On pourrait croire que la souffrance au travail a été atténuée par la mécanisation. Faux ! La souffrance physique n’a pas disparu, comme le montrent plusieurs articles de ce cahier, et la souffrance psychique ne fait que croître et se lit dans les épidémies de suicide qui défrayent l’actualité. Contre la souffrance au travail, des défenses individuelles et collectives permettent de ne pas tomber dans la décompensation psychique. Mais elles contribuent à rendre acceptable ce qui ne devrait pas l’être. Pour lutter contre ces souffrances et injustices, il faut déconstruire les perversions du nouveau management et briser les stratégies de défense collective qui permettent d’endurer la banalisation du mal.
La souffrance déniée
Depuis les années 80, la société s’est bien transformée. L’indignation, la colère et surtout les réactions collectives face au malheur et à l’injustice sociale n’ont cessé de s’atténuer. L’interprétation la plus courante attribue cette passivité collective à l’absence de perspectives : on ne voit pas d’alternatives praticable ici et maintenant au système économique actuel. Interprétation étonnante car justement ce sont la souffrance et l’injustice qui ont toujours été à l’origine des mouvements collectifs ! Alors n’est-ce pas l’inverse ? N’est-ce pas l’absence de réactions collectives qui rend possible le développement du chômage et de l’injustice ? La faiblesse des syndicats est avancée pour expliquer cette absence de réaction. Mais d’autres phénomènes pourraient jouer un rôle important. Les syndicats et mouvements de gauche se sont de longue date focalisés sur la souffrance physique et les accidents au travail et ont ignoré ou même disqualifié les préoccupations relatives à la santé mentale, à la souffrance psychique, à la crise du sens du travail. On suspectait ce genre de préoccupations de nuire à la mobilisation collective et à la conscience de classe au profit d’un nombrilisme petit-bourgeois. Cette indifférence a permis la tolérance sociale face à la souffrance psychique des travailleurs (et des chômeurs) et ensuite aux innovations managériales et économiques. Les nouvelles utopies US ou japonaises ont ainsi pu soutenir que le bonheur était dans la culture d’entreprise et faire passer la problématique du travail proprement dit au second plan pour imposer le thème, bien plus rentable, de l’organisation du travail. Les thèses néolibérales ont eu le champ libre pour proclamer que :- il n’y a plus de travail, il est dépassé grâce au progrès technologique ;
- le travail est entièrement intelligible, reproductible et formalisable ; il ne relève que de l’exécution, les seuls problèmes sont la conception et la gestion ;
- le travail n’est pas une source d’accomplissement de soi ou de sens. Ces thèses sont contestables :
- le travail existe toujours, même s’il est de plus en plus sous-traité (souvent en cascade), délocalisé dans les pays moins riches ou moins démocratiques, dégradé en petits boulots ou en stages, voire transformé en nouvel esclavage dans des filières clandestines1 ;
- le travail n’est pas une simple séquence programmée : les incidents et accidents se multiplient (songeons aux catastrophes ferroviaires qui ne représentent que la partie la plus éclairée de cette réalité) ;
- le travail demeure quasiment le seul médiateur de l’accomplissement de soi dans le champ social2.
- on peut sans grande opposition exiger une intensification du travail, entraînant une augmentation de la souffrance ;
- il y a neutralisation de la mobilisation collective contre la souffrance au travail et contre l’aliénation ;
- apparaissent des stratégies défensives de surdité et de cécité : on ne veut pas voir la souffrance des autres, on fait silence sur la sienne ;
- l’individualisme et le chacun pour soi deviennent la norme.
