L’égalité, c’est la santé, c’est ainsi que s’intitule l’ouvrage de épistémologiste Richard Wilkinson qui s’attelle à mettre en lumière les relations de cause à effet entre rapports de domination et état de santé d’une population. Que ce soit du point de vue du genre ou du point de vue ethnique, les inégalités pèsent sur la santé de l’ensemble de la société. Y compris sur celle des catégories dominantes de la population. Extrait choisi.
Nous avons vu les effets des inégalités sur la société dans son ensemble et sur ses strates inférieures. Quid des autres segments de la population ? Quel impact les inégalités ont-elles sur les minorités ethniques ? Sur les femmes ? Sur les hommes ? Les réponses à ces questions sont parfois surprenantes. Les sociétés les plus inégalitaires sont généralement dominées par les hommes, les femmes se trouvant dans des situations défavorables par rapport à ceux-ci : c’est pourtant le taux de mortalité masculine qui pâtit le premier de cet état de fait, plus encore que la mortalité féminine. De même, les inégalités dégradent d’abord les relations sociales entre hommes, avant les rapports entre femmes. En d’autres termes, les hommes souffrent plus que les femmes de la domination masculine. Il faut y voir la conséquence d’une compétition sociale accrue entre hommes : seule une petite minorité d’entre eux parvient à un statut élevé ; en outre, la rivalité redoublée a une influence profonde sur l’expression de la virilité, les hommes étant sommés de jouer les durs, physiquement et affectivement. La santé de la plupart des minorités ethniques trahit quant à elle le poids de leur handicap social et économique. L’appartenance ethnique devient le signe d’un statut social collectif et son caractère incontournable accentue son impact sanitaire. La plupart des processus racistes et stigmatisants prospèrent généralement avec le développement des inégalités.La santé des hommes dépendante du statut des femmes
Commençons par voir la façon dont les inégalités influent sur la situation respective des hommes et des femmes. On sait depuis longtemps que les populations sont en meilleure santé là où les femmes ont un meilleur statut social. L’indicateur du statut des femmes généralement utilisé pour ce type d’études – menées pour la plupart dans des pays en voie de développement – est la différence entre le niveau d’éducation des hommes et celui des femmes. Les chercheurs tiennent le raisonnement suivant : les femmes plus instruites, jouissant d’un meilleur statut social, peuvent mieux que d’autres assurer à leur famille une hygiène et une alimentation qui réduisent la mortalité infantile. Ces études ont montré autre chose : les enfants ne bénéficient pas seuls d’une telle situation puisque la mortalité féminine régresse également. Une deuxième hypothèse a ensuite vu le jour : les femmes seraient en meilleure santé lorsqu’elles subissent moins de discriminations. Il ne s’agit cependant pas d’un transfert d’atouts sociaux et de bonne santé des hommes aux femmes, d’un jeu à somme nulle, puisqu’il s’est très vite avéré que la santé masculine bénéficie elle aussi de l’amélioration du statut des femmes. Recourant à des données internationales transversales, J.-B. Williamson et U. Boehmer ont découvert que le statut des femmes expliquait une proportion égale des écarts de mortalité entre femmes de différents pays d’une part, et des écarts de mortalité entre hommes de différents pays de l’autre. Dans une société où les femmes ont un statut plus proche de celui des hommes, les premières comme les seconds jouissent d’une meilleure santé. Un tableau similaire se dégage d’une étude consacrée aux 50 États américains par I. Kawachi et ses collègues. Ils ont utilisé trois indicateurs du statut social des femmes : la proportion de femmes exerçant un mandat électif, les écarts de salaires et un indice d’autonomie économique. Ils ont montré que les États où le statut des femmes marquait un bon score sur l’un ou l’autre de ces trois points étaient aussi ceux où les taux de mortalité masculine restaient bas. On constate avec surprise que le statut des femmes est plus étroitement corrélé à la santé masculine que féminine, ainsi que le souligne le tableau 1. Comme le relèvent Kawachi et ses coauteurs, les débats sur la subordination des femmes