« Docteur, je n’en peux plus. Je ne suis pas malade, je suis à bout. » Une plainte que les médecins entendent de plus en plus souvent depuis dix ans. Les plaintes viennent d’ouvriers à la chaîne, camionneurs, intérimaires, caissières, conducteurs de trains, employé(e)s des call centers ou du nettoyage,… Les docteurs Staf Henderickx et Hans Krammisch ont écrit un livre sur les nouvelles maladies du travail et les conditions de travail qui en sont la cause. En avant-goût, un témoignage issu d’un centre d’appel.
Staf Henderickx et Hans Krammisch, « Dokter, ik ben op », Editions EPO, 2009, 244 p, 16 euros. La parution de la version française est prévue le 1er mai 2010 aux Editions Aden.L’univers impitoyable des call centers Pressée comme un citron puis jetée comme un chiffon. L’histoire de Jessica montre que dans les call centers, l’image n’est certainement pas exagérée. Elle nous vient du récent ouvrage1 des médecins du peuple Staf Henderickx et Hans Krammisch. Extraits. « Allô ! Ici Belgacom, avez-vous déjà fait la comparaison entre les tarifs de Belgacom TV et Teledisnet ? » Plus personne n’échappe à ce genre d’appel téléphonique. On estime à plus de 2 millions le nombre de personnes qui, en Europe, travaillent dans les centres d’appel. En Belgique, une centaine de call centers occupent quelque 60.000 travailleurs. Le groupe Belgacom est coté en bourse et a réalisé 800 millions d’euros de bénéfices en 2008 et emploie 17.833 personnes. Jessica, la trentaine, résolument moderne, s’exprime d’habitude avec aisance et une voix agréable. Il est vrai qu’elle travaille comme opératrice de call center dans le service commercial de Belgacom. Mi-temps comme la plupart de ses collègues. Cela lui fait 750 euros par mois. Plus, quatre fois par an, les primes de vente qui varient de 250 à 500 euros. Elle est maman de deux filles. « Ce matin, j’ai fait une crise de nerf au travail » « Docteur, vous me connaissez, je sais mordre sur ma chique. Mais là, je n’en peux plus. Je suis à bout. Notre chef nous impose des objectifs de vente complètement irréalistes. » Le matin elle avait fait une crise de nerf au travail. C’est son permanent syndical qui l’a reconduite à la maison à midi. « J’ai pleuré dans la voiture : on ne s’en rend pas compte, la pression des chiffres… les chefs… Quand on s’est engueulé avec un chef, le climat devient impossible… » Son permanent lui a suggéré de se faire mettre en congé de maladie pendant 15 jours. « Mais ça me ferait du bien si vous me mettiez un mois. J’en ai besoin. Ça fait des mois que j’accumule. » Elle a mal partout. Au niveau de la nuque, des bras et des jambes. Elle souffre de crampes, à force de rester rivée sur sa chaise. « Parce qu’une fois arrivé à son poste de travail, il n’est plus question de le quitter. Même pour aller faire pipi, il faut mettre un code et c’est comptabilisé pour nos évaluations. Mes maux de tête continuent encore à la maison. (…) Pourtant il n’y pas longtemps, docteur, j’étais encore cotée comme un des meilleurs éléments ! » À l’examen, elle a les muscles de la nuque et les trapèzes fort contractés. Elle fait une grimace lorsque j’insiste sur ces endroits. Avec tous les symptômes qu’elle présente, elle est déjà victime de « stress professionnel chronique. » De longue durée, il peut être responsable de troubles anxieux avec insomnies et irritabilité. Lorsque l’évolution dépasse les 6 mois, le travailleur risque l’épuisement professionnel, le « burn out. » Le travailleur ressent alors une nette perte de sa vigueur physique, une robustesse émotionnelle fortement diminuée et ses facultés intellectuelles amoindries. Avec ces douleurs à différents endroits de son corps, Jessica est aussi une bonne candidate pour les troubles musculo-squelettiques (TMS).
