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La morbidité du travail à horaires irréguliers


Santé conjuguée n° 51 - janvier 2010

En Europe, 20% de la force de travail est contrainte à des horaires de travail irréguliers. Jusqu’à 70% des travailleurs se plaignent de difficultés, croissantes avec l’âge, d’adaptation à ces changements d’horaires. Des études épidémiologiques sur de larges populations ont mis en évidence une corrélation entre le travail posté et l’incidence de troubles du sommeil, de graves maladies, d’accident de travail ou de circulation, de perturbations des fonctions biologiques…

Les lecteurs qui souhaitent disposer de l’article complet avec références scientifiques peuvent les trouver dans la Revue Médicale de Bruxelles (Rev Med Brux 2009 ; 30 ; 309-17) En Europe, 28% de la population active travaille à horaires irréguliers ; le travail posté (ou travail à pauses) concernant entre 16 à 20% des travailleurs. On estime que 20% des travailleurs à horaires irréguliers abandonnent ce type d’activité pour intolérance après un temps relativement court, que 10% s’y adaptent sans problèmes et que 70% l’assument avec plus ou moins de difficultés. La principale difficulté du travail à horaires irréguliers ou de nuit réside dans le fait qu’il sollicite l’organisme à fournir des prestations lorsqu’il est prédisposé au sommeil, et lui impose le sommeil alors qu’il devrait normalement être actif. Les conséquences du travail posté sur la santé, l’équilibre psychologique et la vie socio-familiale sont multiples : nous allons en examiner un certain nombre. Trouble du sommeil lié au travail posté « shift work sleep disorder » (SWSD) Ce trouble se caractérise par des plaintes d’insomnie, de somnolence excessive et de baisse des performances apparaissant quand les heures de travail sont organisées durant les périodes de sommeil. Les travailleurs souffrant de « shift work sleep disorder » éprouvent des difficultés à initier et à maintenir le sommeil ou sont insatisfaits de la qualité de leur sommeil. Le sommeil du travailleur de nuit ou posté est en moyenne écourté de 1 à 4 h par rapport au sommeil du travailleur de jour. Le diagnostic de SWSD est peu utilisé dans les études cliniques car la frontière entre une réponse normale et une réponse pathologique au stress induit par la modification du rythme veille-sommeil due au travail posté reste imprécise et mal définie. Il est en effet nécessaire de distinguer les travailleurs postés atteints d’une pathologie du sommeil indépendante de leur statut de « shiftworker » et les travailleurs postés dont les troubles sont exclusivement liés à leurs horaires de travail. Un examen du sommeil peut permettre d’exclure des troubles intrinsèques du sommeil comme un syndrome des apnées du sommeil. Un agenda du sommeil ou une actimétrie peuvent être utiles pour évaluer la rupture du cycle veille-sommeil induite par le travail posté. Dans l’étude de Drake, 32,1% des travailleurs de nuit et 26% des travailleurs postés présentent des symptômes correspondant aux critères diagnostiques du SWSD, mais ces pourcentages doivent être mis en perspective avec la prévalence de ces symptômes dans la population générale, évaluée à 18%. La tolérance au travail posté diminue avec l’âge. Après trois nuits de travail, les sujets âgés déplorent une moins bonne adaptation circadienne et se montrent plus somnolents. La Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail nous apprend que la proportion de travailleurs postés reste relativement stable jusqu’à l’âge de 45 ans et diminue fortement par la suite, plus particulièrement après 55 ans, reflétant la difficulté d’adaptation à partir de cet âge au travail à horaires irréguliers. Les femmes qui travaillent de nuit tendent à dormir moins longtemps que les hommes, probablement en raison de leurs obligations sociales, augmentant ainsi leur vulnérabilité au SWSD. Le travail posté, surtout s’il comporte des postes de nuit, perturbe la qualité et la durée du sommeil. Cependant, les conséquences du travail sur le sommeil varient en fonction des postes. Dans l’étude de Drake, les travailleurs de nuit accumulent une dette chronique de sommeil, liée à une diminution de l’efficience et de la durée totale de sommeil par rapport aux travailleurs de jour. En rentrant de son poste de nuit, au petit matin, le travailleur éprouve des difficultés à s’endormir car la lumière du jour lui envoie un message éveillant et son repos, bien mérité après une nuit de travail, doit se disposer durant une période de son horloge interne peu propice à l’endormissement. Le sommeil de jour est aussi moins bien protégé de l’activité du reste de la société (bruits des activités sociales, familiales, etc.). Le rythme de la faim interfère avec celui du sommeil, le repos étant souvent interrompu à midi par une prise d’aliments. Le sommeil de jour, de plus courte durée, est également moins récupérateur que le sommeil de nuit. Ces déficits quantitatif et qualitatif engendrent de la fatigue, de la somnolence et augmentent le risque d’accident de travail ou de circulation. La qualité du sommeil avant un poste du matin apparaît perturbée et la durée de sommeil réduite de 2 à 4 heures, aux dépens principalement des stades 2 et REMS. Les heures de réveil (entre 4 et 5 heures du matin avoisinant le niveau minimal circadien de vigilance) sont associées à une difficulté à s’éveiller et à une majoration de la somnolence durant le reste de la journée. Le sommeil est inévitablement écourté car il est difficile d’avancer son heure d’endormissement. Il existe également des différences individuelles, probablement génétiques, de « phase tolerance », signifiant que certains sont peu affectés par un décalage de phase et relativement asymptomatiques, par contre d’autres y sont très sensibles.