L’acceptation du sale boulot
Le « mal » au travail a des visages variés : infractions de plus en plus cyniques au code du travail (travail sous-payé, sans protection sociale etc.), injustices délibérées et même pas dissimulées, parfois exhibées fièrement, discriminations (contre les femmes, les « allochtones »…), manipulation délibérée de la menace, licenciements sans préavis, plans sociaux bidon, manipulation de la précarité… comportements souvent érigés en système et banalisés. Comment les braves gens peuvent-ils se laisser enrôler dans le mal et l’injustice contre autrui ? Stratégie, opportunisme, conformisme ? Sans doute pour certains, mais d’autres ne cèdent pas si facilement sur la morale. Ce qui permet d’entraîner sans réaction des braves gens dans ces mécanismes, c’est sans doute le retournement de la raison éthique au nom du travail, de sa qualité, de son efficacité, sous l’influence de chefs aptes à adopter des positions perverses et dont la distorsion communicationnelle n’est qu’un des outils. Il s’agit que tous soient persuadés que ce qu’ils font est bien. La « virilité » (à distinguer de la masculinité) est un ingrédient de cette alchimie qui fait passer le mal pour le bien. C’est une conduite dont la valeur est faite de la validation d’un comportement par autrui ou par le groupe (à l’opposé du courage qui relève de l’autonomie morale subjective) et en même temps une stratégie de défense collective : si on ne manifeste pas une attitude virile, on encourt la honte, le mépris, l’exclusion, parfois la persécution. Le concept de virilité implique la violence inhérente aux nécessités du travail et se compose d’un ensemble de stéréotypes construits sur la menace de castration, levier de banalisation du mal, et donc sur la peur. L’attitude virile est à la base d’une stratégie collective contre la souffrance d’avoir à faire les basses besognes : elle encourage le déni collectif (le sale boulot est un travail comme un autre) et, si nécessaire, valorise la provocation (c’est à qui fera le pire en dégraissages…) et s’accompagne de rituels de conjuration (toasts au mépris de victimes…). La stratégie collective de défense faite de cynisme viril se transforme ainsi en défense du réalisme économique : on fait passer le cynisme pour de la force de caractère et un haut sens des responsabilités collectives. Le sale boulot devient un travail de salubrité, la rationalisation aboutit à une culture du mépris des exclus. Et alimente le mensonge communicationnel. La banalité du mal, c’est-à-dire l’enrôlement des braves gens au service de la collaboration, passe ainsi par un processus qui permet de tromper le sens moral sans l’abolir. La rationalisation boucle le mensonge et confère au collaborateur sa fierté à se livrer au sale boulot sans s’en sentir responsable puisqu’il est un subordonné obéissant et zélé. Obéissance comme décharge de responsabilité. Sur un plan plus philosophique, le néolibéralisme se dit fondé sur le réalisme de la rationalité instrumentale et toute autre approche (le socialisme par exemple) serait une illusion. Le choix ne serait alors pas entre obéissance ou désobéissance à cette rationalité mais entre réalisme et illusion. Dans ce discours, la science remplace l’argumentation morale et la gestion n’est plus que l’application de la science. La croyance dans la science disqualifie la réflexion morale et politique. Devant la multiplication et l’intensification des attaques sur le travail, il arrive que les stratégies de défense collective soient dépassées et il ne reste plus que la défense individuelle des « oeillères ». Pour certains cela fonctionne, pour d’autres non. Pour ces derniers, ce sera la décompensation psychopathologique, qui peut prendre deux formes : l’effondrement menant à la dépression, à l’alcoolisme, au suicide, ou la révolte, parfois violente (casse, sabotage, fauche).Banalisation du mal
La grande force du système néolibéral est de faire adhérer la population à ses mécanismes et de rendre ainsi peu puissantes les actions de protestation. Ce système qui produit constamment souffrance, inégalités et injustices arrive à faire admettre cela comme bon et juste. Dès lors à la lutte contre l’injustice et le mal doit se substituer une lutte intermédiaire, contre le processus même de banalisation du mal. Dans le dispositif de banalisation du mal, le mensonge communicationnel semble être le chaînon le moins solide. Il faut le déconstruire en recueillant des témoignages, en produisant des enquêtes et des recherches. Il faut déconsidérer la virilité et réhabiliter la réflexion sur la peur et la souffrance au travail.Lectures
L’article que vous venez de lire se nourrit essentiellement de l’ouvrage de Christophe Desjours, Souffrance en France ou La banalisation de l’injustice sociale (Ed. du Seuil ; 1998) Pour accompagner la réflexion, citons encore : Le nouvel esprit du capitalisme (NRF Essais, Gallimard 1999) où Luc Boltanski et Eve Chiapello analysent ce nouvel esprit à partir notamment des textes de management qui ont nourri la nouvelle organisation du travail, vendant aux acteurs un peu d’initiative et d’autonomie au prix de leur sécurité matérielle et psychologique. Ethique et économie de Amartya Sen (PUF 1993) où le prix Nobel de l’économie manifeste son exigence d’inscrire les critères éthiques au coeur de l’analyse économique. La barbarie douce (La Découverte Paris 1999) où Jean-Pierre Le Goff montre comment la « modernisation » libérale dans l’entreprise et à l’école provoque des souffrances individuelles et collectives sous couvert de promotion de l’autonomie et de la transparence.
Documents joints
- Le thème de la disparition du travail est encore largement débattu et nous n’y entrerons pas ici. Citons deux ouvrages sur ce thème qui ont eu un retentissement important : La fin du travail, Jeremy Rifkin, La Découverte 1997, qui comporte une très intéressante annexe de André Gortz et L’horreur économique, Viviane Forester, Livre de poche 1999.
- Le thème de la valeur du travail est aussi l’objet de controverses. Pour Dominique Méda par exemple, dans « Le travail, une valeur en voie de disparition » (Aubier, Paris 1995), le travail est un élément historique en train de s’éteindre, et dont il faut prendre acte pour repenser l’organisation sociale, une organisation où le travail ne sera pas la valeur centrale. (Mais en attendant, que fait-on ?).
