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Genres et pratiques de première ligne


Santé conjuguée n° 42 - octobre 2007

Deux phénomènes convergent : l’évolu tion des pratiques médicales vers une approche bio-psycho-sociale de la santé coïncide avec la féminisation de la profession médicale. Quelles perspectives cette rencontre ouvre-t-elle ?

L’interpellation des étudiants est souvent source de réflexion et de remise en question judicieuse. Ainsi, une étudiante précise qu’elle voudrait choisir la spécialisation en médecine générale mais qu’elle hésite beaucoup et pense y renoncer car elle craint l’insécurité des gardes. Cet échange venant s’ajouter à d’autres questions soulevées par nos futurs collègues confirme la nécessité d’encourager de nouvelles pratiques en médecine générale. En effet, ce dialogue pose plusieurs questions : d’une part, l’attractivité de notre métier, d’autre part son mode d’organisation et enfin l’impact de la féminisation. En ce qui concerne l’attractivité, de nombreuses publications se penchent sur le sujet et soulignent la féminisation, le travail à temps partiel, l’attractivité de la carrière hospitalière, la charge de travail accrue du généraliste, la lourdeur ontologique du métier, l’absence de subsidiarité à l’intérieur de la profession. Si la médecine générale offre plus d’opportunités de flexibilité de carrières, l’attrait de celles-ci est limité par la reconnaissance sociale insuffisante et une rémunération inférieure à celle de la plupart des spécialités. En ce qui concerne le mode d’organisation de la pratique médicale, les signaux d’un changement profond de mode de pratique sont nombreux et proviennent de la prise de conscience des difficultés rencontrées par la profession. L’impact de la féminisation enfin est évident et cet article a pour but d’en analyser les caractéristiques. Le long chemin parcouru par les femmes pour être reconnues dans le monde professionnel et médical n’a abouti que récemment. La presti gieuse université de Cambridge n’a autorisé les diplômes pour les femmes qu’en 1948 et la mixité n’est intervenue que tardivement, en 1988 pour le dernier collège. Dans les univer sités, de 1910 à 1960, seulement 5 % de tous les gradués en médecine dans les pays occiden taux étaient des femmes. Ce qui a changé très rapidement puisque aujourd’hui plus de 50 % des étudiants en médecine sont des étudiantes alors que les postes de direction et les postes académiques sont encore en majorité masculins. A l’université catholique de Louvain, entre 1990 et 2002, la proportion d’étudiantes est passée de 50 % à 60 % et cette évolution semble atteindre un plafond depuis les années 2000. Les indicateurs d’activité étayent le constat que les femmes ont une moindre activité sur le marché médical tant en ce qui concerne l’emploi, le temps de travail et la production de soins. Néanmoins, cette différence est plus faible chez les jeunes médecins et chez les spécialistes1. La situation est similaire ailleurs et, par exemple, à l’université Laval à Québec, en 2002, la proportion de filles inscrites en première année de médecine était de 67 % et 71 % à l’université de Montréal. Au terme de la résidence en spécialité, les femmes représentaient un peu plus de 60 % des finissants, en 2002, dans les facultés francophones du Québec. Au point que certains en arrivent à regretter non pas la présence des femmes en médecine mais bien l’absence des hommes.

L’évolution des pratiques médicales

S’interroger sur la pratique de première ligne et la féminisation de celle-ci, c’est aussi envisager l’évolution des pratiques médicales. Ce n’est que depuis les années 1970 que l’approche bio-psycho-sociale de la maladie2 s’est développée parallèlement avec la nécessité de promouvoir en première ligne une approche centrée sur le patient intégrant la perspective du patient3. La croissance exponentielle des connaissances médicales au cours du dernier siècle a changé profondément les modes de pratique et la médecine basée sur les preuves (Evidence Based Medicine) en est l’aboutissement, si ce n’est le triomphe. Conséquence de cette évolution, le recours aux soins hospitaliers et particulièrement aux nouvelles technologies s’est développé au point que le président du Conseil national de bioéthique en France, le professeur Didier Sicard, a publié un ouvrage intitulé « la médecine sans le corps ». Il est vrai qu’aujourd’hui, des collègues spécialistes peuvent passer une journée entière devant un écran sans voir un patient et en posant des diagnostics sophistiqués. Les limites d’une approche curative (to care) basées sur les seules données objectives sont unanimement soulignées aujourd’hui et renforcent la nécessité d’une approche globale spécifique de la médecine générale. Conséquence de ces limites, l’enseignement s’est progressivement modifié pour intégrer les aspects relationnels et contextuels de la pratique médicale. Les étudiants conditionnés par un curriculum et une formation en premier cycle orientés vers une vision scientifique pointue de leur métier sont souvent désarçonnés par ces approches auxquelles ils ont été peu préparés. L’importance de la prévention et du counseling a également un impact sur la pratique médicale.