Les maladies cardiovasculaires

Les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité et d’incapacité de travail dans les pays industrialisés. Les facteurs de risque vasculaire inhérent à l’activité professionnelle sont le stress, le bruit, le travail sédentaire, certaines substances chimiques et le travail posté. Dans une revue de la littérature de 1999, des auteurs scandinaves concluent à une majoration de 40% du risque cardiovasculaire (tout événement confondu) chez les travailleurs postés, par rapport aux travailleurs de jour. Le travail à horaires irréguliers constitue un facteur de risque à part entière des maladies cardiovasculaires. Cette affirmation est corroborée par des études plus récentes prenant en considération des facteurs confondants (tabagisme, IMC, charge de travail, exposition à des facteurs d’environnement physiques et chimiques, etc.). Infarctus du myocarde Le risque d’infarctus du myocarde est significativement corrélé au travail posté, chez l’homme comme chez la femme avec une augmentation du risque relatif (RR1) chez la femme dans la tranche d’âge 45-55 ans (RR = 3). Selon les études, le risque d’infarctus du myocarde des travailleurs de nuit ou postés est multiplié par 1,3 à 1,7 par rapport aux travailleurs de jour. Une étude prospective finlandaise portant sur 1.806 travailleurs, révèle un risque relatif de 1,4 après ajustement des modes de vie, de la tension artérielle et du taux sanguin de lipides. Dans une étude de cohorte (« Nurses’ Health Study ») s’intéressant à 79.109 infirmières durant 4 ans, le risque relatif des infirmières à horaires irréguliers (au moins 3 nuits par mois en plus des postes de jour et de soirée) par rapport à celles travaillant exclusivement de jour est égal à 1,21 lorsque l’ancienneté à ce poste est inférieure à 6 ans et à 1,51 si celle-ci est supérieure à 6 ans. D’autres études montrent que le risque d’infarctus myocardique augmente avec le nombre d’années d’exposition au travail posté. Ce risque augmente également en relation avec d’autres facteurs de risque inhérents au travail posté que sont l’obésité (RR = 2,3) et le tabagisme (RR = 2,7). Dans l’étude de Fujino de 2006, on constate que le risque de décès par cardiopathie ischémique chez les travailleurs à horaires irréguliers par rapport aux travailleurs de jour à horaires fixes, est significativement plus élevé lorsqu’il s’agit d’une rotation de postes (RR = 2,32), mais pas dans un travail de nuit fixe. L’hypertension artérielle Dans la revue de littérature de Bøggild en 1999, seules 4 études sur 17 montraient une corrélation entre travail posté et augmentation de la tension artérielle. Dans une étude de cohorte plus récente, Morikawa en 2007, n’observe pas de différence significative de tension artérielle, après un suivi de 10 ans, entre les travailleurs de jour et les postés. Par contre, une étude japonaise contrôlant durant 14 ans la tension artérielle chez les travailleurs de jour et chez les travailleurs postés, affirme que le travail à horaires irréguliers est un facteur de risque indépendant significatif d’augmentation de tension artérielle, tenant compte des différents facteurs confondants que sont l’âge, l’IMC, différents paramètres métaboliques, certaines habitudes de vie, l’exercice physique, etc. Le travail posté jouerait également un rôle dans l’aggravation d’une hypertension artérielle préexistante. Le travail posté pourrait avoir une influence significative sur la survenue d’une HTA, mais des différences existent en fonction du type de travail posté. Les travailleurs de nuit ou à pauses sont régulièrement en dette de sommeil. Une étude publiée en 2006 montre que les travailleurs entre 32 et 59 ans dormant moins de 5 h par nuit ont un risque plus élevé (de 60%) de développer une HTA dans les 10 années à venir. La privation de sommeil, considérée comme une situation de stress, a un effet direct sur la tension artérielle en augmentant la synthèse de catécholamines. L’effet du déficit de sommeil sur l’incidence de l’HTA pourrait être en partie dû à la prise de poids, mais l’association reste significative après contrôle du BMI2. On assiste, au cours du sommeil de nuit, à une diminution physiologique de 10 à 20% de la tension artérielle systolique, diastolique et du rythme cardiaque (« dipping »). Le travail de nuit pourrait exercer un effet défavorable sur le pattern circadien de la tension artérielle. Une étude japonaise montre que lors de la première nuit de shift, le travailleur passe du pattern de « dipper » à celui de « non-dipper » et que le retour au statut initial se fait en quelques jours. La corrélation entre HTA et travail posté reste controversée, mais il semble toutefois que le travail posté constitue un facteur de risque d’augmentation de la tension artérielle, de manière indépendante ou en association avec une prise de poids.