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 51 - janvier 2010
L’amiante: crime de masse en temps de paix
L’amiante tue les travailleurs, on le soupçonne depuis plus de 100 ans, on le sait depuis plus de 50 ans. Dans l’indifférence ou, pire, le déni. Le nombre précis de ses victimes ne sera jamais connu.(…)
La sous-déclaration des cancers respiratoires professionnels, en particulier dûs à l’amiante
En Belgique, comme dans d’autres pays de l’Union Européenne, bon nombre de cancers bronchopulmonaires liés à une exposition à l’amiante ne sont pas déclarés au FMP. Dans ce contexte, de nombreux patients perdent leurs droits à(…)
La banalisation de l’injustice sociale
On pourrait croire que la souffrance au travail a été atténuée par la mécanisation. Faux ! La souffrance physique n’a pas disparu, comme le montrent plusieurs articles de ce cahier, et la souffrance psychique ne fait(…)
La santé est un droit pour tous !
Les problèmes soulevés par le rapport entre travail et santé, au-delà de leurs spécificités, représentent un aspect des inégalités face à la santé qui touchent la majorité de la population. C’est pourquoi il faut intégrer leur(…)
Le travail invivable
Les troubles musculo-squelettiques liés au travail sont peu reconnus chez nous. Il est plus que temps de prendre conscience de l’importance du problème. Les gens perdent leur santé et leur emploi. Ils ne savent pas de(…)
Docteur, j’en peux plus
« Docteur, je n’en peux plus. Je ne suis pas malade, je suis à bout. » Une plainte que les médecins entendent de plus en plus souvent depuis dix ans. Les plaintes viennent d’ouvriers à la(…)
Les missions du Fonds des Maladies Professionnelles
Les missions du Fonds des Maladies Professionnelles (FMP) consistent à appliquer la loi de l’assurance maladies professionnelles. Celle-ci permet de faire bénéficier les personnes qui y sont assujetties d’un certain nombre de droits comme la perception(…)
Le rôle du Fonds des Maladies Professionnelles en faveur de la réadaptation des patients lombalgiques
Le Fonds des Maladies Professionnelles propose un programme de réadaptation pour les patients souffrant de lombalgies en relation avec le travail. Le programme vise le retour accéléré au travail et la prévention d’une évolution vers la(…)
On vous demande de vous tuer au travail
Les grandes entreprises sont confrontées à des vagues de suicide sans précédents, qui ne sont que la partie médiatisée d’un profond malaise au travail. Mais les employeurs ne se sentent pas responsables des atteintes à la(…)
Suicide et travail
Dans l’article précédent, nous avons examiné les réactions face à un suicide au travail. Avec C. Dejours et F. Bègue, dont nous tirons l’essentiel de la présente réflexion, voyons maintenant comment le management néolibéral déstructure le(…)
Les relations entre le médecin du travail et le médecin généraliste
Le médecin du travail (MT) et le médecin généraliste (MG) visent tous deux à maintenir et à promouvoir la santé de la population. Pourtant, l’action synergique des deux professions s’avère une évidence qui ne se rencontre(…)
Santé et allongement des carrières
L’allongement de la durée de vie combinée à la baisse du montant global des cotisations sociales en raison de la contraction du marché du travail font craindre des difficultés de paiement des pensions. Constatant que beaucoup(…)
Le retour du puritanisme au travail
Depuis quelques décennies, l’insécurité de l’emploi et la dégradation des conditions de travail pèsent d’autant plus sur les épaules du travailleur – au détriment de sa santé – que nous assistions au retour en force d’une(…)
La morbidité du travail à horaires irréguliers
En Europe, 20% de la force de travail est contrainte à des horaires de travail irréguliers. Jusqu’à 70% des travailleurs se plaignent de difficultés, croissantes avec l’âge, d’adaptation à ces changements d’horaires. Des études épidémiologiques sur(…)
Les pages ’actualités’ du n° 51
Mon mari est parti en paix
Auteur anonyme, épouse d’un patient suivi en maison médicale. Un homme est mort. Sa compagne l’avait fait transférer du premier hôpital où il était soigné de manière « responsable » vers un autre où on l’a(…)
La gestion du doute par le médecin généraliste
Pour le non-médecin, le raisonnement médical suit une route, plus ou moins difficile, qui va du symptôme au diagnostic et arrive au traitement. La réalité est beaucoup moins linéaire et fait intervenir des facteurs humains et(…)
La commercialisation des désordres psychiatriques
Dans notre numéro précédent, Monique Debauche nous avait introduit au marketing employé par les firmes pharmaceutiques pour stimuler la vente de médicaments. Elle nous invite aujourd’hui à nous pencher sur une stratégie très prisée : la(…)
Plongée en eaux troubles
Santé conjuguée a souvent abordé la problématique des médicaments, que ce soit pour questionner les mécanismes et orientations actuels de la recherche, pour déplorer la pression au « tout au médicament » qui déprécie les approches(…)
Quelles réponses à la crise sociale ?
A la veille des élections législatives, des représentants de secteurs de l’action sociale, de l’insertion et de la santé s’associent à des responsables syndicaux pour interpeller les partis politiques sur les réponses à apporter à la(…)