C’est au XVIIIème siècle que la femme se fait « éjecter » de la fonction de soignante qu’elle exerçait jusque là. A sa place va se dresser un pouvoir médical masculin, qui devra composer avec la peur que la femme éveille en lui et le désir qu’il voit en elle. Arlette Farge nous retrace cette histoire et ses implications jusqu’au début du XXème siècle, une histoire… dont nous ne sommes pas encore tout-à fait revenus !
Pratiques : Comment l’histoire de la médecine a-t-elle réparti les rôles de la fonction soignante entre hommes et femmes ? Comment le corps médical a-t-il pris pouvoir sur le corps des soignés, dans sa dimension sexuée ? Arlette Farge : Au XVIIIème siècle, la situation est en pleine évolution. C’est la femme qui est la soignante par excellence : elle accouche, elle « porte » la médecine – les médicaments, les onguents… Donc, elle connaît les plantes mais elle a aussi une pratique forte de tous les maux musculaires ; elle a une approche du corps très grande. Seuls sont hommes, les dentistes – ceux qui arrachent des dents sur le Pont-Neuf – ou les grands médecins à la Cour (dans la société très aristocratique) où ils pratiquent la saignée et autres soins. Ce sont aussi les débuts de la chirurgie, par exemple la césarienne qui commence à être pratiquée à la fin du XVIIIème siècle. En résumé, les actes où on entre dans le corps, l’intrusion chirurgicale à l’intérieur du corps, se font par l’homme, et tout ce qui est soin à l’extérieur du corps, accouchement, soin qui enveloppe mais n’entre pas, se fait par la femme. C’est une période d’essor extraordinaire pour la médecine. Les femmes, à cette époque, ont un savoir considéré comme très rudimentaire et surtout toujours soupçonné, par les médecins et par l’Eglise, d’être lié à de nombreuses prati ques superstitieuses. Tout l’effort du XVIIIème portera sur le rationalisme des Lumières, sur son exigence de scientificité. Cette époque voit beaucoup d’expériences médicales nouvelles, le magnétisme par exemple, des inventions scientifiques importantes et là, les hommes vont effectivement prendre la place, écarter les fem mes. Lorsqu’on le présente de cette manière, on pourrait penser qu’il y a une logique consciente mais non – de fait, les femmes sont reléguées au rang de celles qui doivent avoir l’initiative des soins mais qui ne les prodiguent qu’une fois que le médecin a indiqué la thérapie appropriée. On se méfie beaucoup – on est encore proche des grands procès de sorcellerie – de l’image de la femme sorcière du XVIIème siècle. Au XVIIIème siècle, par ailleurs, on travaille beaucoup sur l’hygiène ; la place de la femme se décale et ce sont les hommes, les médecins, qui prennent cette place. Dans les très riches archives de l’Académie de médecine, on trouve ainsi d’innombrables rapports de médecins de campagne adressés au Roi, à l’Académie Royale pour expliquer leur combat pour le savoir. Ils sont chargés de tout un progrès manifeste, sans réelle intention de combattre consciemment le pouvoir médical féminin mais ils agissent simplement au nom de la science, au nom du progrès dont ils sont convaincus que les femmes ne peuvent l’incarner. Et ces médecins vont, avec leurs théories sur l’hygiène, sur les humeurs, prendre une importance de plus en plus grande. D’une façon plus générale, la femme est prise dans une représentation médicale bien particulière. En effet, il faut rappeler ici qu’en ce qui concerne le corps de la femme, on ne sait pas encore, à cette époque, comment fonctionnent les règles. On ne le saura que très tard, vers la fin du XVIIIème ou au début du XIXème. Cette fonction, cet état régissant les humeurs féminines, sont très impressionnants pour les hommes. L’utérus est considéré comme une sorte de boule toujours en mouvement dans le ventre de la femme, ce qui la rend prisonnière de ses humeurs ; cela, et la méconnaissance du fonctionnement des règles, donnent quand même – il faut se mettre dans leur système de représentations – une grande étrangeté à ce corps féminin. On a souvent considéré