Littératie en santé : récit d’animations collectives
Alexia Brumagne
Santé conjuguée n° 77 - décembre 2016
Le concept de littératie en santé propose des balises pertinentes pour agir en faveur de la santé. Pour aller plus loin, Cultures&Santé a voulu mettre à l’épreuve une hypothèse particulière, peu abordée dans la littérature : l’espace collectif offre des occasions précieuses pour développer ou renforcer le niveau de littératie en santé de ses membres.
Mardi 29 septembre 2015, Droixhe, Liège. Deux animatrices de Cultures&Santé se rendent à l’asbl La Bobine pour y rencontrer le groupe avec lequel elles vont travailler pendant dix séances. Les participantes – treize femmes – se sont inscrites à cet atelier dans l’attente d’aborder des questions de santé. Pour Cultures&Santé, cet atelier poursuit deux objectifs. Le premier est de renforcer les compétences des femmes à rechercher, comprendre, appliquer et évaluer des informations en lien avec la santé. Le second est de retirer de cette expérience des recommandations et des pistes pour soutenir d’autres professionnels dans la réalisation de ce type d’ateliers.Cultures&Santé est une asbl de promotion de la santé, d’éducation permanente et de cohésion sociale qui lutte contre les inégalités sociales de santé. Site : www.cultures-sante.be La Bobine est une asbl de lutte contre l’exclusion sociale et de réduction de la fracture sociale entre citoyens via, par exemple, des cours d’alphabétisation et de français-langue étrangère, un service d’insertion sociale, une halte d’accueil. Site : www.labobine.be.Chaque jour, nous sommes amenés à prendre des décisions qui influencent notre santé et celle de notre entourage. Cela requiert la mobilisation, parfois simultanée, de nombreuses capacités : lire, écrire et calculer mais aussi communiquer, résoudre des problèmes, évaluer les renseignements trouvés, appliquer une information en fonction de son propre contexte de vie… Le concept de littératie en santé désigne cette capacité d’accéder, de comprendre, d’évaluer et d’appliquer l’information de manière à promouvoir, à maintenir et à améliorer sa santé et celle de son entourage dans divers milieux au cours de la vie1. En Belgique, on estime que 40 % de la population a des difficultés à mobiliser ces capacités2. Pour certains chercheurs et acteurs de santé, la littératie en santé est réservée aux informations relevant du domaine médical et de la prévention des maladies. Pour d’autres, et Cultures&Santé va dans ce sens, le concept renvoie à tout type d’information ayant un impact sur la santé. Ce choix, qui révèle une volonté de décloisonner le champ d’action en faveur de la santé, pourra amener certains à préférer la dénomination littératie « pour » la santé. Par la porte d’entrée « information », la littératie en santé invite à porter une attention sur l’individu et ses capacités mais aussi sur l’environnement qui les soutient. Ainsi, la capacité d’utiliser adéquatement une information dépendra fortement du contexte dans lequel la personne évolue, d’où la nécessité d’agir également sur celui-ci. Cette attention portée sur le contexte de vie des personnes permet de contrer le risque, parfois présent dans certaines approches de la littératie en santé, de se centrer exclusivement sur les capacités individuelles – celles des personnes à appréhender l’information de manière attendue ou celles des professionnels à bien communiquer. Ces réflexions, nous les avons construites à partir de l’exploration de la littérature et de rencontres avec de nombreux professionnels qui revêtent le rôle d’informateurs en santé (médecins, assistants sociaux, infirmiers en santé communautaire, animateurs…).
Le chemin parcouru avec le groupe
Revenons à Droixhe. Repérer des informations en lien avec la santé dans la presse et évaluer leur fiabilité, faire des jeux de rôles sur la communication avec un médecin : voici deux exemples de pistes d’animation que nous avons imaginées pour renforcer la littératie en santé des membres du groupe. Une autre partie des animations réalisées avec le groupe consistait, à partir d’une préoccupation amenée par les participantes (l’alimentation bio et durable), à recueillir et analyser des brochures sur le sujet, mais aussi à reformuler des extraits en « langage clair », à sélectionner des messages importants, à choisir un support, a illustrer ce support… Chaque semaine, des pistes d’animation différentes ont été créées sur base de l’atelier précédent. Suivant les démarches propres à l’éducation permanente et à la promotion de la santé, nous avons recueilli les représentations de la santé et de l’information-santé des participantes, adapté nos contenus et méthodes sur base de leurs intérêts et de leurs savoirs et savoir-faire. Ce sont elles qui ont donné au projet sa direction et son contenu. À partir de cette expérience et d’une autre assez similaire menée précédemment avec un groupe du CPAS de Saint-Gilles, nous avons pu identifier des atouts de la dynamique collective. Cette dynamique permet la reconnaissance et la valorisation des savoirs et savoir-faire de chacun, et participe à déculpabiliser les personnes vis-à-vis de leur propre situation ; elle suscite aussi le soutien et l’entraide entre participants – qui ne maitrisent pas tous la langue de la même façon. Mais surtout, le cadre installé permet de discuter, contextualiser et négocier une information, ce qui en facilite l’application à son propre contexte de vie. La communication est moins normative et prescriptive qu’elle ne peut l’être sur un support (une brochure d’information, par exemple) ou au cœur d’une relation individuelle (entre un médecin et son patient, par exemple). Sans oublier que ce type d’atelier peut déboucher sur des réflexions ou des actions collectives portant sur des déterminants plus structurels. Petit « laboratoire » de pratiques, cette intervention nous a donc permis de tester des pistes d’animation destinées à développer la littératie en santé des femmes du groupe et d’en tirer des expériences et des enseignements. Nous avons ainsi élaboré un guide d’animation à l’intention d’autres professionnels et bénévoles relais. Cet outil comporte deux parties : la première rassemble des repères pour comprendre ce qu’est la littératie en santé et ce que Cultures&Santé met derrière ces mots. La seconde présente onze pistes d’animation (à combiner ou utiliser séparément) permettant de renforcer la littératie en santé des membres d’un groupe.Ce type d’intervention, basé sur le développement de compétences et non sur la transmission d’informations, est particulier ; il se démarque des « ateliers-santé » classiques et il n’est pas évident de l’expliquer au groupe lui-même. En effet, lorsque le mot « santé » est prononcé, de nombreuses représentations émergent chez les participants et nourrissent des attentes particulières comme celle d’obtenir des informations sur certaines maladies. Avec le groupe de La Bobine, nous avons veillé à bien expliquer le processus de l’atelier. Cependant, malgré cette attention, il a fallu deux ou trois séances pour que les participantes comprennent que nous ne viendrions pas directement avec les réponses à leurs questions mais que nous tenterions de les trouver ensemble. Certaines ont vraiment été surprises par cette démarche : « Nous on veut que vous veniez avec la réponse ». Une autre s’est exprimée lors de l’évaluation finale : « J’avais posé une question sur la ménopause, à la fin je sais très bien que ce n’était pas vraiment votre rôle de répondre mais à moi à aller trouver l’info ».
Documents joints
- Il existe de nombreuses définitions de ce concept. Celle que nous proposons est largement inspirée de Rootman I. & Gordon- El-Bihbety D., Vision d’une culture de la santé au Canada : Rapport du Groupe d’experts sur la littératie en matière de santé, Ottawa.
- Van Den Broucke S. & Renwart A., La littératie en santé en Belgique: un médiateur des inégalités sociales et des comportements de santé, Louvain-la-Neuve, UCL, 2014, p.19.
Cet article est paru dans la revue:
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