se focalisent ordinairement sur les inconvénients d’une telle situation pour les femmes, et ses avantages pour les hommes. Mais si ces derniers tirent profit du contrôle qu’ils exercent sur le travail des femmes, du fait qu’ils ne font pas leur part de tâches domestiques et qu’ils s’occupent peu des enfants, s’ils utilisent leur pouvoir économique et politique dans leur propre intérêt, pourquoi alors la mortalité masculine, loin de se détériorer, s’améliore-t-elle quand les femmes jouissent d’un statut plus élevé ? Pourquoi la perte par les hommes de leur avantage s’avère-t-elle bénéfique pour leur santé ? Le statut des femmes souffre lorsque la hiérarchie de pouvoir est particulièrement marquée entre hommes : ce constat fournit la clé de la réponse. Dans des sociétés ainsi structurées, agressives, où le pouvoir masculin joue un rôle capital, les femmes sont plus qu’ailleurs dominées, subordonnées, reléguées à un statut social inférieur à celui des hommes. Seules des sociétés moins inégalitaires et plus conciliantes, où la force physique, la position sociale et l’autorité comptent peu, offrent la possibilité aux femmes d’améliorer véritablement leur sort. C’est en réduisant la compétition entre hommes qu’on peut améliorer le statut des femmes. La santé des hommes profite plus que celle des femmes d’un statut favorable consenti à ces dernières car les hiérarchies de pouvoir mettent en compétition les hommes avant tout. Ceux-ci assument l’essentiel de la lutte pour le pouvoir mais aussi l’essentiel des blessures, de l’anxiété et du stress liés à ces processus sociaux. Le coût de ce combat est perceptible dans la violence accrue des hommes, leurs comportements à risques – conduite dangereuse, absence de précautions en matière de maladies sexuellement transmissibles, etc. –, leur vulnérabilité à l’alcoolisme, la toxicomanie et les maladies cardio-vasculaires. Les hommes devenant des rivaux dans cette bataille pour le pouvoir, la nature même de la virilité varie suivant le degré d’inégalité de chaque société. De même, le statut des femmes pâtit d’une grande inégalité entre hommes car elles sont perdantes physiquement ou économiquement. Et les hommes en position d’infériorité tenteront de retrouver un sentiment de force en exerçant leur domination sur les femmes en général, et sur la leur en particulier. Ce mouvement s’inscrit dans un processus beaucoup plus large de « discrimination vers le bas » qui voit les individus humiliés s’efforcer de recouvrer leur amour-propre en affichant leur supériorité sur un groupe plus vulnérable qu’eux-mêmes, femmes, minorités ethniques, minorités situées au bas de l’échelle sociale.La culture de l’inégalité
Les accidents, les violences et les décès dus à l’alcoolisme, à la cirrhose par exemple, reflètent une culture qu’on pourrait qualifier de « virile ». J’ai affirmé dans une autre étude qu’il existe une « culture de l’inégalité » qui est non seulement violente et agressive mais également machiste. Les sociétés les plus inégalitaires sont plus dures, plus compétitives et marquées par une férocité généralisée de tous contre tous. Selon un graphique paru en 2000 dans Bowling Alone, de Robert Putnam, les États américains marqués par un faible niveau de capital social – les États très inégalitaires – comptent un pourcentage élevé d’hommes capables d’affirmer qu’ils se débrouilleraient « mieux que la moyenne dans une bagarre ». Ainsi que le souligne l’auteur, les sociétés dotées d’un faible capital social sont plus querelleuses. Imaginez combien les relations sociales paraissent différentes dans des sociétés faiblement inégalitaires, où seulement 10% de la population affirme ne pas faire confiance à autrui, et dans des sociétés très inégalitaires où 35 à 40% de la population se méfie des autres. Par le passé, ces sociétés dures, agressives, machistes, étaient généralement celles où l’honneur de la famille comptait plus que toute chose ; la domination des hommes sur les femmes était indissolublement liée à la protection par l’homme de l’« honneur » – menacé avant tout par d’autres hommes – des femmes de la famille, qu’il fallait chaperonner et contrôler. Les crimes dits « d’honneur » vont de pair avec les haines entre clans, les vendettas et le sacrifice des femmes « déshonorées ». Bien avant que Putnam