Lecture critique des accords de gouvernement : un équilibre délicat
Christian Legrève
Santé conjuguée n° 76 - septembre 2016
Comme nous venons de l’aborder, la couverture universelle santé est une responsabilité publique, qui ne peut s’organiser que dans le cadre d’un système de sécurité sociale cohérent, financièrement garanti, fondé sur l’égalité, organisant l’équité des contributions et des bénéfices. Elle est, par principe, en opposition avec une logique assurantielle qui attribuerait des droits en fonction des contributions. Que disent les accords de gouvernement sur cette question ?
Le niveau fédéral gère toujours les ressources et le financement des prestations de soins de santé. L’introduction de la partie « progrès social et soins de santé » de l’accord d’octobre 2014 indique l’esprit de l’approche du gouvernement : « La sécurité sociale belge procède d’un délicat équilibre entre le principe de solidarité et le principe d’assurance ». Le financement de notre système de sécurité sociale construit à la sortie de la deuxième guerre mondiale, était basé, à l’origine, sur les cotisations sociales et l’impôt. On parle aujourd’hui de délicat équilibre avec une couverture privée. On peut d’ailleurs relever que ce n’est pas le gouvernement actuel qui a amorcé cette évolution. La part des prestations de soin non couvertes par la sécurité sociale n’a cessé, depuis les années 80’, d’augmenter au profit de celles couvertes par un système d’assurance, secteur qu’ont investi les mutualités, tant dans le développement que dans le marketing, tout en conservant un discours sur l’universalité des droits. Responsabilité individuelle donc, l’action publique se limitant à soutenir cette responsabilisation : « les plus faibles, qui bénéficient de droits à la sécurité sociale, sont dans toute la mesure du possible, accompagnés dans la recherche d’un emploi de façon à ce qu’ils puissent eux aussi contribuer au financement de la sécurité sociale ». Le diable se cache dans les détails. On notera, s’agissant des droits, l’utilisation de l’article indéfini : « …qui bénéficient de droits », et non des droits, ou des mêmes droits. On notera aussi la restriction de la responsabilité publique : « dans toute la mesure du possible ». À l’impossible, nul n’est tenu ! Et c’est dommage pour celles et ceux qu’on n’arrive pas à sauver, car « Le travail est le meilleur remède contre la pauvreté ». Responsabilité collective ensuite : «Le gouvernement reverra le mode de financement de la sécurité sociale afin de continuer à offrir une protection sociale de qualité ». Cet avertissement est expliqué plus loin. Chaque année, une dotation d’équilibre (variable) vient combler le déficit, soit l’écart entre les ressources structurelles (cotisations sociales pour deux-tiers, subvention d’état et recettes fiscales pour un tiers) et les dépenses prévues au budget de la sécurité sociale. L’accord prévoit de revoir ces équilibres avec les partenaires sociaux, « dans un esprit de responsabilisation ». C’est-à-dire que le gouvernement prévoit de faire peser davantage l’équilibre sur les cotisations sociales, c’est-à-dire sur le produit du travail. Et quelle responsabilité prendra le gouvernement dans cette bataille pour l’emploi ? Il « s’efforcera [dès lors] de faciliter la collaboration entre les services publics fédéraux et régionaux compétents et les CPAS, afin d’éliminer au maximum les obstacles à l’emploi pour les bénéficiaires d’une allocation de chômage, d’une indemnité d’incapacité de travail ou d’invalidité ou d’une allocation sociale. L’activation reste le fer de lance de la politique de lutte contre la pauvreté ». Ce qui signifie deux choses. D’une part, même en suivant le raisonnement qui lie l’accès aux droits à l’accès à l’emploi, on relève que les seuls moyens d’activation évoqués sont coercitifs et font peser sur les personnes l’obligation de résultat. Le texte comporte des menaces explicites sur les allocations sociales, et plusieurs chapitres consacrés à ce que le gouvernement appelle la fraude sociale. D’autre part, le fédéral compte sur les entités fédérées pour mettre en œuvre ce qu’il présente comme le fondement de sa politique. Effectivement, les compétences emploi sont régionales. Mais, même si les objectifs de mise à l’emploi se retrouvent dans l’accord de gouvernement wallon, on ne voit pas l’ombre d’une collaboration, budgétaire par exemple, entre les deux entités. Au contraire, nombre de mesures fédérales ont un effet négatif sur les budgets des entités fédérées dans le domaine social. Bien sûr, on n’est pas surpris que des majorités politiques aussi différentes adoptent des démarches aussi divergentes, d’autant qu’elles ont eu une implication différentes dans la 6ème réforme de l’état. Surpris, non ; préoccupés, oui !Plomberie
