrence un CPAS pose une série de questions. Est-ce au public de faire du curatif ? Comment concilier les valeurs et les contraintes d’une initiative privée(…)
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Emergence d’une réponse locale le terrain communal en matière de soins de santé
Par réponses locales, nous entendons celles émanant de la population ou impliquant principalement des acteurs enracinés dans la terre locale. Les contributions que vous venez de lire émanent en effet de professionnels, notamment de la promotion(…)
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Le propos de cet article est de donner un éclairage sur le concept de démocratie et ses déclinaisons, démocratie participative et démocratie délibérative entre autres. Pour commencer, nous inscrirons la démocratie dans le temps. Ensuite, nous(…)
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Un atout majeur de l’action ’santé’ au niveau communal est que la distance entre pouvoirs et citoyens est courte. Cette proximité rend l’action plus lisible, ses enjeux sont aisément visibles, l’information et la parole peuvent mieux(…)
Petit Poucet
Logement, accès aux soins, accueil des personnes âgées, individualisation des droits sociaux : pour les personnes démunies, ce sont des problèmes au quotidien que dénoncent les acteurs locaux. Pour le Réseau wallon de lutte contre la(…)
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Extrait du manifeste Vega (Vert et Gauche) : nous pensons que la première chose à faire est d’inventer des manières de reprendre pied dans le débat, des pratiques permettant à tout le monde d’être pleinement citoyenne(…)
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La Ligue des usagers des services de santé – LUSS est une fédération francophone indépendante d’associations de patients. Elle est devenue un interlocuteur privilégié du niveau fédéral. Se faire entendre à ce niveau permet de faire(…)
Routes, ornières et chemins citoyens
Le chapitre précédent a déployé des exemples – divergents – de rapports entre commune et citoyens dans le champ des initiatives en santé. Ils nous ont définitivement montré la pertinence de la grille de lecture santé(…)
Questions de santé, questions de citoyenneté, expériences d’une maison médicale
Notre cahier explore deux hypothèses : la première : la démocratie locale constitue un cadre pour réhabiliter la démocratie représentative à travers le rétablissement de la complémentarité entre démocratie directe (ou semi-directe, participative) et démocratie représentative.(…)