étudie le capital social en Italie, Edward Banfield s’était penché sur la culture paysanne dans une région d’Italie méridionale, dont Putnam montra par la suite qu’elle souffrait d’un capital social exceptionnellement bas. Banfield décrivait un « familialisme amoral » où la loyauté à la famille clanique et le népotisme prenaient le pas sur tout autre devoir moral à l’égard de l’ensemble de la société. La même notion fut utilisée pour décrire l’évolution de la société polonaise au cours des années 1970 et 1980, marquée par le déclin de la société civile et le caractère de plus en plus privé de la vie sociale. Les faits montrent le plus souvent que le capital social ne repose pas sur des « liens familiaux forts », selon l’expression consacrée, mais bien sur le déclin de la famille et le renforcement des liens dits « faibles » que constituent d’autres formes de relations et de moralité. Que les sociétés inégalitaires soient claniques, comme souvent par le passé, ou qu’elles tendent à la désagrégation sociale des jungles de béton propres aux sociétés modernes urbanisées, on comprend facilement qu’elles n’améliorent pas le statut des femmes. Ces dernières sont perdantes quand la compétition entre hommes s’accentue. Une sphère publique agressive, peu sociable, qui valorise les caractères virils et où les femmes ne peuvent se déplacer sans craindre une agression constitue bien sûr un environnement contraire à l’amélioration de leur sort. Ce schéma se lit sans difficulté dans les statistiques. L’article de Kawachi dont est tirée la figure 7.1 révèle que la situation des femmes est meilleure dans les États américains où les écarts de revenus restent limités. On trouve la même corrélation dans un groupe de huit pays développés : plus les écarts de revenus globaux sont marqués dans un pays, plus les écarts de salaires entre femmes et hommes se creusent. Les auteurs de cette étude concluent que les femmes sont plus désavantagées aux États-Unis que dans nombre de pays développés puisque les écarts de revenus dans l’ensemble de la société y sont particulièrement pesants. Dans un travail non publié destiné à vérifier cette interprétation, Bruce Kennedy et moi-même avons découvert, à partir des statistiques officielles des 50 États américains, que l’écart des revenus dans chaque État influe plus sur la mortalité masculine que féminine. À chaque recul des inégalités, le taux de mortalité des premiers diminue deux fois plus que celui des deuxièmes. Dans les États caractérisés par les plus gros écarts de revenus, les causes de mortalité masculine qui régressent lorsque les inégalités de revenus diminuent, et qui réduisent donc la différence d’espérance de vie entre les deux sexes, sont avant tout les suivantes : cancer du poumon, maladies infectieuses – hépatites, SIDA, tuberculose, etc. -, homicides, maladie chronique du foie et cirrhose, accidents de la circulation. D’autres études ont retrouvé la même palette de maux étroitement liés aux inégalités dans des environnements très différents. S’appuyant sur des données relatives à 37 pays d’Europe de l’Est et de l’Ouest, M. Bobak et M. Marmot ont abouti à la conclusion que l’espérance de vie dans ces pays était liée à l’importance de l’écart entre taux de mortalité masculine et féminine, ainsi qu’aux écarts de revenus. Le désavantage des hommes par rapport aux femmes en matière de mortalité était moindre dans les pays où l’espérance de vie était plus longue. Les causes de mortalité masculine excédentaire dans les environnements particulièrement inégalitaires trahissent clairement une culture plus masculine. Le tableau formé par le tabac, l’alcool, les accidents de la circulation, la violence, les rapports sexuels à risque et l’usage de drogues, relève en grande partie de comportements masculins même s’il ne s’agit pas d’activités exclusivement masculines. On peut en conclure que la santé d’une population est meilleure quand les femmes jouissent d’un statut élevé parce que ce statut est un marqueur de sociétés moins inégalitaires, plus bienveillantes, où la santé de tous, et plus spécifiquement des hommes, ne souffre pas d’une compétition acharnée pour le pouvoir. On est surpris de constater que ces processus affectent même les enfants. De nombreuses sociétés développées sont devenues plus inégalitaires