Chiffres, chiffres, chiffres,…
J’invite Jessica à me raconter sa crise de nerfs. « Vous devez savoir que tous les jours nous recevons nos chiffres. Nos pourcentages par rapport aux objectifs de vente. L’équilibre entre temps de parole – temps de musique d’attente – temps après l’appel, où nous devons mettre le dossier client en ordre. L’analyse du « phone skill », c’est à dire la facilité avec laquelle nous parlons au téléphone et notre aptitude à gérer des clients difficiles. Sans parler des enquêtes de satisfaction que la direction fait auprès de la clientèle. Et là on a intérêt à faire au moins 98%. Qui perd un client, reçoit des mauvais points. J’ai conscience que Jessica en aurait encore pour un bon moment à décrire l’univers de Belgacom, mais je suis obligé de recentrer la consultation et lui demande les circonstances précises qui ont déclenché sa crise de nerfs. « Mes chiffres ne sont plus bons et le nouveau chef me met vraiment la pression. Il m’a écouté à distance lors d’une communication avec un client. Mais avait mal compris. Sa parole contre la mienne. J’ai pleuré. Pas possible de dire quoi que ce soit. J’ai claqué la porte. Et j’ai voulu démissionner. Le manager a essayé de me repêcher. Mais je n’ai rien voulu savoir. Sur le fond il défend les mêmes chiffres que mon chef. J’ai appelé mon syndicat et c’est le permanent qui est venu me chercher pour me reconduire à la maison. » Je lui mets un congé de maladie de quatre semaines et lui demande de bien se reposer et de faire tout ce dont elle a envie. Et surtout de revenir me voir si les choses ne s’arrangent pas.Système du citron pressé
Jessica est revenue. Trois mois plus tard. Elle présentait alors une douleur thoracique gauche. Elle a quitté le travail pour venir directement à ma consultation. La douleur passée, elle semblait déjà moins inquiète pour son coeur. Je lui fais néanmoins un électrocardiogramme. Je lui demande comment ça va au travail. « Cela va de mal en pis. Depuis qu’une collègue avec qui je m’entendais bien a changé d’équipe, je survis avec le nouveau chef. L’autre fois vous m’avez déjà donné un mois de congé pour maladie. Mais je reste comme déconnectée. Je me traîne au boulot. » Elle ne mange plus avec les autres qui, au réfectoire, ne font que parler logiciels et nouveaux produits Belgacom. Voilà le « burn out » qui pointe ! Je lui demande s’il n’y a pas moyen de faire autre chose que le call center chez Belgacom ? Avec un certificat médical de ma part la déclarant inapte aux conditions de travail en call center ? « En allant voir votre syndicat qui semble prendre soin de vous et qui pourrait vous appuyer ? » Non, elle serait mise dans le « pool », donc déclassée. Elle perdrait son ancienneté et pourrait être licenciée à la prochaine restructuration. « Ainsi, je perdrais la place sûre que j’avais. Je perdrais mon contrat CDI, que je suis une des rares à avoir ». Et les autres, comment font-ils pour tenir ? Jessica m’explique que la moyenne d’âge est très basse dans les call centers de Belgacom. Une majorité ont fait un graduat après leurs humanités : commerce, logistique, informatique. Ils ont peur de perdre leur place et acceptent tout. Belgacom veut passer de 500 à 1.000 téléopérateurs. Tous CDD ou statut contractuel. Il y a un renouvellement très rapide du personnel. Tout cela fait qu’ils sont très peu syndiqués dans le secteur commercial. Pour ces jeunes, c’est surtout le « toujours plus » qui est d’application. Après une période d’essai de six mois, on garde les plus doués. On les presse pendant deux ou trois ans, c’est là qu’ils progressent. Puis ils stagnent. Et quand leurs performances commencent à chuter, c’est le système du « citron pressé », Belgacom s’en sépare. Leurs collègues les entendent craquer au téléphone lorsqu’ils crient sur le client. Pendant la poursuite de l’entretien, j’examine l’électrocardiogramme qui ne révèle rien de particulier chez cette jeune femme. Par sécurité, je lui rédige un mot pour voir un cardiologue. Ensuite, j’enlève mes lunettes et je la regarde gentiment mais droit dans les yeux : « Combien de temps tiendrez-vous encore comme cela ? » Les larmes lui montent aux yeux et elle répond qu’elle réfléchit depuis un certain temps à faire le pas. En rédigeant un certificat d’incapacité de travailler de trois jours, je lui demande si ça va à la maison. « Non, bien sûr ! Mon mari m’en veut. Et je le comprends. Je ne suis pas très gaie, après mon boulot. Je me tracasse encore à la maison pour mes pourcentages de satisfaction et mes chiffres de vente. Et plus tard en soirée je ne suis toujours pas très disponible… Même les enfants me font des reproches. »Le choix douloureux de Jessica…
Jessica a donc le choix entre rester au call center ou se faire reclasser au « pool » sans garantie d’avenir et sans les primes de vente. Et, avec cela, elle est encore privilégiée. Pour ses collègues contractuelles, Belgacom met simplement fin au contrat, lorsque les performances diminuent. C’est dans les call centers que les nouvelles technologies montrent au mieux la puissance de leurs mécanismes de contrôle sur le travailleur individuel. Toutes les procédures sont standardisées, tous les paramètres sont contrôlés et tous les écarts sont dépistés. Les temps morts semblent complètement éliminés. A tout moment, chaque opératrice peut être mise sous écoute, monitorisée. En termes de santé, les résultats ne se font pas attendre.Comment réduire le stress au travail ?Les études confirment l’histoire de Jessica Vincent Grosjean, du service de psychologie du travail de l’Université de Liège a mené avec son équipe une recherche sur le call center d’une importante entreprise française. Ses conclusions confirment le vécu de Jessica : « l’organisation que nous avons étudiée capte dans son environnement un nombre important de ressources particulièrement vives : des jeunes travailleurs, formés, dynamiques, triés sur le volet pour leur énergie et leur capacité à communiquer. Parallèlement, elle en rejette une quantité non négligeable dès lors que ceux-ci cessent de s’adapter aux conditions particulièrement exigeantes qu’elle leur impose. » Le chercheur constate une dégradation de l’estime de soi et un sentiment d’épuisement chez les opérateurs lorsque ceux-ci commencent à moins bien répondre aux exigences de l’entreprise. La diminution de leur niveau de performance irait de pair avec un épuisement psychique progressif. Ou pour employer cet autre terme : « burn out ». Grosjean soulève aussi le coût pour la société lorsque des jeunes travailleurs deviennent inaptes au travail de façon prolongée à cause de ces nouvelles méthodes de gestion du personnel.