Le diabète

Une étude autrichienne portant sur 300 travailleurs d’une raffinerie de pétrole, souligne que la prévalence de maladie endocrinienne est deux fois plus élevée chez les travailleurs postés (3,56% chez les postés contre 1,5% chez les travailleurs de jour) et cette majoration de risque persiste même après l’arrêt du travail posté (2,8%). Une étude japonaise rapporte des résultats comparables. Une autre étude japonaise, publiée en 2006, montre une augmentation de risque de 35% chez les travailleurs postés par rapport aux travailleurs de jour, après 10 années d’activité. Par contre, dans une étude de cohorte en 2007, contrôlant le taux de l’hémoglobine glycosylée pendant 10 ans, Morikawa ne constate pas de différence entre travail à horaires réguliers et irréguliers, alors qu’une augmentation du BMI de 1,03 kg/m2 est bien présente chez ces derniers. Les travailleurs postés sont régulièrement en dette de sommeil. Des études de privation de sommeil réalisées en laboratoire chez de jeunes volontaires montrent une perturbation du contrôle neuroendocrinien de l’appétit s’exprimant par une augmentation de la sensation de faim et par une modification des paramètres de tolérance au glucose, pouvant favoriser l’apparition d’un diabète.

L’excès pondéral

Différentes études montrent une association positive entre le travail posté et le BMI ou plus particulièrement avec l’obésité abdominale. Dans une étude portant sur 469 infirmières suivies durant 5 ans, les auteurs constatent un gain de poids (de plus de 7 kg) significativement plus fréquent chez les infirmières de nuit, comparativement à celles exerçant en journée. Les résultats de l’étude de Van Amelsvoort, portant sur le suivi durant un an de 377 travailleurs expriment une association positive entre le BMI et le travail posté. Cette association est encore plus nette avec l’obésité abdominale. Dans une analyse multivariée des facteurs de risque, Parkes montre que, pour les travailleurs de jour, la croissance du BMI est fonction uniquement de l’âge, alors que chez le travailleur posté, le facteur prédictif principal est la durée d’exposition à ce type de travail. Plusieurs études soulignent une association positive entre l’évolution du BMI et le nombre d’années de travail posté. Mais ces résultats anciens semblent controversés par des études plus récentes qui ne montrent plus de différence significative. Si on se réfère à une étude sur l’obésité publiée en 2001, on remarque que certaines caractéristiques du travailleur posté multiplient par 1,6 à 2 le risque d’excès pondéral (BM > 25 kg/m2), comme la prise irrégulière des repas, le coucher après minuit et une durée de sommeil inférieure ou égale à 6 h. Une étude publiée en 2005 montre que l’augmentation du BMI est associée à une diminution du temps total de sommeil. La différence en temps de sommeil entre les patients de poids normal et les patients obèses est de 16 minutes par jour. Les auteurs en concluent qu’une heure en moins par semaine en durée de sommeil correspond à une majoration de BMI de 5,4 kg/ m2. Le lien entre sommeil et comportement alimentaire réside peut-être dans la sécrétion de deux hormones peptidiques, la leptine sécrétée par le tissu adipeux et la ghréline synthétisée par l’estomac. Lors d’une restriction de sommeil, on constate une diminution de la sécrétion de leptine et une augmentation de la sécrétion de ghréline. Le tableau hormonal mime celui d’une restriction alimentaire ou d’une perte de poids, s’accompagnant inévitablement d’un accroissement de l’appétit. Le manque de sommeil va entraîner une prise de poids par stimulation de l’appétit, mais aussi par une appétence particulière pour les aliments hautement caloriques, très riches en lipides. En 100 ans, nous avons perdu en moyenne environ 2 heures de sommeil. Ce raccourcissement du temps de sommeil constaté dans nos sociétés postindustrielles explique peut-être l’épidémie d’obésité, notamment chez les adolescents, particulièrement exposés à la privation de sommeil.