au cours du dernier quart de siècle tandis que la réussite scolaire des garçons tendait à baisser par rapport à celle des filles. Il fut un temps où les filles brillaient plus que les garçons dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, à l’école élémentaire ; puis, en avançant en âge, elles étaient dépassées par les garçons sauf dans les matières les plus « féminines ». La situation s’est profondément modifiée : les filles réussissent mieux que les garçons à des âges de plus en plus avancés et dans des domaines de plus en plus étendus. Leur domination, dans les examens des systèmes publics d’éducation, s’est étendue des matières « féminines » aux matières « neutres » et enfin aux matières traditionnellement « masculines » telles que les mathématiques et les sciences. Dans nombre de pays particulièrement inégalitaires, les filles conservent leur avance jusqu’aux études supérieures. Parallèlement, on diagnostique chez un nombre croissant d’enfants – des garçons le plus souvent – des troubles de l’attention, une hyperactivité, des comportements perturbateurs, des difficultés d’apprentissage, une dyslexie ou simplement une tendance à s’abstraire de leur environnement. Si les filles pâtissent du développement d’une culture juvénile dure, ainsi que du stress domestique pour les 20% d’enfants de familles pauvres, les garçons en souffrent plus encore. La question n’est pas de savoir qui réussit mieux à l’école. Il s’agit plutôt de souligner que même pendant l’enfance, les effets néfastes d’une culture de l’inégalité très « virile » frappent plus durement le sexe masculin. La chaîne de l’agressivité Les rapports de domination entre hommes ont un lien avec le statut des femmes, et cette corrélation participe d’un tableau plus global des processus sociaux. L’accroissement des inégalités et des rapports de pouvoir provoque un surcroît de discriminations à l’encontre des groupes vulnérables, au nombre desquels les minorités ethniques. Parmi les primates non humains constituant des hiérarchies – chim-panzés, macaques, babouins, etc. -, les éthologues ont souvent signalé le cas d’animaux qui, ayant perdu un combat pour obtenir un nouveau statut ou ayant été victimes d’une attaque de la part d’un congénère occupant une place plus élevée dans la hiérarchie, s’en prennent immédiatement à moins haut placé qu’eux. Surpris par la fréquence de telles descriptions, j’ai interrogé un éminent primatologue, Volker Sommer. Voici sa réponse : « Ce phénomène est appelé en allemand Radfahrer-Reaktion, ou « réaction du cycliste », car l’animal présente son dos à son supérieur tout en écrasant ce qui se trouve en dessous de lui. Il arrive très souvent qu’un primate non humain, victime d’une agression de la part d’un animal situé plus haut que lui dans la hiérarchie, retourne son agressivité contre un animal situé plus bas. Cela peut provoquer une véritable réaction en chaîne : A frappe B qui frappe C qui frappe D qui frappe le spectateur ! ». Cette image du cycliste penché sur son guidon, comme s’il s’inclinait devant un supérieur, et écrasant les pédales sous lui, ne vient pas de l’éthologie, comme je l’ai découvert quelques années plus tard. On la doit à Theodor Adorno qui l’utilisa dans La Personnalité autoritaire, ouvrage qui tentait d’élucider les mécanismes du nazisme et de la persécution des Juifs. Les individus humiliés, dont l’amour-propre a été mis à mal par un statut social déprécié, s’efforcent bien souvent de recouvrer leur fierté en affirmant leur supériorité sur des groupes plus faibles ou plus vulnérables. Il s’agit d’une tendance largement répandue. Elle fonctionne comme le snobisme ou toute autre forme de mépris à l’égard de groupes socialement inférieurs, mépris visant à conserver un statut, voire à gravir des échelons. La position sociale d’un individu se définit aussi bien par les gens qu’il place au-dessus de lui que par ceux qu’il place en dessous : lorsqu’il affirme sa supériorité sur autrui, il tente de monter dans la hiérarchie. On voit ce processus à l’œuvre de façon quotidienne. Ne dit-on pas, par exemple, « il s’est défoulé sur Untel » ? Le caïd de la classe n’est-il pas, bien souvent, un souffre-douleur lorsqu’il quitte l’école ? R. Sapolsky constate chez les babouins en liberté que « les agressions dérivées sur