- Soigner son hygiène de vie individuelle. Pratiquer un sport est bénéfique. Danser permet d’opposer au mouvement imposé par le travail un mouvement exécuté par plaisir, en toute liberté. Se détendre tout simplement.
- Soigner son hygiène de vie au travail. Il faut doser son effort. Les travailleurs doivent éviter le « piège de la reconnaissance ». Les contremaîtres ont l’art de jouer sur la légitime fierté du travailleur afin de le surmener. Le jour où l’entreprise restructurera, qui se préoccupera de savoir si le travailleur a usé son corps à faire des heures supplémentaires ?
- Solliciter son délégué syndical. Il peut faire pression sur le patron pour diminuer la charge de travail en augmentant les effectifs, aménager le poste de travail ou encore réaffecter le travailleur au sein de l’équipe.
Stress au travail : faits et chiffres
Se plaindre du stress au travail n’est-il pas une tendance à la mode ? Tout cela n’est-il pas un peu exagéré ? Les nombreuses études montrent le contraire. Dans l’Union européenne, 46% des travailleurs trouvent leur travail monotone. 44% disent qu’il n’y a pas de variété dans le travail et 50% qu’il faut toujours répéter les mêmes opérations à un rythme élevé. 56% doivent lutter contre le chrono et 54% trouvent le rythme de travail trop élevé1. Une étude ultérieure constate que la situation s’aggrave et que le stress au travail est surtout élevé chez les travailleurs flexibles2. Dans notre pays, 31% des travailleurs se plaignent d’une pression au travail trop élevée ; 12,8% d’une pression extrêmement élevée ; 20,8% d’une autonomie insuffisante au boulot et 11,5% trouvent leur emploi extrêmement routinier3. Une enquête de Test-Achats (2008) confirme la gravité de la situation. Les travailleurs les moins qualifiés et les travailleurs à pauses connaissent plus de stress au travail que les travailleurs plus qualifiés. En Belgique, 10% de l’absentéisme de longue durée est imputable au stress. Combiné avec d’autres affections psychiques et physiques, on arrive à un tiers. Pourtant, en cas de stress au travail, le ministère de la Santé publique doit encore conseiller aux médecins de prescrire une incapacité de travail d’au moins un mois et de vraiment convaincre le patient stressé de prendre effectivement son congé de maladie4. Le triste champion de malades et de morts en raison du stress au travail est le Japon. Chaque année, environ 10.000 personnes meurent suite à de longues prestations et au stress au travail. La mort subite par stress y porte même un nom : karoshi.Les auteurs Hans Krammisch est généraliste à Médecine pour le Peuple Seraing. C’est dans cette maison médicale, en 2001, qu’a été lancé le C-Dast, Centre de défense et d’action pour la santé des travailleurs. Ce centre se penche sur les problèmes de santé liés au travail. En 2006, il a été élu au conseil communal de Seraing sur la liste PTB+. Staf Henderickx est généraliste à Médecine pour le Peuple Lommel. Il a déjà publié plusieurs livres (en néerlandais) sur les conditions de travail et la pollution dans sa région (la Campine) et a participé à la rédaction d’un livre noir sur l’Ordre des médecins. Aux élections communales de 2006, il a été élu au conseil communal de Lommel en tant que membre du PTB sur la liste ACTIEF.
Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 51 - janvier 2010
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