Le syndrome métabolique

Le syndrome métabolique est défini par 3 des 5 critères diagnostiques suivants : l’obésité abdominale, un taux élevé de triglycérides et taux abaissé de HDL-cholestérol, une hypertension artérielle et une intolérance glucidique. Le syndrome métabolique multiplie par 2 le risque d’événements cardiovasculaires et par 5 le risque de diabète. La résistance à l’insuline en est l’élément central, en relation avec l’obésité abdominale et l’inactivité physique. La relation entre sommeil et syndrome métabolique semble étroite si on se réfère à l’étude de Wolk qui montre l’influence comparable d’un trouble intrinsèque du sommeil comme le syndrome apnéique grevé d’une morbidité importante, le manque de sommeil et le travail à pauses sur les différentes composantes du syndrome métabolique. Sur base d’une revue exhaustive de la littérature, les auteurs affirment que la dette de sommeil est un facteur de risque du syndrome métabolique. L’augmentation de risque est de 45% chez les courts dormeurs par rapport à ceux qui dorment 7 à 8 h par nuit. Bien que le travail posté soit associé à une obésité abdominale, à une altération de la fonction endothéliale, à une intolérance glucidique, à une dyslipidémie, à de l’hypertension, à une réduction de l’activité fibrinolytique, à un stress oxydatif et à une diminution des capacités antioxydantes, plusieurs auteurs, ces dernières années, n’ont pas mis en évidence de corrélation significative entre le travail posté et le syndrome métabolique sur base de 3 des 5 critères diagnostiques. Toutefois, Karlsson dans sa large étude de cohorte montre que l’obésité, le taux élevé de triglycérides et le taux bas de HDLcholestérol s’associent plus fréquemment chez les travailleurs en shift, particulièrement chez les femmes (RR = 1,71), que chez les travailleurs de jour, suggérant l’association possible entre ce type de travail et le syndrome métabolique. Les troubles du cycle menstruel et du déroulement de la grossesse La femme paye un lourd tribut au travail posté. Le travail à pauses augmente le risque d’irrégularités menstruelles et de dysménorrhée : 53% des travailleuses postées s’en plaignent contre 20% dans la population générale. Cellesci rapportent des plaintes d’insomnie et une moins bonne tolérance à ce type de travail. Les irrégularités menstruelles sont probablement la conséquence d’altérations du caractère pulsatile et de l’amplitude de la sécrétion nocturne de LH, à la suite des bouleversements du rythme circadien induits par le travail posté, des modifications de la qualité du sommeil et en raison d’un dysfonctionnement lié au stress de l’axe hypothalamo-hypophyso-ovarien. Dans les années 90, des études suédoises ont mis en évidence une augmentation du risque d’avortement spontané dans le travail de nuit et dans le travail à 3 pauses, ainsi qu’une réduction de la fécondité chez les travailleuses à horaires irréguliers, un risque plus élevé de prématurité, inférieure à 37 semaines et enfin un petit poids à la naissance. La prudence s’impose et le passage aux horaires de jour pour les femmes enceintes est hautement recommandé.