un tiers constituent la grande majorité des actes de violence parmi ces animaux. Un mâle de statut intermédiaire se fait rosser, il se retourne contre un mâle subalterne qui frappe une femelle adulte qui mord un juvénile qui donne une claque à un bébé ». Parmi les exemples humains de la « réaction du cycliste », citons le racisme accru en période de chômage et de difficultés économiques, quand des gens de plus en plus nombreux sentent leur dignité et leur statut menacés par leur pauvreté relative. Aux États-Unis, on a montré que les discriminations racistes sont plus graves dans les États où les écarts de revenus sont plus grands. Mais ce sont sans doute les prisons qui illustrent le mieux ce phénomène. Les détenus constituent l’un des groupes les plus humiliés d’une société et ils ne peuvent affirmer leur autorité que sur de rarissimes individus. C’est ainsi que les rivalités et les violences se développent à l’ombre des murs. Les prisonniers estiment toutefois pouvoir dominer une catégorie en leur sein, les auteurs de crimes sexuels – qui doivent donc être mis à l’écart et protégés par les administrations pénitentiaires. Comme s’ils proclamaient : « Je vaux quand même mieux que ces dégénérés. » Les ouvrages féministes soulignent à l’envi que les hommes humiliés à un titre ou un autre sont souvent violents envers les femmes. L’exemple suivant se situe à la frontière entre le Mexique et le Nouveau-Mexique, région où est apparu le terme macho. Gloria Anzaldúa écrit : « Pour des hommes comme mon père, être « macho », c’était être assez fort pour protéger et faire vivre ma mère et nous, tout en étant capable de faire preuve d’affection à notre égard. Le macho d’aujourd’hui doute de son aptitude à protéger et nourrir sa famille. Son machisme est une adaptation à l’oppression, à la pauvreté, à un amour-propre maltraité. C’est le produit de la domination, de hiérarchies masculines. Les Anglos [Américains non hispaniques], se sentant médiocres, inférieurs, impuissants, déplacent ou transfèrent ces sentiments sur les Chicanos en les humiliant. Dans l’univers des Gringos, les Chicanos sont affligés d’une humilité exagérée, ils sont effacés, ils ont honte et se dénigrent eux-mêmes. Lorsque le macho perd dignité et respect de soi, un faux machisme apparaît, poussant les hommes à rabaisser les femmes et même à les brutaliser. Ce comportement sexiste coexiste avec un amour pour la mère qui prend le pas sur tous les autres : fils dévoué et salaud machiste. Pour laver sa honte, celle suscitée par ses actes et par son être même, pour pouvoir supporter la brute qu’il est devenue, l’homme se met alors à boire, à sniffer, à se piquer et à chercher la bagarre. ». À l’inverse, des sociétés moins inégalitaires et plus soudées limitent les risques de violences familiales. R.P. Dobash et ses collègues ont montré que cette violence va de pair avec une conception patriarcale de la société, mais aussi que la première recule lorsque la deuxième faiblit et que des relations conjugales moins déséquilibrées présentent moins de risques de violence. Les brutalités conjugales ont un lien avec la consommation d’alcool avec l’absence de sanctions sociales et le statut social peu élevé des auteurs de violences, comme l’a relevé K. Finkler. Tout cela semble signifier une chose : les inégalités amplifient les violences familiales. D. Levinson a étudié 16 petites communautés dotées d’une économie non industrielle et d’une organisation non patriarcale : il y a découvert une absence quasi totale de violence familiale. À l’autre extrémité, Brannen et d’autres chercheurs ont constaté que si 10 à 20% des couples américains disent avoir connu des épisodes de violence conjugale au cours de leur union, le pourcentage de femmes victimes de telles violences était deux fois plus élevé parmi les épouses d’hommes travaillant dans un cadre très hiérarchisé et autoritaire tel que l’armée. Les rapports de domination semblent fonctionner de façon identique entre individus et entre groupes. Ainsi que l’écrivent J. Sidanius et F. Pratto, il s’agit d’une grammaire universelle du pouvoir social ; elle explique « les principales formes de conflits entre groupes telles que le racisme, le mépris de classe et la domination patriarcale ».Les inégalités, catalyseur du racisme et de la violence