les médecins de ce siècle comme des « brutaux », ce n’est à mon sens pas le cas. Leur discours n’est pas dévalorisant ; ils ont une espèce de compassion pour ces femmes prisonnières de ce mouvement circulaire incessant, qui tous les mois fait s’écouler leur sang, et pendant le reste du mois est en « révolution » : c’est le terme qu’ils emploient. Cette compassion s’accompagne d’une peur très grande du corps de la femme, et d’une certaine forme de désir. Le médecin ne peut qu’imaginer la femme toujours désirante, parce qu’au XVIIIème siècle, on voit beaucoup de textes médicaux sur le thème : « D’elles, tout peut naître ; d’elles, tout peut venir, les monstres, des accouchements absolument terribles, des enfants à deux têtes… ». C’est l’époque de la monstruosité et c’est vraiment du ventre de la femme que tout peut venir. Tout cela est extraordinairement inquiétant, cette révolution permanente de son utérus, le fait que sans arrêt naissent d’elle des tas d’étrangetés, des humeurs extrêmement difficiles et un désir forcené. Et néanmoins, le médecin est un être qui désire la femme, on peut lire les textes comme essayant de se cacher cette réalité, en rejetant sur l’autre la peur du désir. Une anecdote glanée dans les rapports médicaux de l’époque illustre bien l’idée que l’on se fait au XVIIIème siècle des humeurs extrêmement changeantes des femmes, humeurs que l’on conçoit aussi comme extrêmement contagieuses. Parce qu’elles sont souvent ensemble, on pense en effet que les femmes se « contaminent » entre elles. L’histoire se passe dans un petit village de Loire, où un médecin est appelé pour une femme affligée d’un hoquet persistant. En fait, ce hoquet devient contagieux – au XVIIIème, les sentiments sont exacerbés : « Imaginez-vous tout un village où toutes les femmes ont une espèce de hoquet, si fort qu’on l’entend depuis un autre village à quelques centaines de mètres… ». On appelle les médecins qui arrivent à cheval et ne savent que faire de toutes ces femmes en hoquet, susceptibles de faire ensuite des crises de convulsions (c’est l’époque des convulsionnaires de Saint- Médard). Ils vont faire des rapports absolument fous à l’Académie, parce qu’ils éprouvent une peur terrible. Pour les médecins de ce siècle, c’est cela la femme, celle qui peut contaminer les autres femmes par l’étrangeté de ses humeurs. Ils n’ont pas un jugement négatif, ils sont simplement perplexes face à ce corps en proie à une espèce de stupeur, et qui, dans leur imaginaire, est toujours un corps désirant. Un autre de ces rapports est envoyé par un médecin demandant aux grands médecins du Roi une explication sur un phénomène étrange dont il est témoin : une jeune femme dont les seins, au moment de ses règles, produisent des petits grains de blé. Il les avait mis dans un petit sac et envoyés, et « lorsque j’ai ouvert le courrier, ils étaient dorés comme au premier jour ! ». Dans sa missive, il emploie ces termes : « …je vous dis cela parce que j’y crois comme à ma mort et à ma vie ». Les hommes médecins ne sont pas dans la superstition : ils sont simplement convaincus que de la femme, tout peut venir, il peut sortir des grains de blé de ses seins, cela n’étonne personne, comme des enfants monstres. En même temps, ils ne peuvent imaginer la femme qu’en état de désir et lorsqu’ils vont écarter les matrones et les accoucheuses, ce sera un grand choc pour la pudeur des femmes d’être examinées par un homme. Leurs maris s’y opposeront souvent. Les femmes auront au début l’impression d’être « violées ». Il faut imaginer une société qui n’a jamais connu cela – tous ces gestes étaient faits avec toutes les femmes autour et les hommes absents, dans la cour ou derrière les fenêtres ! Bien sûr, le médecin va s’imposer peu à peu, il possède davantage de science, il est formé à l’université et lorsque les femmes verront les enfants arriver mieux à termes, elles accepteront progressivement son intervention. Mais, en même temps, cela va être un choc psychologique – bien que ce mot soit anachronique pour