Infirmiers et médecins sur pied-bot d’égalité
Emmanuel De Loeul, G., M. et R.
Santé conjuguée n° 64 - avril 2013
A l’invitation de l’équipe Education permanente de la Fédération des maisons médicales, trois infirmières ont esquissé les contours de leurs rapports professionnels avec les médecins lors d’un focus groupe. Entre prescrit légal et importance de l’informel, soumission aux représentations des patients ou instrumentalisation de celles-ci, l’échange et la concertation apparaissent comme les ingrédients indispensables à la confiance, gage de considération égalitaire réciproque.
Communiquer pour construire la confiance La répartition des responsabilités dans la réalisation des actes infirmiers est clairement établie par l’arrêté royal du 18 juin 1990 (voir dans ce numéro Encore quelques papiers chers collègues, chers docteurs pp. 108). Concrètement, pour la surveillance d’une plaie par exemple (acte infirmier autonome), le médecin peut envoyer le patient vers l’infirmier en lui signalant qu’il ne le reverra que si surgit un problème. Parfois, aussi, il arrive que certaines plaies ne soient vues par aucun médecin, explique G.. A l’inverse, quand je ne parviens plus à gérer l’évolution d’une plaie, je me tourne vers le médecin. Dans l’autre sens, lorsqu’un médecin ne s’en sort pas pour effectuer une prise de sang (acte qui ne peut être effectué par une infirmière que sous prescription médicale), il nous sollicite, poursuit-elle. Je me souviens aussi avoir donné des conseils pour un désengorgement mammaire parce que la médecin n’y avait encore jamais été confrontée, ni professionnellement ni personnellement. En tout état de cause, en termes de responsabilités, il importe que les ordres médicaux qui doivent être rédigés par écrit le soient effectivement, même dans le cas de maisons médicales fonctionnant au forfait. Certains actes, comme une injection, ne peuvent pas être réalisés à l’initiative de l’infirmier ou à la demande du patient ; ils doivent être prescrits par le médecin. Parallèlement, il faut veiller à ce que les actes qui font partie du rôle autonome des infirmiers soient gérés de façon autonome, contre la tentation de certain-e-s, habitué-e-s au fonctionnement « à l’acte », d’exiger une prescription pour tout. Parfois aussi, le recours de l’un à l’autre est d’ordre “psychologique”, lorsqu’il s’agit simplement d’être deux, de partager une situation particulièrement délicate, comme face à un délire avec menace de suicide. Dans les maisons médicales, l’échange d’information, y compris de façon informelle, semble asseoir un mode de fonctionnement qui se veut horizontal tout en complétant le prescrit légal. S’il y a des différences financières, les missions et responsabilités respectives sont reconnues par les uns et les autres, moins dans une logique d’égalité que de complémentarité. Pour gagner ou maintenir la confiance des médecins, il arrive que les infirmières adoptent un comportement tactique. Comme d’appuyer par un acte technique une perception qu’elles ont de l’état de santé d’une personne. G. se souvient avoir été en charge d’une patiente qu’elle voyait trois fois par semaine à domicile, tandis que la médecin se rendait chez elle tous les quinze jours. Alors que l’infirmière tenta à un moment d’alerter sur une dégradation de l’état de santé apparent de leur patiente, la médecin répondit qu’elle se rendrait à son chevet dans une semaine, à la date convenue. Elle concéda à l’infirmière une prise de sang qui confirma un problème, parvenant du coup à mobiliser plus tôt la médecin. Désormais, elle se mobilise plus vite lorsque je l’interpelle, se félicite G.. A la décharge des médecins, les infirmières passeraient peu de temps à expliquer ce qu’elles font. En 2002, certaines d’entre elles expliquaient ce constat comme ceci : « Nous réclamons souvent des informations aux médecins, ils ne nous les communiquent pas spontanément. Les infirmières sont plus demandeuses que les médecins. (…) Nous pouvons leur dire uniquement l’essentiel ; s’ils ont besoin d’informations supplémentaires, il nous semble de leur