Des approches différentes selon le genre ?

Existe-t-il des différences entre les généralistes hommes et femmes pour rencontrer ces besoins et orientations nouvelles de la pratique médicale ? Plusieurs publications analysent cette question4-5-6. Les femmes médecins sont plus impliquées dans la relation avec les patients et pratiquent plus volontiers les examens gynécologiques. Les patients seraient plus satisfaits de la consultation réalisée par une femme. Elles proposent plus de counseling, plus de vaccinations et explorent les aspects émotionnels de la santé des patients. Elles ont également des consultations de plus longue durée en pratique urbaine lorsqu’il s’agit de problématiques psychosociales ce qui constitue une meilleure réponse aux attentes des patients7. S’il n’existe pas de différence entre les sexes en ce qui concerne les connaissances de base, les femmes médecins semblent donc plus sensibles aux aspects psychosociaux, préventifs et éducatifs. Enfin, en ce qui concerne les étudiants de dernière année en médecine, une étude publiée dans Academic Medicine8 montre que les étudiantes sont plus centrées sur le patient et que les étudiants des deux sexes ont des difficultés à pratiquer des examens plus intimes pour les patients de l’autre sexe. Ceci devrait avoir des implications sur la formation des futurs généralistes.

Des attentes différentes ?

La question est aussi de savoir si les femmes médecin sont heureuses dans leur travail. Une étude montre que 84 % d’entre elles sont satisfaites de leur carrière médicale mais qu’un tiers ne poursuivraient pas leur carrière si elles en avaient la possibilité9). C’est surtout la possibilité de disposer d’un moyen de contrôle de l’environnement de travail qui est le facteur influençant le plus la satisfaction au travail et le besoin éventuel de changement. En effet, ceci a été investigué dans une étude concernant 4.501 femmes médecins aux Etats-Unis (59 % de répondants) et analysé du point de vue de la satisfaction au travail10). L’association la plus forte pour la satisfaction au travail concerne la capacité de contrôler la charge de travail (odd ratio : 11,3 ; 95 % d’intervalle de confiance, 7,3-17,5 ; p<0,001). Différents éléments interviennent dans cette possibilité de contrôle : le temps passé avec les patients, la prévalence plus grande de contacts avec des patientes qui présentent plus de problématiques psycho- sociales, la gestion du temps non professionnel. Un meilleur contrôle du temps consacré aux patients et des rendez-vous devraient permettre de passer plus de temps avec les patients et augmenter ainsi la qualité des soins. Les femmes médecins ont donc d’autres attentes professionnelles, d’autres horaires de travail et ceci n’est pas sans conséquence pour la profession. Que l’on pense par exemple au numerus clausus qui ne tient pas suffisamment compte du travail à temps partiel de plus en plus fréquent. Ou à l’organisation du travail qui est modifiée en profondeur et permet le développement des pratiques associatives, seules à même de rencontrer leurs attentes.

Perspectives

Un dicton populaire affirme que « la femme est l’avenir de l’homme ». Pourquoi ne pourrait- elle pas devenir celui de la médecine générale en faisant évoluer de manière significative les pratiques médicales vers plus de collaboration, de prévention, de vision holistique du patient et de son entourage. Gageons que cette évolution est porteuse de changements positifs pour une profession qui se cherche et qui aujourd’hui est entrée de plein pied dans une mutation de ses structures et modes de pratique. Le paradigme du colloque singulier qui a prévalu pendant longtemps en médecine générale est en train de se modifier pour évoluer vers un modèle de pratique transdisciplinaire où chaque soignant intervient avec son expertise professionnelle spécifique au bénéfice du patient. Cette évolution n’est pas sans conséquences parce que si elle n’enlève rien à la personnalisation du contact et à la qualité de la relation médecin-patient, elle pourrait améliorer la qualité des soins, la satisfaction et la qualité de vie du médecin. Est-ce pour autant la fin des pratiques solo ? Si la réponse à cette question est négative, la réalité du terrain montre que celles-ci auront cependant de plus en plus de difficultés à gérer les contraintes et attentes de la société. Nul doute que la féminisation contribue aux changements présents et à venir. Michel Serres écrit que : « Exemplaires, vos deux têtes dont vous veillez tous les jours à la croissance parallèle, résument, à mon sens, les conduites humaines, lorsqu’elles excellent dans l’intelligence ; l’une reste dans la science, l’autre plonge dans le paysage. Une bouche dit diabète, l’autre cite le prénom de celle qui en souffre. En ce tête-à-tête permanent gît le secret transhistorique de la médecine ». C’est sans doute à la réconciliation et l’utilisation équilibrée du cerveau gauche et droit, pôles masculins et féminins, que le philosophe nous invite. .

Documents joints

Cet article est paru dans la revue:

Santé conjuguée, n° 42 - octobre 2007

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