l’époque. Lorsque je dis « le médecin ne peut qu’imaginer la femme en état de désir », je prends le sens de désir au sens le plus large : l’idée que, de son corps, peut tout venir. Mais en même temps, il a peur de reconnaître, en lui, son propre désir. Il y a tout d’abord une part de gêne : pour les hommes, cela n’a pas été simple de « s’introduire » dans le corps des femmes, et en même temps, on est fortement conscient, au XVIIIème quand on est médecin, de sauver l’humanité. On ne peut pas travailler sur le rapport hommes/ femmes, médecin/femmes, sans penser qu’à l’arrière plan, il y a toujours l’idée de sauver des vies. C’était une époque terrible, pour un enfant venant au monde, il y en avait tant qui ne survivaient pas, tant de femmes qui mourraient en couches… Pratiques : On dit souvent que c’est la technique du forceps qui a mis l’accouchement entre les mains des hommes… C’est une idée très répandue dans les premiers discours d’histoire des femmes. Je pense qu’à l’époque elles avaient besoin de revendiquer leur histoire. Lorsqu’on se penche de plus près sur l’histoire médicale, c’est plus complexe. Les hommes n’arrivent pas à un moment donné en se disant : « il faut que nous prenions la place des femmes »… Ce que je trouve le plus extraordinaire à cette époque, c’est de voir l’état de stupeur masculin devant le corps de la femme. A mon avis, nous en sommes encore héritiers, l’homme est encore stupéfié par le corps de la femme, c’est quelque chose qu’il désire, dont il soupçonne les désirs, qu’il ne connaît pas bien. On rencontre encore des hommes aujourd’hui qui ne savent pas exactement de quelle manière fonctionne le cycle féminin. J’ai fait une enquête sur ce sujet, et je me suis aperçue que certains pensent par exemple que les règles ne durent qu’un seul jour : je ne sais pas comment leurs compagnes arrivent à leur cacher que cela dure plus longtemps ! Le XIXème siècle devient plus obsessionnel. Tandis que le XVIIIème siècle des Lumières est celui de l’enthousiasme face à une science qui advient, au XIXème siècle, à partir de la Restauration, se met en place un pouvoir hygiéniste et sanitaire masculin, beaucoup plus intentionnel. C’est un pouvoir fort, relativement dominateur ; Haussmann se met à réguler nos espaces, le pouvoir hygiéniste s’exerce aussi sur les institutions, sur les anormaux ; c’est l’époque du discours sur la dégénérescence, le criminel, la femme criminelle qui, pour les médecins, revêt en quelque sorte les aspects du corps masculin. Toute une théorie s’élabore au XIXème, basée sur la peur, on ne peut pas dire autrement. Le pouvoir médical se concentre d’une part autour du sale, du criminel donc du dangereux – on passe très vite de l’un à l’autre – et sur la sexualité d’autre part. L’Eglise accompagne largement ce mouvement : le domaine de la confession, de l’aveu, se concentre beaucoup sur la sexualité. Les livres des confesseurs de l’époque révèlent qu’ils demandent aux hommes et aux femmes un nombre de précisions inouïes sur leurs rapports sexuels. D’après ces éléments, on peut caractériser, sans jugement de valeur malsain, le XIXème siècle comme un siècle obsessionnel. Bref, le XIXème est très lourd pour les femmes, fermé, « carcéral ». La Révolution les a exclues du pouvoir politique, des assemblées, alors qu’au XVIIIème elles sont très participantes à la vie publique. De plus, l’industrialisation naissante va établir une non-mixité qui n’existait pas – le XVIIIème est un siècle mixte ; les hommes vont à l’usine, il n’y a plus d’ateliers, mais des industries et les femmes sont beaucoup plus exclues des métiers. On leur demande à ce moment de « rentrer dans la famille » ; c’est un mouvement où privé et public deviennent très séparés, et où la femme est considérée comme gardienne du privé et gardienne de la force de travail de son mari ; et l’homme comme participant à la vie publique. Cette situation explique en partie le nombre important de vocations religieuses de ce siècle ; les femmes ne vont avoir d’issue sociale que dans la vie