responsabilité de nous les demander. »1. Pour G., il y a quand même beaucoup de dialogue, tant en réunions d’équipes qu’à travers des moments informels. Si je suis à domicile et que je prends une initiative sans avoir l’occasion d’avoir un médecin en ligne ou que je me suis emballée quelque peu face à une manifestation d’agressivité d’un patient, je vais systématiquement relayer l’info ou me confier à mon retour. Il reste néanmoins un enjeu de communication non entièrement résolu : le langage commun. Conscients de la complémentarité d’avec les infirmiers, les médecins se montrent souvent intéressés à ce que les infirmières partagent dans les situations de coordination. Mais alors qu’ils s’attendent à des renseignements qui auraient été obtenus via une anamnèse clinique, les infirmiers n’y sont ni formés ni tenus. D’autre part, les infirmiers noient parfois les informations à donner aux médecins dans une foule de détails sans structurer leur demande ni l’adapter à leur interlocuteur. Les infirmiers se montrent également attentifs aux petits désagréments, aux plaintes des personnes qui ne perturbent pas directement la santé mais qui sont difficilement supportables dans le quotidien (par exemple, les démangeaisons). Pour ces « petits » symptômes, les patients nous utilisent souvent comme relais vers le médecin, témoigne M. Dans ce registre, nous éprouvons des difficultés à nous faire entendre, à ce que le médecin prenne en compte le problème. Probablement parce qu’il est parfois sans solution.Fonctions émergentes
Aujourd’hui, la situation emblématique d’une nécessité de communication réside dans les trajets de soins (TDS). La nomenclature inclut l’éducation à la santé, élargissant l’importance de cette fonction dans le travail des infirmiers, explique M. Tandis que les médecins peuvent ne recevoir leur patient que 2 fois par an dans le cadre d’un trajet de soins. Si les infirmiers en font plus dans ce contexte, ils attendent aussi que les médecins soient à leurs côtés en cas de problème avec un patient. Conscients que, pour cela, il est nécessaire de disposer de moments où puisse se tenir un dialogue. Ce qui renvoie, encore une fois, à la nécessité de dégager du temps pour de la concertation. Par contre, les trajets de soins constituent pour les infirmiers la première occasion de voir leur rôle d’éducation reconnu et financé à ce point dans les soins à domicile. Alors que les médecins de maisons médicales ne voyaient pas d’un bon oeil, au début, cette façon de structurer les soins par maladie, opposée à la prise en charge globale. Reste que, même dans le milieu des maisons médicales, la tentation existe toujours de créer un dispensaire diabète dans le seul but d’aider le médecin, négligeant tout le processus d’éducation du patient visant à le rendre le plus compétent possible pour gérer sa maladie. Les médecins connaissentils assez ce travail ? S’ils en observaient l’efficacité, laisseraient-ils davantage de places aux infirmiers ? D’une manière générale, les participantes au focus groupe constatent que la formation en santé communautaire qui existe depuis 10 ans a fait évoluer les tâches attribuées aux infirmiers. Les tâches qui relèvent de l’éducation à la santé prennent plus d’ampleur. Mais les médecins et parfois certains infirmiers ne cernent pas toujours en quoi elles consistent. Certains se demandent si ça vaut la peine vu le faible nombre de participants aux activités proposées. D’autres doutent que cela fasse partie du rôle des soignants, d’une maison médicale. La négociation avec les médecins est toujours difficile lorsque le domaine leur est inconnu. Il faut expliquer longuement, il faut se justifier scientifiquement : contenu, heures de travail, impact, … mais rapidement car ils n’ont pas le temps. Et les infirmiers qui font les deux (soins et santé communautaire) n’ont pas non plus énormément de temps pour préparer des réunions spéciales où promouvoir la santé communautaire. Malgré tout, la plupart sont de bonne volonté et au fur et à mesure du temps, on arrive à un résultat. Avec l’émergence des aides