Des inégalités socioéconomiques fortes transforment souvent de simples différences d’ethnie, de religion ou de langue en motifs de discrimination. À l’inverse, quand les inégalités sont peu marquées, ces différences suscitent peu de frictions dans la mesure où la supériorité sociale ne constitue pas un enjeu capital. Ainsi, Jane Elliott a mené en 1996 l’une des expériences les plus connues en la matière. Dans une classe, elle a délibérément posé la supériorité des enfants aux yeux bruns et l’infériorité des enfants aux yeux bleus ; une demi-heure plus tard, elle constatait que la confiance, le comportement et les résultats des enfants avaient évolué suivant le groupe auquel ils appartenaient. Les différences de revenu et de couleur de peau se mêlent pour alimenter les préjugés et les discriminations. Plus les écarts de revenus se creusent, plus ils accentuent la stigmatisation liée à la couleur de la peau. C’est pourquoi les préjugés racistes prospèrent dans les États américains où les inégalités économiques sont particulièrement marquées. B.P. Kennedy et ses collègues ont mené en 1997 une étude sur ce thème, à partir d’une question de la « U.S. General Social Survey » (enquête sociale périodique) demandant à la personne interrogée de dire pourquoi, selon elle, « les Noirs ont généralement des revenus, des emplois et des logements moins bons que ceux des Blancs ». Dans les États très inégalitaires, les explications fournies rappelaient les réponses donnant des scores élevés sur l’échelle des attitudes face à la domination sociale (Social Dominance Orientation Scale, élaborée par J. Sidanius et F. Pratto). Les individus trahissant les préjugés les plus forts croient communément que la position sociale d’une personne reflète ses capacités innées et non pas les chances, les discriminations ou les injustices qu’elle a connues. Quand les écarts matériels sont prononcés, les processus de distanciation et de différentiation sociales agissent plus puissamment et toutes les caractéristiques associées à un statut social bas, parmi lesquelles la couleur de la peau, sont plus nettement dépréciées. Les forts écarts de revenus dans les États et les villes américains sont étroitement liés à une santé insatisfaisante des Blancs comme des Noirs. Autrement dit, la santé de tous, Noirs et Blancs, souffre des inégalités. La vie est plus directement affectée par les divisions et les hiérarchies sociales que par les distinguos entre groupes ethniques. Statistiquement parlant, on a pu dire que la santé aux États-Unis est plus étroitement corrélée à la proportion de Noirs dans une population qu’aux écarts de revenus. Le problème ne tient pas, bien évidemment, à l’appartenance ethnique mais bien aux préjugés sociaux qui l’accompagnent. Le racisme ayant l’histoire que l’on sait, la proportion de Noirs dans une population en dira parfois plus que les écarts de revenus sur le poids de la hiérarchie des statuts sociaux. Les chiffres indiquent que l’interaction entre le racisme et les inégalités est particulièrement forte là où la population noire forme une minorité importante. Les inégalités entrent en résonance avec d’autres processus sociaux et modèlent les attitudes à l’égard des groupes les plus vulnérables, qu’ils soient définis par l’appartenance ethnique, la religion ou le sexe. Des différences qui, entre égaux, dans un environnement non hiérarchique, ne susciteraient ni préjugés ni tensions, deviennent conflictuelles lorsqu’elles se doublent d’inégalités économiques déterminant une « supériorité » et une « infériorité ». Avec la « réaction du cycliste », ces phénomènes s’exacerbent chez des individus qui, méprisés par d’autres, tentent de retrouver leur dignité en affichant à leur tour une supériorité sur des personnes ou des groupes qu’ils peuvent rabaisser par la violence ou tout autre comportement discriminatoire. En ce sens, il faut peut-être admettre que les processus qui mènent à des lynchages et aux formes les plus frustes du préjugé commencent au sommet de la société, avec le snobisme et l’ostracisme.Le contre-exemple du Kerala