religieuse. Il ne faut pas croire qu’elles seront plus pieuses que d’autres ; elles voient là la seule manière autorisée d’accomplir une mission sociale, en tant qu’éducatrice, hospitalière, soignante ; au début du XIXème siècle, ce sera dans les couvents, chez les soeurs hospitalières, dans les congrégations et progressivement dans les milieux soignants (c’est ainsi qu’en 1848, lors du suffrage universel, on prétendra qu’on ne donne pas le vote aux femmes parce qu’elles sont conservatrices, qu’il y en a beaucoup dans les couvents ; en fait, cela ne se confirmera pas). C’est à partir de là que se forge la figure de la femme infirmière, avec son uniforme, le voile et aujourd’hui la blouse blanche, figure modelée sur la Sainte-Vierge mais qui débouche vite sur la putain : sur le grand fantasme de l’infirmière nue sous sa blouse, lequel se décline à partir de cette apparition de l’infirmière et de la soeur hospitalière. La dichotomie est aussi grande entre le corps féminin sous le contrôle du pouvoir masculin comme cela s’est amorcé au XVIIIème tandis que l’expression de la souffrance, tout ce qui est de l’ordre de la parole, est confié aux femmes. L’infirmière est soignante, certes, mais elle est aussi parlante, à l’opposé du médecin ; moins ce dernier parle, plus il a de pouvoir. La femme est non seulement celle qui donne les soins rudimentaires mais elle apparaît sous le visage de la consolatrice. C’est une belle figure mais soumise à un ordre, à un pouvoir hiérarchique. Avec la Grande Guerre de 14-18, va se décupler cette figure de la femme soignante et consolatrice – les deux allant ensemble – avec son uniforme de religieuse qui la donne pour une vierge consolante. Elle est la seule présence féminine pour les hommes de 14-18 – leur seule image de la femme, c’est l’infirmière, la femme- mère. Ils aspirent à être blessés pour rencontrer la femme, la rencontrer sous cette forme. Et finalement, c’est une arme qui va aider au moral des armées. C’est elle qui peut faire tenir les blessés, avec ses voiles blancs, elle fabrique de la charpie ; elle est le dernier recours, elle aide à mourir et elle incarne en même temps l’idéal maternel, la force et la présence de la mère. La guerre de 14 est vraiment un moment clé pour le rapport homme/femme, un moment d’extrême déséquilibre. Quand les hommes rentreront du front, il y aura beaucoup de veuves, de solitudes féminines ; toutes ces femmes qui auront eu une énorme importance, auront beaucoup travaillé pendant la guerre, remplaçant leurs hommes dans tous les métiers, retourneront à la maison… Sur le moment, la société était dans un tel état de destruction, les femmes dans une situation de tel épuisement moral et psychique, que peut-être n’avaientelles qu’une envie : rentrer à la maison et souffler. Cela a eu des conséquences énormes sur la durée… Pratiques : Chez les soignants, y a-t-il eu ou y a-t-il une manière différente de soigner, chez les hommes ou chez les femmes ? Chez les soignés, le savoir-faire familial a-t-il été et est- il réparti de façon différente ? Oui, c’est ce que je disais sur le XVIIIème siècle, l’intrusion dans le corps, la chirurgie, ouvrir le corps était un geste masculin (comme tuer le cochon, acte masculin, tandis que faire le boudin est une tâche féminine). Tout ce qui est découvertes, découvertes scientifiques, expériences, initiatives, ouvrir, découper, appartient au pouvoir masculin. Et ce pouvoir est toujours infantilisant pour le soigné, qu’il soit homme ou femme, on le voit dans les textes des médecins, où le souhait informulé est que le soigné ressemble le plus possible à un objet inanimé. La représentation de la femme, c’est le corps en révolution dont je parlais tout à l’heure, mais il y a toujours cette idée, ce fantasme, qu’au fond, « s’ils pouvaient tous être morts, on travaillerait tranquillement ». Utopie puisque le médecin est là pour soigner ! Mais c’est de là que vient ce pouvoir infantilisant ressenti par tous lors d’une hospitalisation quand on dit « Je ressemble à un enfant, je régresse ». Ce phénomène est dû à la demande inconsciente de tout un corps médical qui souhaiterait que le soigné soit un objet inanimé pour pouvoir aller au plus loin de la découverte scientifique. C’est cette tension folle entre la vie et la mort. La vie en fait, ils sont là pour ça, les médecins, et en même temps le rêve inconscient, c’est que le soigné soit un objet inanimé, ce qui cause des décalages entre homme et femme, car évidemment on ne peut pas le demander de la même façon. La femme, de par la façon dont elle est habituée culturellement à vivre les gestes du quotidien, est très préoccupée de l’ergonomie, du confort, de tout ce qui concerne le geste que peuvent ou ne peuvent pas accomplir les malades. Dans les textes des infirmières de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, on voit beaucoup de notations très intéressantes sur l’essoufflement, sur la marche, sur les formes de douleurs, qu’elles savent mieux décliner que l’homme, qui dit : « Vous avez mal, vous n’avez pas mal ? », mais ne se préoccupe pas de la façon dont on a mal. De plus, tout ce qui touche au sang est un sujet plus aisément manié verbalement entre femmes, ou par les femmes ; même pour la blessure, le sang qui coule alors que l’on pense à l’homme guerrier, au sang des champs de bataille qui, soit disant, ne ferait pas peur aux hommes. Tout ce qui est évacuation humorale également, comme l’urine et les selles, les odeurs, les exhalaisons, ce sont elles qui les accueillent, d’une part, plus facilement, et d’autre part, elles arrivent à décliner sur ce sujet un vocabulaire plus riche que celui de l’homme. Pratiques : Quel regard sur le sexe a eu la médecine ? Y a-t-il eu autre chose que l’occultation et l’objectivation ? Comment l’interdit des relations sexuelles entre soignants et soignés a-t-il été vécu au cours de l’histoire ? Comment cela s’articule-t-il avec l’histoire de la pudeur ? Au XVIIIème siècle, on est face à l’idée de la femme toujours stupéfiante, prise dans un désir très fort. D’une manière générale, le désir semble le sentiment le plus patent, le plus manifeste, qui court sous des formes très différentes du XVIIIème siècle au XXème siècle. Ce n’est pas un invariant mais c’est une notion toujours présente. Le désir « déborde » également dans la fonction soignant-soigné, à l’hôpital ou dans le cabinet médical. Sans doute plus à l’hôpital : dans le cabinet médical, c’est plus contrôlé, parce qu’on est deux ; parce qu’il y a un dialogue très codé. Tandis qu’à l’hôpital, beaucoup de choses peuvent arriver, beaucoup de spectacles sont là, devant vous. Mais le désir, bien qu’il ne soit jamais nommé, est la chose la plus patente, celle qui déborde de partout, qui est censée se contrôler peut-être justement parce qu’on croit toujours le contrôler… Je pense – et je vous parle là non en historienne, mais en particulier – que le désir est justement mis en scène de façon très claire, pour qu’il soit supportable. Au XVIIIème siècle, le désir féminin était considéré comme dangereux pour le corps médical. La femme est désirante – ce terme n’est pas à entendre dans un sens péjoratif, c’est comme cela. Elle est prisonnière de cet état et c’est ce qui emporte tout. Toute décision médicale est prise par rapport à une sorte de contrôle possible sur cette sexualité qui contamine l’homme aussi. L’homme a peur d’être contaminé par ce désir si fort, et c’est ce qui va lui donner son machisme – quand on a très peur du désir féminin de cette manière, on va lui imposer des règles… Je l’ai dit, du corps de la femme, tout peut sortir à la fois, y compris les viscères : il ne faut pas oublier tout ce qu’était la fin du XIXème siècle où tant de femmes ont une « descente d’organes ». Pour un homme, il n’y a rien de plus terrifiant et il faut en permanence contrôler ce débordement, mettre des écrans, empêcher la parole parce que la parole réactive en même temps… Selon moi, il y a une mise en scène de la douleur, du sexe et du désir dans un hôpital, avec des lieux réservés, comme la salle des