soignants, la fonction de délégation formelle apparaît comme la plus novatrice pour les infirmiers. Si les médecins en maisons médicales sont le plus souvent favorables à l’intégration d’aidessoignants, du côté des infirmiers, il y a parfois de la résistance. Certains considèrent par exemple que les toilettes doivent rester de leur compétence, craignant sinon de devenir plus techniciens encore au détriment du relationnel. Surtout, les infirmiers n’ont pas appris à superviser d’autres professionnels, ils n’aiment pas et manquent de compétences pour le faire. En outre, l’embryon de hiérarchie apporté par la législation des aides-soignants pourrait-il remettre en question tous les statuts, dans la mesure où la philosophie des maisons médicales est en contradiction avec la notion de hiérarchie ?Rapports avec les autres fonctions L’info passerait-elle mieux avec les autres professionnels des maisons médicales ? L’enjeu réside dans l’harmonisation des messages et attitudes vis-à-vis des patients. Avec les kinésithérapeutes, on se croise, on convient d’un message harmonisé, mais c’est trop peu, estime Geneviève. Pour certaines problématiques, la répartition semble être l’usage dominant. C’est le cas lorsque les infirmières, surtout quand elles se rendent à domicile, sont invitées à répondre à des interpellations d’ordre général, à connotation plus sociale : concernant la facture énergétique, la salubrité domestique, etc. Dans notre maison médicale, on réfère beaucoup à l’assistant social pour le travail social et au psychologue pour le suivi psychologique, explique Rose- Marie. Ça change notre métier, notre champ se rétrécit un peu. Parallèlement, on pratique de plus en plus de consultations conjointes. C’est paradoxal, note Geneviève : quand on passe la main à un assistant social, c’est un soulagement pour moi qui n’aime pas trop les aspects administratifs. Mais du coup, je ne vois plus certaines personnes auprès desquelles ces aspects étaient ma « porte d’entrée ». Et si les médecins, lorsqu’ils nous délèguent une tâche, un suivi de patient, étaient dans la même situation, se demande Marie-Louise… ?
Le patient, ce miroir
Il arrive que des personnes n’accèdent aux propositions d’aide familiale, formulées pourtant de manière anticipée par les infirmiers, qu’en dernière minute, lorsque commence véritablement une catastrophe. Certains n’en veulent vraiment pas, mais quand une relation d’aide est établie, la plupart ne voudraient plus en changer, observe M. Parfois, c’est le médecin qui emporte la décision, en usant de son autorité, en jouant au « grand docteur », sur le mode : « Si vous ne prenez pas de disposition à domicile, ce ne sera plus possible ! ». Apparaît ici une dimension instrumentale du rapport entre infirmiers et médecins en maison médicale : parfois, on utilise l’autorité du médecin pour faire passer un message chez des patients qui le placent plus haut que l’infirmier, concède G.. A l’inverse, nous, infirmières, voyons des corps nus, ou assistons à des tensions entre époux lors de visites à domicile, toutes choses que le médecin ne verra pas lors des visites de routine, relève G.. Nous sommes des interlocuteurs précieux pour les médecins. Du côté des patients, la hiérarchie du médecin sur l’infirmier est encore très prégnante. En maisons médicales, la plupart des médecins ne manquent pas l’occasion d’expliquer aux patients leur façon de travailler en collaboration. Quand un patient veut régler un problème avec une infirmière en passant par le médecin, il y a toujours un dialogue entre ces deux derniers, affirme M. Il est arrivé que toute l’équipe refuse de prendre en charge un patient qui ne respectait pas l’équipe d’infirmières. Une autre évolution qui fonde plus particulièrement le travail infirmier en maison médicale, c’est de considérer le patient comme partenaire de soins, estime G., ce qu’on retrouve comme approche dans la formation en santé communautaire.Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 64 - avril 2013
Les pages ’actualités’ du n° 64
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