Les troubles digestifs

Les troubles gastro-intestinaux sont 2 à 5 fois plus fréquents chez les travailleurs postés, en relation avec la modification des horaires et de la qualité des repas. Ils sont également dus au fait que nos enzymes digestives, la motilité gastro-intestinale et l’acidité gastrique ne sont pas prêtes à faire face à une consommation d’aliments à toute heure de la nuit. Le travail de nuit entraîne des troubles de l’appétit, du transit, de la gastrite, de la colite, des ulcères gastro-duodénaux. La recherche d’Helicobacter pylori3 chez des travailleurs se plaignant de symptômes dyspeptiques depuis au moins un an, montre que le travail posté augmente le pouvoir ulcérogène de l’infection et doit être considéré comme un facteur de risque. Après une analyse multivariée, tenant compte des facteurs confondants, cette étude montre une association significative entre l’ulcère duodénal et le travail posté.

Les cancers

En 2007, le travail posté s’est ajouté à la liste des agents « probablement cancérigènes » (groupe 2A), sur base d’études épidémiologiques montrant une augmentation du risque, quoique modeste, de cancer chez les travailleurs à horaires irréguliers et d’études animales plus convaincantes. Cancer du sein Le risque de cancer du sein est accru chez les travailleuses de nuit d’environ 48%. Le risque augmente en fonction du nombre d’années de travail de nuit (3 ou plus de 3 nuits par semaine) : par rapport aux travailleuses de jour, le risque relatif est égal à 2,3 après 4,6 années d’ancienneté. Cette majoration persiste si la travailleuse a des antécédents de travail de nuit et est également fonction du nombre d’années et d’heures effectuées par semaine, en horaire de nuit. Deux études prospectives sur une cohorte d’infirmières aux Etats-Unis (Nurses’ Health Study) montrent, dans la première en 2001, une augmentation significative du risque de cancer du sein chez les femmes ménopausées qui ont travaillé plus de 30 ans à horaires irréguliers (au moins 3 nuits par mois). Une augmentation plus faible du risque est mise en évidence chez les femmes non encore ménopausées, après une période de travail posté moins longue de 1 à 14 ans. Dans la seconde étude en 2006, aux données plus larges et actualisées, l’auteur montre une augmentation de risque chez les travailleuses qui ont exercé 20 ans ou plus dans un système de rotation avec poste de nuit, par rapport à celles qui n’ont jamais travaillé en poste de nuit. Les taux moyens de mélatonine des travailleuses à horaires irréguliers sont inférieurs à ceux des travailleuses de jour et la différence est encore plus marquée pour le travail posté que pour le travail de nuit fixe. Cependant, ces études pêchent par un manque de renseignements sur l’intensité de la lumière dans les espaces de travail, la fréquence du travail de nuit, la validation de sa durée, sur les habitudes de vie et le statut socio-économique. Cancer de l’endomètre Le risque de cancer de l’utérus augmente après plus de 20 années de travail de nuit par rapport au travail de jour (RR=1,47) et plus encore s’il est associé à un excès pondéral, BMI supérieur à 30 (RR=2). Cancer de la prostate Une étude prospective japonaise publiée en 2006, portant sur 14.000 travailleurs, met en évidence, après ajustement des facteurs confondants, un risque relatif de cancer de la prostate égal à 3 des travailleurs postés par rapport aux travailleurs de jour, alors que les auteurs n’observent pas d’augmentation significative de risque pour les travailleurs fixes de nuit. D’autres études ont montré une prévalence plus élevée de cancer de la prostate parmi les pilotes d’avion, les pompiers, le personnel soignant, la police, toutes les professions engagées au moins partiellement dans un travail à horaires irréguliers. Cancer colorectal Dans la « Nurses’ Health Study », le travail de nuit (au moins 3 nuits par mois) depuis plus de 15 ans augmente le risque de cancer colorectal (RR = 1,35). Rôle de la mélatonine La mélatonine aurait une action antinéoplasique selon des études in vitro Le travail de nuit, en réduisant la sécrétion de mélatonine, favorise la libération