L’État du Kerala, situé à l’extrême sud de l’Inde, sur la côte ouest, montre que des écarts de revenus limités réduisent les tensions entre confessions, castes et ethnies. Comptant environ 32 millions d’habitants, le Kerala est connu depuis longtemps pour être l’État le moins inégalitaire du pays. Il a élu des dirigeants communistes à quatre reprises pendant la deuxième moitié du XXème siècle et les coopératives de pêcheurs furent nombreuses sur le littoral. Les coopératives diverses représentent aujourd’hui une part substantielle de chaque secteur économique. L’État a mis en œuvre d’importants programmes de redistribution des terres aux paysans, abolissant ainsi un système féodal ; il subventionne le riz pour les pauvres ; il garantit un salaire minimum élevé ; il a lancé en 1989 une vaste campagne d’alphabétisation s’appuyant sur 350.000 volontaires, qui explique en partie un taux d’alphabétisation de 90% de la population. Dans cette société matriarcale, les femmes jouissent d’un statut plus favorable qu’ailleurs en Inde, et ce suivant de nombreux critères. Le niveau élevé d’alphabétisation des femmes a sans doute encouragé leur engagement dans la vie publique. Autant d’acquis qui s’enracinent dans une longue histoire. Malgré des revenus longtemps inférieurs à la moyenne nationale – mais ce retard a été récemment comblé –, le Kerala s’enorgueillit de chiffres remarquables en matière d’espérance de vie. Avec un produit intérieur brut d’à peine 1 000 $ par personne et par an, l’espérance de vie des hommes et des femmes à la fin des années 1990 n’était inférieure que de trois ou quatre ans à celle de la population américaine. Outre la bonne santé de sa population et les faibles écarts de revenus, le Kerala se signale par plusieurs traits associés à un capital social élevé, parmi lesquels le statut favorable des femmes. Il affiche « un civisme remarquable, une formidable vie associative », selon les termes d’Ashutosh Varshney, qui compare le Kerala à l’Amérique décrite par Tocqueville au XIXème siècle : une société fourmillant d’« associations […] de mille sortes, religieuses, morales, sérieuses, futiles, généralistes ou spécialisées, énormes ou minuscules ». Cet État a également fait plus de progrès que le reste du pays dans la lutte contre la malédiction des castes et la mise au ban des intouchables ; et les importantes communautés musulmane, chrétienne et hindoue vivent côte à côte dans une relative harmonie. Si l’on doute encore qu’une vie sociale forte corresponde à un affaiblissement des rapports de pouvoir, on trouvera un indice particulièrement intéressant de ce lien au Kerala. Les habitants semblent opposer une résistance à la domination de classe et aux rapports hiérarchiques entre employeurs et employés. Leur refus de se laisser intimider est palpable. Akash Kapur, dans The Atlantic Monthly, écrit, en 1998, que « le Kerala est un État fier, où l’on ne voit pas l’humilité qui va souvent de pair avec la pauvreté. Les mendiants sont rares. Les femmes vous regardent droit dans les yeux ». Et d’évoquer les conséquences imprévues d’une telle attitude : « Les gens connaissent leurs droits […]. Le personnel des hôtels et les vendeurs peuvent se montrer d’une grossièreté sidérante. La notion de service ne va pas de soi pour l’employé kéralais […]. Ce refus de servir explique certaines grèves entamées par des travailleurs mécontents. » Les chefs d’entreprise se plaignent de devoir embaucher « des salariés sûrs d’eux et surqualifiés ». En dépit de la réussite économique de l’État, Kapur conclut que le Kerala est un endroit « agréable à vivre mais dur en affaires ». L’éthique collective doit beaucoup aux nombreuses coopératives tandis que les employeurs, venus d’autres États, sont habitués à une main-d’œuvre plus servile.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 66 - octobre 2013
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Les pages ’actualités’ du n° 66
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Isabelle Philippe coordonne le département qui soutient les associations et entreprises du secteur de l’économie sociale. Le crédit alternatif, c’est son rayon ! Elle nous livre son regard sur le développement de nouvelles maisons médicales à(…)
Fédération : un autre système de santé est possible !
Depuis 2000, la Fédération des maisons médicales s’est dotée d’un organe ayant pour mission de soutenir la création de nouvelles maisons médicales. Cet organe n’a cessé de se développer et de se structurer pour répondre au(…)