Revenons à l’accord de gouvernement fédéral. En ce qui concerne la santé, la partie la plus consistante du texte décrit des objectifs et des actions de structuration du système de soins. « Un des objectifs centraux du gouvernement est de garantir pour tous les citoyens un système de soins de santé de haute qualité, payable et accessible, adapté aux besoins évoluant du patient, en maintenant les principes de liberté de choix du patient et de liberté diagnostique et thérapeutique ». Et il faut bien reconnaître qu’il est temps de s’attaquer à l’incohérence de ce système. Bien sûr, on a envie de contester la place donnée au dogme de la liberté thérapeutique, mais on peut saluer cet élan pour organiser les interventions dans une optique d’efficience. On a vu, d’ailleurs, depuis, l’énergie que met la ministre de la Santé dans ce domaine. Ses initiatives sont souvent brutales, parfois intempestives, mais on doit leur reconnaître une incontestable détermination pour transformer un système rigide, coincé dans ses rapports de forces et ses conflits d’intérêts. A côté de ces mesures de réorganisation, l’accord propose encore des dispositifs techniques pour améliorer l’accès aux soins d’un point de vue administratif. On notera que, pas plus la déclaration de politique régionale wallonne que la déclaration de politique générale de la Commission communautaire commune ne se démarquent réellement de cette stratégie de travail sur les structures (réseau, concertation, coopération, …). Mais il faut reconnaître que c’est là leur champ de compétence en santé. Seul le Plan wallon de lutte contre la pauvreté développe une approche intégrée de la santé qu’on ne retrouve pas dans le document fédéral, même comme référence, et mentionne explicitement l’accès universel aux soins comme un objectif. Somme toute, on peut être d’accord avec les moyens décrits dans l’accord de gouvernement fédéral pour améliorer le système de santé, mais pas du tout avec les finalités poursuivies, tant il est évident, à chaque paragraphe, que ce n’est pas la qualité de la couverture qui est poursuivie, mais la réduction des dépenses publiques. A ce propos, on peut encore relever l’invraisemblable « promotion des auto-soins et de l’autogestion de sa santé » qui dévoie une des stratégies de la promotion de la santé pour la mettre au service des économies budgétaires (voir l’article page 59). Notre système de santé est inefficient, on ne le dira jamais assez. On a, par le passé, connu des politiques affirmant l’attachement à l’accès universel, et tentant de s’en rapprocher en organisant le surfinancement de ce système, pour éviter de toucher à ses tabous (liberté thérapeutique, liberté de choix des patients, refus de toute évaluation de la pertinence ou de l’impact des traitements, résistance à l’instauration de tarifs pour les soins hospitaliers, …). On est, aujourd’hui, devant une politique centrée sur la réduction des dépenses publiques, et qui s’attaque, pour ça, à certains blocages. On se prend à rêver d’une politique de santé volontariste et efficiente au service de la qualité, dans tous ses aspects, dont l’accessibilité effective. Si on veut être optimiste, on peut dire que ce qui se passe montre qu’il est possible de faire faire changer le système. On peut penser que les choses pourraient aussi bouger dans le bon sens.Le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale s’est penché sur les freins et leviers à l’accès aux services de santé, des soins et à la promotion de la santé, lors de ces deux derniers rapports bisannuels : • En 2014-2015 : Services publics et pauvreté, chapitre IV : Santé : http ://www.luttepauvrete.be/ publications/rapport8/4_sante.pdf • En 2012-2013 : Protection sociale et pauvreté, chapitre III : Protection sociale pour les personnes malades ou handicapées : http ://www.luttepauvrete.be/publications/rapport7/3_sante.pdf Ce service, créé par l’Etat fédéral, les régions et communautés, a pour tâche d’évaluer l’effectivité des droits fondamentaux des personnes qui vivent dans des conditions socio-économiques défavorables (droit à un logement décent, droit à l’énergie, droit à la protection de la vie familiale, droit à la protection sociale, droit à la protection de la santé…). Pour cela, il organise des concertations approfondies avec les associations au sein desquelles des personnes pauvres s’expriment, avec les CPAS, des administrations et autres professionnels de divers secteurs. Il formule des recommandations sur base de ce travail.
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 76 - septembre 2016
Introduction
La couverture sanitaire universelle, qu’est-ce que c’est, juste un concept ? Et pourquoi lui consacrer un dossier aujourd’hui ? Le contexte sociopolitique belge francophone est celui d’un changement de régime. Les gouvernements européens, dont le belge, exploitent les(…)
« Communauté » et solidarités de proximité : prétexte, emplâtre ou levier ?
Jusqu’ici dans ce dossier, nous nous sommes centrés sur les services de santé et l’accès à ceux-ci. Or les premières ressources en santé se trouvent à « l’échelon zéro » du système de santé, au plus près de(…)
Etendre la couverture universelle et la solidarité Le point de vue des Mutualités chrétiennes
Jean Hermesse fait ici le bilan de la couverture santé en Belgique. Ses avancées, ses reculs, mais aussi les pistes d’actions pour l’améliorer malgré un contexte peu favorable.
Accessibilité, qualité et expertise des usagers. Le point de vue de la Ligue des usagers des services de santé
La Ligue des usagers des services de santé (LUSS) fédère plus de 90 associations francophones d’usagers et représente les patients auprès des autorités. Micky Fierens en est la directrice. La couverture universelle, définit- elle, est l’accès,(…)
Évaporer la première ligne ? Gare à l’effet de serres !