d’hormones sexuelles et la croissance des cancers hormonodépendants. Rôle de la lumière L’exposition de certains types de souris à une illumination constante augmente le risque spontané de cancer mammaire (par augmentation de la synthèse de DNA et de la production de prolactine). Des études épidémiologiques réalisées chez les femmes souffrant de cécité totale, ne percevant pas la lumière du jour, montrent une prévalence moins importante de cancer du sein. Dans une étude portant sur 10.000 dossiers, un groupe de femmes admises pour un cancer du sein est comparé à un groupe contrôle de femmes admises pour un accident vasculaire cérébral ou une maladie cardiovasculaire. Dans le groupe contrôle, 0,26% des femmes sont profondément aveugles, contre 0,15% dans le groupe avec cancer du sein. Le risque de cancer de la prostate est réduit de manière comparable chez les hommes aveugles. Rôle des gènes de l’horloge biologique Les gènes de l’horloge récemment découverts sont importants dans la régulation des rythmes circadiens. Des polymorphismes spécifiques affecteraient la capacité d’adaptation à des perturbations du rythme circadien, comme le travail posté. Un polymorphisme du gène Per 3 (Period) semble associé au développement du cancer du sein. Les accidents de travail et de la circulation Lors du travail de nuit, l’émoussement des aptitudes psychomotrices et sensorielles, la monotonie du travail, la baisse physiologique de vigilance, plus particulièrement entre 2 h à 4 h du matin, favorisent la survenue d’accidents. Le travail à horaires irréguliers entraîne une fatigue démesurée par rapport au travail effectué, un trouble des perceptions sensorielles et de la coordination motrice, une dégradation des capacités de réflexion et un allongement du temps de réaction. Différentes études ont mis en évidence, durant ces périodes de travail, des micro-sommeils, yeux ouverts pouvant durer jusqu’à 7 secondes, expliquant la gravité des accidents nocturnes dans l’industrie et les transports. Les accidents de travail sont majoritairement imputables à des erreurs humaines ; un sommeil insuffisant en est la cause principale. En Australie, l’analyse de 1.020 accidents de travail sur une période de 2 ans montre que les travailleurs de nuit (11,2% de la population) sont impliqués dans 25% des accidents et les travailleurs de jour (88,8% de la population) dans les 75% restants. Les accidents de travail sont donc 2 fois plus fréquents la nuit que le jour. On observe une variabilité circadienne de la performance industrielle (délai de réaction, d’intervention, erreurs de procédure, etc.) maximale en fin de matinée et en fin d’après-midi et minimale vers 3 h du matin. Dans la même étude, le risque d’accidents ou de blessures augmente de 30% du poste du matin au poste du soir. Au cours d’une nuit de travail, le risque augmente étonnamment à la 2ème heure et de manière plus prévisible entre 3 h et 4 h du matin. Le risque s’accroît au cours des nuits successives d’un même shift (passant de 6% à la 2ème nuit à 36% lors de la 4ème). Le risque d’accident augmente également en fonction de la durée de la journée de travail et de manière exponentielle après la 5ème heure. Une série de catastrophes tristement célèbres sont survenues durant un poste de nuit : le naufrage du Titanic, 14 avril 1912 à 3 h am ; l’accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island (USA), le 28 mars 1979 à 4 h am ; l’explosion de l’industrie chimique de Bhopal (Inde), le 3 décembre 1984 à 2 h am, la catastrophe nucléaire de Tchernobyl (URSS), le 26 avril 1986 à 1 h 23 am. Les travailleurs postés sont plus à risque de provoquer un accident de roulage : 41% reconnaissent s’endormir au volant, comparé à 28% des travailleurs à horaires réguliers. Les conducteurs de poids lourds qui roulent durant de nombreuses heures et souvent de nuit sont particulièrement affectés par la somnolence au volant, responsable de 35% des 4.400 morts accidentelles par an aux Etats-Unis. Différentes études ont montré que le risque d’accident touchant les conducteurs de poids lourds entre 0 h et 4 h du matin était 2 fois plus élevé que durant la journée.