infirmières, la salle de garde où les plaisanteries sont possibles, le relâchement face à la souffrance, les mots pour dire sans précautions le corps malade. Il y a une mise en scène de l’architecture, la salle de garde, la salle d’opération, la chambre du malade, avec, malgré tout, la proximité constante du corps nu, mortel et douloureux. Ce contexte est une espèce d’exacerbation, il faut mettre en scène dans un hôpital des lieux réservés pour cela, où l’on peut se moquer de façon extraordinairement grivoise comme peuvent le faire les médecins, ou de façon très fantoche, ou de façon très dure, si vous voulez, mais dans des lieux spécialisés pour que ce trop plein s’exprime. L’architecture même du corps médical dans un hôpital est une mise en scène ; mise en scène, aussi du corps de femme soignante, à la fois interdite et offerte, où on retrouve le fameux fantasme de la blouse blanche et de l’infirmière nue sous sa blouse. C’est un mythe et quelquefois, ce n’en est pas un, sous la blouse, elles ont souvent une tenue légère ! A cette image, il faut ajouter la piqûre, représentation très forte qui dérive de celle du XIXème, la bonne soeur, la vierge consolatrice, maternelle et c’est en même temps la femme offerte, mais refusée dans le même moment, donc qui va vous contrôler, vous inhiber à la fois, que vous allez désirer et qui sera interdite. Dans cet aller-retour, il y a un relatif plaisir. Cette mise en scène est consentie par tout le monde, par l’infirmière aussi, je crois, qui le sait très bien, qui a été incitée à cela par le médecin et le corps médical car elle produit un « hors-champ » qui focalise le désir en l’interdisant. Je crois qu’on n’a jamais objectivé cela. Nous sommes héritiers d’une image de l’infirmière qui vient de loin, et de plus je pense vraiment que l’infirmière a une fonction précise à laquelle elle consent. Par contre, pour l’interdit des relations sexuelles entre soignants et soignés, vous m’excuserez, mais je n’y crois pas ! D’abord parce que j’ai vu beaucoup de choses se passer entre soignants et soignés et je vous parle toujours ici en particulier et non en historienne. Je pense que c’est sans doute une aventure sociale courante et ordinaire. Cela ne me pose d’ailleurs pas de problème ; je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas avoir des relations avec son médecin… Une relation entre soignant et soigné, ce n’est peut-être pas, s’ils sont consentants, si dramatique, dans la mesure où on a connaissance du déséquilibre santé-maladie qui y a présidé. Par ailleurs, il y a quelque chose de difficile dans cette relation : elle a toutes chances d’être éphémère, ce qui n’est pas toujours simple à assumer par la suite. Par contre, je pense que c’est très important qu’il existe quelque chose de construit autour de ça. C’est, je crois, des questions de pudeur, de retenue. Dans l’hôpital, on contraint le désir à prendre un chemin habituel d’une normalité saine ; dans la relation soignant et soigné, s’il y avait relation sexuelle entre eux, il ne faut jamais oublier qu’il s’agit du corps malade. Les images sont fortes : puissant/faible, debout/ couché, habillé/dénudé, homme/femme, vertical/horizontal. Le sentiment amoureux peut être quelque chose de très fort, mais qu’on abuse de cette situation, qu’on la gauchisse, cela devient grave parce qu’inégal… C’est terrible, l’hôpital, c’est un monde horizontal et vertical. Ces oppositions sont très parlantes : sain/ malade, en demande et donnant, celui qui donne et celle qui reçoit ; on est dans un cas de figure déjà complètement faussé. Pour moi, ce n’est pas un tabou mais c’est extrêmement complexe car on est déjà dans la domination. Et puis, l’image de la mort, évidemment, est constamment là, même si vous êtes dans des services où elle n’est pas si proche, c’est quand même à elle que l’on parle constamment et si on parle à la mort, on parle au sexe..Documents joints
Cet article est paru dans la revue:
Santé conjuguée, n° 42 - octobre 2007
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