Des combats ont été menés dans les années ’70 pour sortir de l’hôpital, pourtant, on y revient mais sous une autre forme. Il semble que nous soyons passés de l’hospitalo-centrisme à l’hôpital tentaculaire. Pour aller vers(…)
Dépasser les facteurs d’exclusion du soin De la rue au cabinet médical
Garantir à tous l’accessibilité aux services de santé n’est pas qu’une question d’argent, ni même de disponibilité de soignants médicalement compétents (voir l’article page 50). Pierre Ryckmans aborde ici les conditions de la rencontre entre soignants(…)
Migration et précarité : une couverture mitée ? Pistes de travail en maisons médicales
Après celui de Pierre Ryckmans d’Infirmiers de rue (voir l’article précédent), Stefania Marsella nous partage un autre point de vue sur les difficultés d’accès aux services de santé pour les personnes en situation précaire, à partir(…)
Conclusion
Nous l’avons vu, le principe de couverture sanitaire universelle ne suffit pas à faire une politique de santé (voir l’article page 20). Elle ne répond pas concrètement aux besoins d’une population. Elle constitue une vision, une(…)
La part du colibri : Quelques réflexions sur l’accessibilité des soins et maisons médicales
Après l’analyse du concept de couverture sanitaire universelle et de divers aspects de sa mise en oeuvre en Belgique à la lumière de ce qui se passe ailleurs dans le monde, il nous a semblé utile(…)
Des soignants en nombre suffisant et bien dans leur peau
Le nombre et la répartition des médecins, infirmiers et autres soignants sur le territoire, la qualité de leur formation ou encore l’articulation entre les métiers sont autant de facteurs qui pèsent sur l’accès à des services(…)
L’organisation de l’offre de soins des médecins généralistes en Europe
Cet encadré est une synthèse de l’article de Laurence Hartmann et al., « L’accès aux soins de premier recours en Europe. Éléments de présentation », Revue française des affaires sociales 2006/2 (n° 2-3), p. 121-139, téléchargeable(…)
La couverture sanitaire universelle, défi nition et origine
Couverture universelle, couverture santé universelle, couverture sanitaire universelle, couverture maladie universelle… Diverses terminologies circulent pour parler de ce concept que nous cherchons à cerner. Certains semblent manquer de précision, comme le premier ; d’autres paraissent trop(…)
L’impact des traités internationaux sur notre système de santé :
Des traités internationaux tels que le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement ou Transatlantic Trade and Investment Partnership TTIP et l’Accord économique et commercial général – AECG ou Comprehensive Economic and Trade Agreement CETA sont en(…)
Lecture critique des accords de gouvernement : un équilibre délicat
Comme nous venons de l’aborder, la couverture universelle santé est une responsabilité publique, qui ne peut s’organiser que dans le cadre d’un système de sécurité sociale cohérent, financièrement garanti, fondé sur l’égalité, organisant l’équité des contributions(…)
Repenser le financement du système de santé
Les précédents articles se situaient jusqu’ici à un niveau global. Rétrécissons à présent le champ pour regarder ce qui se passe en Belgique. Dans l’option d’assurer le chemin vers la couverture sanitaire universelle dans notre pays,(…)
Santé globale et couverture sanitaire universelle : même bateau, même dérive ?
Tel un bateau ivre balancé par la houle à proximité des récifs, les concepts de santé globale et de couverture sanitaire universelle partent-ils à la dérive, vers la noyade des systèmes de santé ? Qui tient(…)
Derrière la couverture sanitaire universelle : une idéologie cachée ?
Christian Legrève nous invite ici à oser porter un regard critique sur ce qui nous semble constituer des évidences de bon sens. Parce qu’un train peut parfois en cacher un autre.
Intérêts et limites des mécanismes pour tisser la couverture sanitaire universelle en Belgique
Le système de santé en Belgique se veut largement accessible sur le plan financier ; différents mécanismes ont été élaborés afin de lever les obstacles susceptibles de freiner le recours aux soins. Ces mécanismes vontils vers(…)
Les pages ’actualités’ du n° 76
Les projets pilotes fédéraux « maladies chroniques »
En octobre 2015, l’ensemble des ministres membres de la Conférence interministérielle Santé publique (donc fédéral – Maggy De Block à l’initiative du projet – régions et communautés) ont approuvé un plan intitulé : Des soins intégrés(…)
Clinique du lien
Nombres de mineurs isolés étrangers sont très déconstruits lorsque je les rencontre, à Paris, très peu de temps après leur arrivée en France. Les symptômes, jusque-là contenus, jaillissent sans qu’ils ne puissent les retenir. Ils sortent(…)
Musulmans et non musulmans
Nous sommes toujours sous le choc de la violence qui a frappé Paris et Bruxelles, cette violence qui est quasi quotidienne en Irak, en Syrie et dans d’autres pays orientaux, nous sommes inquiets et nous voudrions(…)
Réforme des pensions : ne pas oublier la solidarité
Notre système obligatoire d’assurance vieillesse est basé sur le principe de l’assurance sociale. Personne ne peut en être exclu, le risque que représente l’assuré n’est pas pris en compte dans le montant de la cotisation qui(…)