Mortalité

La relation entre travail posté et mortalité a été peu étudiée. Des études anciennes n’ont pas montré d’augmentation du taux de mortalité chez les travailleurs postés. Ce taux n’est significativement pas différent entre les travailleurs passés en jour après 14 années de travail à horaires irréguliers, les travailleurs de jour et les travailleurs postés. Une étude suédoise portant sur 22.411 individus interrogés par téléphone entre 1979 et 2000, montre, après ajustement de l’âge, du stress, de la charge physique du travail, des pathologies au début de l’étude, du tabagisme, que le travail posté des cols bleus n’est pas grevé d’une augmentation de mortalité, mais par contre le taux de mortalité des femmes à cols blancs travaillant à pauses est significativement plus élevé que celui de ces mêmes travailleuses de jour. Une autre étude suédoise, portant sur une cohorte de 2.354 travailleurs postés et 3.088 travailleurs de jour, suivis de 1952 à 2001, ne remarque aucune différence en taux mortalité. Une longue durée de travail posté (plus de 30 ans) est toutefois associée à une augmentation du risque de mortalité par maladie coronarienne (RR = 1,24) et par accident vasculaire cérébral (RR = 1,56).

Conclusion

L’impact négatif du travail à horaires irréguliers sur la santé est considérable, d’où l’intérêt d’une surveillance attentive des médecins du travail intégrés dans un réseau de soins comprenant des centres spécialisés du sommeil et des centres anticancéreux pour une meilleure prévention de la morbidité inhérente aux perturbations extrinsèques du rythme circadien.

Documents joints

  1. RR : risque relatif. Terme de statistique exprimant le rapport des taux de la maladie chez les individus exposés et non exposés. Dans l’exemple du texte, « une augmentation du risque relatif chez la femme dans la tranche d’âge 45-55 ans (RR = 3) » signifie que chez les femmes de 45 à 55 ans qui ont un travail posté, le risque de faire un infarctus est trois plus grand que chez les femmes du même âge qui travaillent de jour.
  2. BMI : Body mass index, aussi appelé IMC, index de masse corporelle. Le chiffre du BMI est le rapport entre le poids et le carré de la taille : les personnes chez qui ce calcul donne un résultat compris entre 20 et 25 ont statistiquement le plus de chance de vivre longtemps en bonne santé (sauf accident, guerre, etc.). On parle d’excès pondéral lorsque le BMI est compris entre 25 et 30, d’obésité à partir de 30 et d’obésité morbide à partir de 40.
  3. Helicobacter Pylori : bactérie souvent associée aux ulcères de l’estomac et du duodenum.

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 51 - janvier 2010

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Dans notre numéro précédent, Monique Debauche nous avait introduit au marketing employé par les firmes pharmaceutiques pour stimuler la vente de médicaments. Elle nous invite aujourd’hui à nous pencher sur une stratégie très prisée : la(…)

- Debauche Monique

Plongée en eaux troubles

Santé conjuguée a souvent abordé la problématique des médicaments, que ce soit pour questionner les mécanismes et orientations actuels de la recherche, pour déplorer la pression au « tout au médicament » qui déprécie les approches(…)

- G.R.A.S.

Quelles réponses à la crise sociale ?

A la veille des élections législatives, des représentants de secteurs de l’action sociale, de l’insertion et de la santé s’associent à des responsables syndicaux pour interpeller les partis politiques sur les réponses à apporter à la(…)

- Fédération des centres de service social

Santé des migrants et bonnes pratiques

Les migrants et certains groupes ethniques sont régulièrement cités comme groupes vulnérables, que ce soit en termes de différence d’état de santé ou dans l’accès aux soins. Sur base d’un constat européen, la Commission Européenne cofinance(…)

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L’OMS sous la pression de l’industrie

AH1N1 : fièvre virale ou économique ?

- Dr Olivier Mariage